L’entreprise Bettina, à Monaco, est experte dans les développements de maille
aux multiples mains, incroyables de maîtrise et de dextérité. Car l’on parle de
main1 d’une étoffe lorsque l’on décrit les qualités tactiles et sensuelles qui définissent
une surface textile, un poids, une texture, un touché 2 et par extension
un pull, une écharpe, un twillaine3. Quels critères et quels savoirs s’entendent
sous ce lexique ? En approchant la manufacture et ses procédés, ses acteurs
aussi, l’on découvre l’étendu et la discipline de ce monde en soi, de
son infinie complexité et des valeurs investies comme investiguées
par l’entreprise. Par delà l’entrelacement des boucles et de la structure
technique et mécanique du fil agencé sur lui même, la maille,
cet objet du désir (une commercialité dirait-on), trouve chez Bettina
et ce depuis soixante dix ans, les résolutions et les qualités que de
grandes maisons du luxe français se partagent et emploient.
Bettina Graziani, la fondatrice qui donne le nom à son entreprise,
incarne une histoire plutôt romanesque. D’abord mannequin et égérie
des années 50, elle travailla pour quelques uns des grands couturiers
du siècle (Fath, Givenchy, Valentino, Chanel…) et depuis les magazines
de mode internationaux sous l’œil de photographes tous aussi
prestigieux Bettina incarnera une femme, moderne et parisienne, de
son temps. Petit détour élégiaque, certes, pour dire ce qui distingue
sans doute cette entreprise persona : la quête d’une forme d’exceptionnalité ou
d’une volonté de savoir-faire depuis la matière maille et de ses produits développés,
le souhait de penser un vestiaire où la main est au cœur.
Les entretiens qui suivent, réalisés en mai 2024, relaient la perspective de
l’entreprise par la voix de son directeur, Philippe Prud’homme, notamment sur
les enjeux contemporains de l’approvisionnement de la matière première, des
normes et standards du luxe et des techniques exploratoires sinon des résistances
pour inventer encore. Une autre voix, celle de Marzia Zanon, ouvrière et
notamment remailleuse, évoque le processus dont les opérations manuelles et
pluri-sensorielles sont centrales à l’aboutissement d’un produit maille. Enfin,
Alexandre Paysan, responsable des collections et styliste maille, évoque les
développements directs liés aux sollicitations des maisons de mode.
Une vision de la matière et du produit fini par la main.
MB Quelles sont vos ressources pour trouver des mains de maille nouvelles ?
Philippe Prud’homme : Alors, je vais commencer par vous parler d’une source
spécifique qui n’est pas le fruit de notre travail de conception mais qui m’inspire à
Monaco, Isabelle Pierre a une boutique où elle chine et vend des produits vintage
de grandes qualités. J’y ai acheté, par exemple, un produit exceptionnel, un plaid
fait au Bhoutan, très brut avec une main incroyable. Et ces mains très particulières,
étonnantes, qui sont à mon sens très complémentaires de ce que nous faisons.
Cette comparaison m’importe car elle stimule le sens de ce que nous faisons chez
Bettina. Je me bats pour développer des touchés, pour le luxe, pour l’expression de
la fibre. Des combats qualitatifs comme ces artisans dont celui du Bhoutan est un
exemple : faire des surfaces qui sont puissantes, intéressantes. Ils ont gardé une
certaine passion, sans chercher le résultat, la croissance, le nombre de salariés ;
ils restent dans la mesure et la maîtrise d’un savoir-faire. C’est dans cette perspective
que je développe l’entreprise et que je souhaite préserver, avec toutes les
contraintes que suppose le format de l’entreprise. Cette échelle artisanale dans la
recherche est très importante. Cela et aussi une nature préservée des fils.
Nous en parlons beaucoup avec Alexandre Paysan car j’ai l’impression que
nous sommes des Don Quichotte portés sur l’importance des natures de fil,
des matières premières sur lesquelles on s’entend pour un registre de haute
qualité, celle d’une capacité et d’une qualification réelle. Et d’une expression
artistique textile exigeante jusqu’au touché du produit en toute fin.
Mais le monde du textile est devenu très perfectible. Les enjeux de qualité,
de savoir-faire sont devenus rares. Nous ne sommes pas satisfaits au quotidien
car nous cherchons à donner des expressions à la matière, et nous rencontrons
des partenaires qui n’ont pas les mêmes velléités, même avec les interlocuteurs
du luxe et de l’industrie, bien que nous ne travaillons que pour deux des
grandes maisons, Chanel et Hermès, qui font exception. Et je me refuse à travailler
pour d’autres industries du luxe que je trouve trop dégradées en terme
de processus et de qualités.
Je vais vous faire toucher cette laine, il n’y a pas de produit appliqué. On a pensé
à une main ; celui-ci me plait, c’est une maille été pour de la femme, il se passe
quelque chose avec cette matière… Et j’explique à nos clients qu’il faut arrêter de
regarder le coût et se concentrer sur l’importance des fibres et du touché.
Je suis en train de réétudier, en ce sens, les longueurs de fibre avec un laboratoire,
car si on a les bonnes longueurs, on n’est pas obligé de retordre le fil,
et ainsi le fil s’exprime pour lui-même… Comme avec les fruits ou légumes de
saison, c’est un même schéma de bon sens, de retrouver les bons fondamentaux.
Pour les cotons, on devrait chercher un coton pour son origine, pour sa qualité.
Mais l’industrie privilégie un coton qui certes vient d’Europe, de Grèce, mais où
il n’y a pas d’eau et qui plus est produit une fibre courte, sans main, qui n’a plus
de qualité. Au lieu de sourcer la matière dans des zones où les filières sont avérées,
comme en Inde, en Égypte, et d’essayer de faire perdurer les traditions et
de travailler à l’intégration des processus de responsabilité et de la traçabilité,
avec des critères GOTS4… Le coton c’est notamment l’histoire du delta du Nil, une
irrigation et des crues qui sont un processus naturel, avec de l’eau des
hauts plateaux d’Afrique qui redescend avec une qualité intrinsèque
pour le développement de la fibre… Mais on préfère cette fibre standard au détriment
d’un produit qui aurait du sens. Donc, j’ai le sentiment aujourd’hui d’être
limité dans nos savoir-faire et nos développements de touchés par ce que nous
demande le marché. Pour autant, j’ai plaisir à travailler avec des filatures japonaises
par exemple, dont les fils sont incroyables.
MB Est-ce aussi une histoire de quantité de production et de rentabilité ?
PP Non, même pas de quantité, nous ne sommes pas un gros consommateur
de fils et nous produisons des pièces de grandes qualités dans des quantités finalement
raisonnables. Je pense à des plaids que nous produisons pour l’hiver, une
saison de six mois, 4000 pièces c’est peu à notre échelle. Et pour un plaid qui
représente cinq à six cents grammes pièce, ça va représenter au total deux tonnes
de fils maximum. C’est très peu sur le marché global. En vérité, nous sommes trop
gros pour faire de l’artisanat et trop petit pour pouvoir impacter le marché. Et c’est
là que la problématique du sourcing ou de l’achat matière se posent et de pouvoir
privilégier le choix, coût que coût, de la fibre. Et la rentabilité est la priorité des
maisons du luxe. Le prix est la première constante désormais. Et je pense que l’on
se trompe de critères en privilégiant le marketing au détriment du produit.
MB Quelles sont vos prospectives ?
PP Les mains m’occupent au quotidien, je m’occupe des lavages et je valide
les touchés. Je me projette et tente avec bon sens de jouer ou d’adapter ces
matières, d’interroger les exigences de performances mailles, d’anticiper des
types de développements que l’on fabrique au regard des qualités d’usure, de
résistance, d’abrasion.
Je vous montre ici le prochain bracelet de montre pour une maison, on recherche
ici un touché spécifique. Je le teste pour voir la facilité sur la peau… la
résistance à la lumière est bonne certes mais le confort aussi. On pourrait avoir
tendance à l’oublier et j’y suis moi très attentif.
Encore, je teste ici un alpaga, fruit d’un élevage proche de Fontainebleau,
dont les fils sont beige ou chocolat naturellement. Je teste le micronage (densité)
de la fibre et je me rends compte que le chocolat, une fois tricoté vaporisé
mais pas lavé, à une main incroyable… et ça se sent directement sous le doigt.
Le titrage du fil est assez simple… J’ai donc étudié ces fils ; sa qualification est
très douce, et il n’est pas teint, la couleur est authentique et d’une grande régularité,
homogène. Une très belle couleur. Ça c’est une petite joie.
Au quotidien encore, je veille aux tests de performance, notamment sur des cachemires.
On nous vend un cachemire totalement dégradé à cause des élevages intensifs.
Il demeure quelques troupeaux à l’état pastoral, mais sinon le reste est pris
dans une industrie qui a croisé des espèces et qui fabrique une fibre très courte, de
mauvaise qualité. Pour avoir un bon produit il faut, comme l’alpaga dont je parle,
avoir une bête que l’on tond une fois par an, qu’on laisse pâturer tranquillement.
MB Comment peut-on avancer à contrecourant et jusqu’à quand ?
PP J’ai passé trois jours à Pèrouse auprès d’une vieille dame, et j’ai appris un
touché spécifique et un processus lié à des méthodes de lavage… Ce que je
veux dire c’est qu’il faut aussi une éducation aux qualités et aux mains.
J’essaie de former nos jeunes recrues au touché, à sentir plutôt que de faire
un tricotage, le laver et le sécher directement sans éprouver le résultat… donc
d’apprendre à penser sans standards stéréotypés. Faire que la notion de la main,
intergénérationnelle, soit une réalité. Qu’est-ce que l’on attend d’une main, d’une
appétence. C’est une redécouverte et l’accès à une sensibilité… Une fibre ça sent,
ça peut sentir la kératine, l'animal… c’est important. C’est donc une éducation
autant qu’une appétence ou une ouverture. Et on affine son goût à travers les
développements chez Bettina. De faire comprendre comment on fait un lavage,
non pas pour nettoyer, mais pour développer une texture, un touché, une main.
MB Qu’est-ce que l’eau d’un lavage finalement ?
PP Un point très important, c’est la nature de l’eau. Et l’on sait que l’eau véhiculée
depuis les Alpes par exemple n’est pas dure, d’un Ph de 5, des eaux qui au
lavage ne la rendent ni rêche ni séche. À l’usine et dans les différentes manufactures,
j’ai fait installer des adoucisseurs pour l’eau, pour uniformiser le travail et
avoir sur les différents sites un lavage équivalent. Et pouvoir comparer les mains
avec un standard partagé, commun. C’est un bon réglage et ça permet de ne
pas mettre trop de calcaire sur la fibre. Ce process est certes industriel, mais il
adoucit et ce sans avoir mis un seul produit chimique. La laine est bien traitée et
respecte le micronage de la fibre.
On essaie d’avoir ce même résultat et de le comprendre, de le transmettre,
et définir le touché pour que cela soit raccord pour tous. Et que par la suite
l’on puisse définir un produit cohérent… la main Bettina se développe comme
une industrie, avec une obligation d’uniformité. La main artistique, à l’échelle
artisanale elle peut exister, et avoir une tactilité qui varie… L’exigence du luxe et
le marché imposent des normes, on peut certes voyager et varier visuellement,
mais au niveau du standard du touché, tout doit être homogène et permanent.
Avec le programme de tricotage, le choix du point et ses variations… cela décrit
des moments qui changent la main.
MB À quel moment ça ne marche plus ?
PP C’est une très bonne question. Avec Diego Miseria, pour ce bracelet, nous
avons travaillé à la déclinaison par une variation infime du point de tricotage,
pour faire s’exprimer la matière, de la soie en l’occurrence, et de voir au touché
ce que cela changeait, presque comme un démonstrateur ou un nuancier. Une
excellente approche qui nous parle, mais qui reste relativement opaque ou hermétique
pour le client… Le visuel change aussi, il y a de la 3D, cela gonfle la fibre.
Dans cette recherche, le produit est beau et il nous sert de véhicule au toucher.
MB Comment a évolué le désir et la réception de l’usager par rapport à la main ?
PP On s’aperçoit que la formation des vendeurs est correcte mais on se
demande s’ils ont une appétence pour le produit. Les explications qu’ils dispensent
sont importantes pour la valorisation du produit.
Aussi, nous n’avons pas des retours des maisons, seulement sur les difficultés
et notamment celles de possibles boulochages excessifs… J’ai un exemple à
propos d’un gant en cachemire, dont un fil entre le passage du pouce et l’index
était problématique… ça on l’a réglé très vite. Mais ce qui m’a alerté, c’était
l’état du gant après usage. Et je me demandais si on ne pouvait pas dégrader un
peu la main de l’étoffe pour stabiliser à l’usage l’usure dans le temps. Car l’on
pouvait très bien modifier la main du gant, un peu moins douce dans la paume
et garder un poignet très doux puisque remaillé ensuite au montage. La développeuse
de la maison a refusé cette proposition alors que l’on sait qu’un gant
sera forcément sujet à contrainte. Dans cette perspective, ça voudrait dire que
l’on peut expliquer au client que le gant ne peut pas être doux intégralement,
qu’il y a un travail spécifique, qu’il aura une durée de vie… Mais hélas non, il
faut qu’il y ait un touché immédiat. Pas celui du vieillissement ou de l’usage. Il
ne pourra plus être un produit intergénérationnel.
Le vendeur peut-il être formé à la fabrication du gant pour sensibiliser le
client sur cette main choisie ? En a-t-il la conscience, l’expérience et la volonté ?
Je me retrouve parfois à l’expliquer dans les boutiques de nos commanditaires
à Monaco… pour transmettre cette connaissance du produit. Il s’agit d’une
éducation très spécifique à cette catégorie de produits.
MB Comment la conception du tricotage machine donne des mains vintage ?
PP Il y a un enjeu à retrouver la complexité de certaines mailles aux mains artisanales
par la tricoteuse industrielle ; techniquement c’est difficile sur la machine,
mais mes développeurs, ces jeunes de l’école Duperré ou de l’IFM vont
décaler le savoir-faire et trouver des solutions avec des fils improbables, à mi
chemin entre l’artisanat et l’industrie. À la sortie ça donne des pièces dingues, de
très beaux produits que nous sommes peu à faire. Il y a eu cette pièce faite d'un
tricotage très complexe qui a nécessité quatre mois de raccoutrage5,
mais qui en toute fin est sublime. On fait des choses qui sont sur le seuil
de l’artisanat mais qui doivent être produites en série, sur des process
et des capacités industrielles sur plusieurs machines à la fois. C’est le défi
quotidien que l’on se donne avec Alexandre et mes programmeurs comme Elizabeth
Leyshon, de tenir l’hyper artisanat dans la recherche et l’hyper standardisation
dans la réussite de la mise en série industrielle.
Je laisse cette forme de plaisir et de créativité à tous mes collaborateurs,
pour que tout le développement du tricotage soit le plus libre et artisanal possible.
Un programme, la sensation des fils, les assemblages… ça demandera
ensuite de l’abnégation pour la mise en production, mais on le fera. Un type
de tricotage produit un type de main, ça passe par le touché, et se dire qu’à
chaque mini variation ou finesse cela peut devenir un produit. Que le réglage
s’opère par la main, le meilleur contrôleur c’est l’organe sensoriel qui valide.
MB Qu’est ce que le remaillage ?
PP Le remaillage est un travail de marathon, un peu fastidieux, avec une qualité
de vue, une gestuelle pour enfiler maille dans maille, qui demande une dextérité,
une agilité. Nous avons créé une école pour former des ouvrières à ce métier.
Le remaillage est un montage fantastique pour un produit comme le twillaine
notamment. L’opération apporte la propreté au produit, cette technique rejoue
la fluidité de la maille et apporte une beauté visuelle, qui évite la doublure ou
le surjeté.. et donc parachève la main du produit. Cette fluidité dans l’assemblage
donne sa délicatesse à la pièce, à l’étape de la confection. 80% de nos
pièces sont assemblées grâce au remaillage. Et ici, même dans la confection et
le développement industriel, la prèsence des mains des ouvriers est au centre du
dispositif. En toute fin, le remaillage est une finition d’excellence pour le produit.
Remaillage, une opération de confection.
Le travail que j’observe lors de ma discussion avec Marzia Zanon se passe devant
une remailleuse, machine outil qui permet d’associer deux empiècements
de maille l’un à l’autre et de les assembler indéfectiblement par une couture
point de chaînette. La remailleuse permet de travailler boucle à boucle, à la
main, et l’opération consiste à ajuster sinon à compter les points de maille pour
trouver la juste répartition qui permettra un équilibre pour la forme vestimentaire
réassemblée comme un confort d’élasticité sans tension au porté, autant
que de la finesse visuelle et tactile de la jointure, à la surface des parties
d’étoffes montées. La démonstration ici consiste à vérifier sur le prototype à la
fois le montage d’une manche sur un tee shirt autant que de calculer le temps
moyen de cette opération strictement manuelle, artisanale, selon un aller-retour
avec et dans la matière tricotée, la main est au contact de la matière, l’outil
est plutôt un support.
La discussion tournera autour de cette particularité, en suivant la suite de
gestes que Marzia Zanon exécute et commente. Puis le montage de la manche
sera vérifié par Alexandre Paysan, qui regardera le tombé et l’allure du prototype.
Marzia Zanon travaille chez Bettina depuis 12 ans, son savoir-faire atteste
d’une maîtrise, au-delà de l’outil, plurisensorielle et multidimensionnelle.
Marzia Zanon Je vais vous montrer un assemblage d’une tête de manche sur un
tee shirt, depuis l’épaule. La matière, c’est une maille à côtes 2x2, c’est-à-dire
un rythme alterné de deux mailles endroits et deux mailles envers. L’enjeu du
remaillage est de faire la distribution des boucles de la manière la plus uniforme
possible. On le fait en regardant les mesures du modéliste sur le patronage
certes, mais dans le cas des côtes qui ont une épaisseur et une élasticité,
on doit ajuster la mesure pour ne pas trop serrer l’étoffe l’une contre l’autre. La
mesure que la modèliste donne est à plat, comme le patron, alors qu’une maille
de côtes est épaisse. On doit donner un peu d’amplitude … pour éviter toute
irrégularité.
MB L’opération se fait à la main et à l’œil plutôt qu’au suivi du dessin du patronage…
MZ Oui, et dans ce cas là, comme ce sont les premières pièces de la collection,
c’est nous qui faisons les calculs et reprenons les mesures avec les empiècements
pour affiner le montage du vêtement qui sera produit à l’avenir. Cela
permet d’introduire les derniers réglages pour chaque empiècement du vêtement.
Ce n’est pas une histoire de superposition, mais d’ajustement tactile. Là,
je fais aussi attention à ce que les côtes se raccordent et qu’il y ait, au maximum,
une continuité visuelle. Entre le devant et le dos. Je dois donc répartir la
valeur de couture et tenir compte du motif et de l’armure de la maille. L’assemblage
par remaillage tient compte de tout cela, avec les mesures et les logiques
d’assemblage des empiècements. Et cela varie en fonction des modèles.
Comme vous le voyez, je mets l’endroit de la maille vers nous et le devant
avec l’envers, je raccorde les côtes, et comme c’est un prototype, on va raccorder
la première et dernière côte de ces parties à assembler et distribuer les
autres mailles intermédiaires. Cela permettra de modifier ensuite l’empiècement
et de proposer des diminutions ou des augmentations sur chaque partie,
pour un assemblage parfait.
MB Cette étape de remaillage est une vérification du prototype ?
MZ En quelque sorte, cela dépend des modèles aussi. Cette machine fait une
couture à chainettes. Là j’arrête la chaînette. Je contrôle l’élasticité. Dans ce
cas là, chaque maille est prise avec une autre. On va donner de l’élasticité à la
couture et on veille la future .lasticit. du produit, au porté et que cela suive
la ligne du corps. Je contrôle aussi que les côtes sont bien rapportées. Vous
voyez, je ne vais pas très vite, cela prend un certain temps que je calcule et note
car cela permettra de chiffrer aussi le coût du montage. On le fait plusieurs fois
et à plusieurs ouvrières pour calculer un temps moyen. Pour le coût et la fiabilité
de la gestion de la production. Je marque le fil que j’ai utilisé, la machine
où j’ai remaillé, j’écris que j’ai à assembler les épaules, et le temps que cela m’a
pris. Puis une fois le modèle monté, on le vérifie sur le mannequin, pour voir le
tombé et le porté. Car le programmeur qui édite la forme à plat ne peut jamais
totalement anticiper les variations de la forme montée, au regard de la matière.
MB Ce qui veut dire que le programme peut être modifié depuis cette étape du
remaillage ou du montage.
MZ C’est une histoire d’équilibre et une compréhension du motif, de l’armure,
du point. J’ai appris ce métier sur des produits simples, j’ai commencé
par monter des écharpes, maille par maille. J’ai fait ça pendant un an, sur une
même opération de montage. Sur un modèle tel que celui-ci, les opérations
de montage sont variées et différentes mais l’ordre du montage est toujours le
même. Mais selon les matières, il faut être très attentif. Ici je monte en biais, je
dois faire attention au raccord, éviter les décalages. Chaque matière suppose
un ajustement particulier. La plupart du temps il faut suivre en ligne droite les
mailles. Ici, le laminage sur la maille ne lui confère pas la même élasticité, parfois
c’est la composition des fils qui modifie la main du tissu et qui la rend moins
souple à travailler.
MB Est-ce cela aussi qui en fait un produit luxueux, qu’il y ait un raccord impeccable
?
MZ Oui. S’il n’y a pas ce raccord dans les motifs, ça ne va pas. Il faut avoir en
toute fin un visuel régulier. Et donc suivre les lignes, les courbes pour éviter les
déformations, la régularité du volume et du visuel.
MB Qu’est-ce qui est le plus dur dans ces types de raccord ? Le cuir, la soie ?
MZ Pour le cuir, nous avons toujours les trous dans les empiècements, ce
n’est pas si complexe. La soie, avec les foulards, il est difficile d’obtenir une
tension régulière, les assemblages sont très durs en fonction du modèle et de la
matière qui bouge… Les côtes, oui, c’est dur et ça demande de tirer la matière
avec ses doigts et donc de se crisper, et cela peut être difficile pour les tendons.
MB Il y a des pièces que vous aimez plus que d’autres ?
MZ J’aime les pièces en cuir remaillé, les shorts en cuir notamment. De cuir
et de maille, avec des entredeux. Récemment j’ai assemblé une robe très complexe,
faite de plissés, une robe faite d’empiècements de foulards, où il fallait
retrouver le motif général malgré les plis. Une robe qui m’a donnée une grande
satisfaction à la réalisation.
MB Qu’est-ce qu’un entredeux ?
MZ L’entredeux permet d’attacher deux morceaux ensemble, maille à maille,
pour des mati.res diff.rentes notamment foulard et maille, ou cuir et maille.
C’est une fine bande de maille sur laquelle on vient piquer les mati.res . raccorder.
Cela sert pour faire des poches sans lisi.re aussi.
MB Ca veut dire qu’il faut que vous ayez une sacrée connaissance de la matière,
du poids, de la main de l’étoffe…
MZ Oui, si c’est très fin, plus épais, lourd, léger… le poids joue beaucoup et
l’on doit anticiper ces phénomènes de gravité de la matière textile… Tenir un
peu plus pour éviter que cela tombe ou ne se déforme.
MB Vous tricotez, vous ?
MZ Non.
MB Regardez-vous comment vos vêtements sont faits ?
MZ Ah oui, moi je n’achète pas la même qualité ni le même prix que ceux de
chez Bettina. Mais si j’achète quelque chose de cher, je vais regarder si cela est
bien fait. Si j’achète un tee shirt . 10 euros, je ne vais pas espérer trouver une
qualité de finition. Parfois, je regarde d’autres marques du luxe, je me dis "ah pas
si mal !". Moi, quand j’achète un vêtement je regarde s’il n’y a pas de trous ni de
fils qui ont saut. ou sont sortis, pour les piqûres … après pour le raccord, je ne
regarde pas, je sais que ce n’est pas possible avec l’industrie de la confection.
C’est trop compliqué à faire. Et je n’achète pas un vêtement que je dois jeter
très vite, de mauvaise qualité. La durée, ça compte.
Développer des touchés non génériques par tricotage, lavage,
séchage, etc.
Alexandre Paysan, responsable de collections, développe des mains et des
commercialités pour les maisons du luxe français. Il travaille chez Bettina depuis
neuf ans. Son parcours professionnel et son expertise se sont déployés au
sein de l’entreprise.
MB Parlons de touchés, qu’est-ce qu’un touché générique, au regard des touchés
naturels, rustiques… ?
Alexandre Paysan Chez nous, il y a un souci d’un touché vrai, d’un touché qui
corresponde à la matière première qui a été choisie. C’est très important pour
Philippe Prud’homme, un touché très vrai, très naturel, très proche en tous cas
des qualités de cette matière. Aujourd’hui, notre touché et notre sensorialité ont
été influencés par des mains synthétiques et artificielles, qui ont déplacé les réfèrences
de ces mains des étoffes. L’industrie de la grande distribution a influencé
cette perception et créé des touchés génériques. Par exemple, avec le cachemire,
on s’imagine que l’on doit trouver un touché extrêmement doux, alors qu’en
réalité c’est complétement factice ; c’est une proposition d’aspect sensoriel.
Avec une même matière, une fibre j’entends, on peut obtenir des rendus très
différents en fonction des demandes du client, qui souhaite un touché rustique,
duveteux, mœlleux. Par exemple avec un fil de cachemire 100 % cardé, avec le bon
tricotage, avec le lavage, on peut obtenir une finition qu’est le touché de la maille.
MB C’est intéressant, toi et Philippe Prud’homme vous parlez du tricotage
comme d’une évidence, d’une qualité intrinsèque dans le programme du
tricotage et du remaillage et que ça ne se jouerait pas tant là que dans la
qualité du lavage ?
AP Il est sûr que nos programmes de tricotage et les processus de remaillage
et de confection sont très opérationnels, et que l’on peut très bien maîtriser ces
étapes et les pousser techniquement, peu importe la complexité de la surface
de maille développée. Le fil et le lavage augmentent et parachèvent cet exercice
des touchés et des mains. Si on a trois types de tricotage différents avec
un même lavage, on obtiendra un résultat différent. Lavage, ça veut dire une
température, un programme, un agent de lavage ou une eau au PH spécifique
(alcalin, neutre, …)
On sait très bien ce que nos clients recherchent en terme de tricotage et d’aspect
visuel. Certaines matières reviennent régulièrement chez nos deux grands
clients, pour autant ils demandent des rendus différents. D’une collection à
l’autre le tricotage en jersey sera le même, dans la même matière cachemire et
soie, mais dans un touché plus ou moins doux, un touché plus hivernal et mœlleux,
plus sec et estival. Et là effectivement, c’est le lavage qui finit la matière
tricotée et le produit à venir.
MB Le lavage est une forme d’ennoblissement de cette surface alors, un finissage
? Qu’il y ait un motif ou pas sur cette surface est assez anodin, c’est
mécanique… Cela remet au cœur la dimension tactile de la surface.
AP Oui, d’ailleurs on dit lavage pour rassembler des étapes qui sont une série
plus complexe de traitements : il y a la partie du repassage, à la presse, avec
des plateaux de chaleur et d’humidification en fonction de savoir si c’est une
matière cardée ou peignée. Ensuite il y a le lavage en eau, systématiquement.
Puis le séchage, et là aussi, ce sont des histoires de températures en fonction
de la matière, un séchage à 45degrés ou 90degrés ne donnera pas le même touché… en
fonction du résultat que l’on anticipe, comme une laine feutrée, ou au contraire
d’une surface qui reste aérienne, légère. Ces différents paramètres et aspects
de surfaces que le tricotage induit vont au-delà de l’imaginaire collectif et font
la qualité de l’entreprise en termes d’exigences et de mains maîtrisées lors de
la recherche et du développement, avant l’industrialisation.
MB On a parlé de mains vintages, c’est-à-dire des qualités développées à une
certaine époque de la couture ou du prêt-à-porter du luxe. Est-ce gage
d’authenticité ?
AP Nous recherchons, ou nous souhaitons effectivement retrouver des mains
aux origines proto-industrielles, ou disons d’avant l’essor des processus hyper
industriels. Retrouver des touch.s artisanaux, d’un alpaga français dont l’origine
est très sourcé, en trois couleurs seulement,… avec l’expression de la fibre
la plus immédiate. C’est singulier de rester au plus proche des propriétés de la
fibre et cela a du sens. Quand on a de la laine, on n’obtiendra pas un touché
cachemire. Très simplement car cette fibre de laine ne permet pas d’obtenir
ce touché, sinon alors en y ajoutant des additifs, des savons puis des adoucissants,
de la chimie en somme. Mais ce n’est pas un effet qui durera dans le
temps, ni au fil des lavages à l’usage. Ce ne sera pas une qualité réelle. Et cela
risque de devenir plus réche que la fibre et le fil que l’on aura achetés.
En utilisant un cachemire, et c’est ce qui est génial avec cette fibre, c’est que
si l’on privilégie un lavage rustique au départ, on aura vraiment un vêtement qui
va s’adoucir dans le temps et une fibre qui va se révéler et qui va s’embellir. Et
cela fait du produit un vêtement pèrenne, toujours désirable. Ce luxe pèrenne,
c’est quelque chose qui se vérifie. Nous savons que le cachemire que l’on trouve
aujourd’hui est fait de fibres plus courtes qu’il y a dix ou vingt ans, cela est dû à
la surproduction, au croisement des espèces, et nous n’avons aucune garantie
sur le vieillissement de cette matière. Obtenir une main cachemire d’il y vingt
ans est plus difficile. Nous sommes très vigilants à la qualité des matières premières
utilisées. Travailler au sourcing de la fibre, de sa qualité, c’est faire du fil
et de la future étoffe une matière pérenne.
MB Ce que vous êtes en train de préserver, en somme, c’est la tactilité et la
portabilité de ces vêtements ; par la longévité désirée, mais aussi attribuée
à la fibre initiale.
AP Oui et c’est une sublimation de cette fibre. Je ne pense pas que l’on fasse
honneur à une belle laine en la recouvrant de silicone pour qu’elle ait une main
hyper douce. Si on choisit une laine shetland, c’est pour avoir un pull marin sec,
qui gratte … On ne va pas chercher un touché cachemire… C’est parfois ce que
la chimie crée comme biais ou comme illusion. C’est pour cela que je parlais de
touchés génériques, qui sont des illusions au regard de la matière première, car
si on utilise le même silicone sur n’importe quelle fibre, on aura la même main
finalement… un coton viscose comme un coton soie auront le même touché. Et
l’on perd l’intérêt de la fibre et de ses propriétés.
1 Main en italique désignera la qualité
textile, son touché, plutôt que la
partie du corps humain.
2 Note de l’auteur : ici je choisis
d’emprunter cette orthographe,
touché comme il y a un porté qui
désigne un effet que produit l’habit.
Le toucher, comme cat.gorie des
sens, serait tout aussi juste.
3 Produit emblématique de l’entreprise
Hermès, associant de façon
très spécifique un twill de soie et
une maille de laine. La technique de
remaillage, par association fine de
boucles, et sans couture ou presque
fabrique une surface hybride. Petit
prodigue de finesse et de qualité.
4 GOTS pour Global Organic
Textile Standard.
5 C’est-à-dire reprendre les mailles
disjointes et les ré-entrelacer.