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Écrits

06/2024 Éditorial_TRANSME®DIA_Les temporains et le problème de la matière corps.Textes courtsTEMPLE_12_Meta_Physic

TRANSME®DIA


 

Éditorial

Transme®dia_Les temporains et le problème de la matière corps.

Alors que l’estuaire flambe, tel le grand Yanardagh de la côte caspienne, l’ami temporain s’offre à l’étalage. Affalé sur la rive ouest, fidèle au relâchement de ses tissus, ligaments noués ou courroie amollie d’un sac de skaï bleu à la panse lourde, lui, cette simili besace à la morale incertaine, s’abandonne. Nu au soleil.

Dire qu’il fait état de laxité n’est rien décrire. Là, le regard distendu, l’attention perdue sur l’éclat surfacique, suspendue au fil des nouvelles (threads) de ses flux, où seuls les effluves de ses reflux interrompent et divertissent d’une surprise prodigue, mouvements d’airs agiles quoique chargés qui sollicitent son sens olfactif, cependant qu’il détaille les combats des arènes par médias interposés. Tel un sphinx joueur, il analyse son goût, félicite ses réseaux d’organes, grand orgue de vapeurs et même de sons qui fondent le gisement jamais épuisé des métamorphoses chimico-pratiques métabolisées. Ce corps, son laboratoire alambique, subsume les nourritures et substances terrestres dans de grands changements d’états, performances magiques, où le gras devient gazeux.

Croisade d’un corps héroïque ?

En étirant ses membres, agité d’un froid chaud, courant supposé du golf stream[1], frissonnant à l’apparition d’une balle qui flirte avec un trou et qui n’atteint que le gazon raz et quadrillé du bord du green, l’image verte est sublime. Impavide, notre temporain continue le scroll et tente de gagner le board. Le défilement n’autorise que le frottement et l’échauffement tactile arrive, qui, à force d’itérations répétées et quasi nerveuses, provoque la peau calleuse. L’illusion d’un cuir véritable dont nous parlions en ce début trouve sa résonance et l’être laxe plisse. L’image fuite.

Un grand cri dans le stade.

La veillée de l’instant présent est une lutte. Le temporain, ce cher fluté, enclenche la mise à mort du précédent exploit. L’Adieu est fait. La page est swippée. À l’écho sonore de la foule, en effet, l’économie précaire de son regard se disperse et replonge gaga dans les écrans partagés et superposés. Une promotion de prots pop out. Tel le gymnaste pratique le grand écart sur un cheval d’arçon, notre supporteur d’icônes entame un ambitieux strabisme, dont le réel exploit tient d’un oculaire surdéveloppé, nœuds d’haltérophile dédoublé de culturisme, digne d’une discipline orthoptique à la stylistique gréco-romaine. Louche donc, le combat tenu est sanguin.

Quoi, cette délectation visuelle échappe-t-elle au corps suant ? La dépense n’est-elle point perçue ? Qu’à la vide et conflictuelle plénitude du néant aucune transaction ne s’additionne à la superbe ? Fat œil.

Banderoles et fanions, fumerolles et fanatiques s’agitent. L’extaticité est à son comble, et côte à côte, engradiné, la carcasse voisine est toujours plus proche. Effusions sur affusions. Dans une humeur générale qu’un vrombissement hystérique fédère, la foule s’ingénie à devenir un grand morceau commun, corps polyptyque. Il fait la ola, smart en métempsychose. Et de liesses d’écrans, pris de sursauts, mes temporains deviennent cet être unique hyperlaxe. Masse molle et ductile, sautillante. On purpose.

Obnubilé par les jeux prochains et la performativité des corps mus, Temple 12 MÉTA_PHYSICS souhaite poursuivre l’enquête subversive des médiums et matériaux pris, cette fois, dans les situations exogènes où la plasticité du contexte oscille entre l’agile et l’inerte, le point et la profondeur, le flux et le flasque.

L’aventure, l’inflexion de ce qui advient, consisterait à déceler le vrai d’une aberration chromatique mais encore à trouver dans l’éther digne de Lovecraft[2] le terrain d’une course stable. Et d’entr’apercevoir l’art du vivant révélé dans l’analytique illustrée de la mécanique des efforts et des élasticités.

Dans un grand enjambement, les réalités mutantes s’imbriquent, la constellation des trajectoires et des déploiements concourent au dépassement d’une quête de récits clairs.

Entre set, style et œuvre, observant les états d’un état méta_, les auteurs et éléments que nous éditons dans ce numéro douze sont sujets aux lois des attractions ambivalentes. La condition contrainte devient le moule de formes évasives et dans d’éminents paradoxes le mou sculpte son apesanteur contraire. Cire, aiguille, ruban. Shifumi.

Mathieu Buard,

Avril 2024.


[1] Notez bien que l’auteur n’est pas dupe de l’orthographe réel du terme scientifique Gulf Stream, mais que dans un grand souci d’authenticité, il restitue dans la phonétique homographe supposée et comprise pour notre héraut temporain.

[2] De H.P. Lovecraft Dans les contrées du rêve, notamment La quête onirique de Kadath l’inconnue. Éditions Mnémos.

05/2024 Sphingeries*, mémoires de chimères_entretien avec Io BurgardTextes courtsTEMPLE_12_Meta_Physic

SPHINGERIES[1],

MÉMOIRES DE CHIMÈRES. 

 

 

Entretien de Io Burgard par Mathieu Buard réalisé à l'automne 2023.

 

 

 

 

 

WIP

«  Le Grand sphinx  ! Dieu  ! Cette question que je m’étais posée la veille, par simple curiosité, en ce matin béni par le soleil… Quelle énorme et répugnante aberration le Sphinx était-il censé représenter à l’origine  ? Maudite soit la vue, que ce soit en rêve ou non, qui me révéla l’horreur suprême – le mystérieux dieu des Morts (…). Ce monstre  - et surtout celui dont cette chose n’est que la patte avant…  »

H. P Lovecraft, Prisonnier des pharaons, in Tome 2 - Les montagnes hallucinées, Éditions Mnémos, 2022

 


[1] Le troupeau de sphinx regagne la sphingerie à petits pas.

 (…)

J'aimerais mieux nuit et jour dans les sphingeries

Vouloir savoir pour qu'enfin on m'y dévorât 

Guillaume APPOLINAIRE, le brasier, Alcools, 1913.

 

Prises à l’entretoise apparaissent soudainement des mesures énigmatiques. À la manière de grands corps faunesques, les œuvres d’Io Burgard lorsqu’elles quittent le mur proposent des correspondances et échos où s’entretiennent et s’inventent des dialogues de circonstances, doux et fantasques. Ainsi, aspérités, mesures verticales et carcasses frontales trouvent pour les spectateurs qui les auscultent les gabarits sinon des principes autoréférentiels, telles qu’à l’aune des mensurations de ces bonhommes étalons, coquillages et monstres colorés. Conditions et moyens, expériences et déjaugés, l’œuvre au corps défie la simple admission d’une vision immédiate pour construire en synesthésie ou polyphonie un champ de tensions. Réseau énergétique, chambre magnétique, installation domestiquée où circule autant le plein que les vides fondamentaux. Alors, à l’échelle du geste, par des tensions précaires et en situations, sous les registres des agencements s’éclairent très différemment un trait, un pli, une couleur ; théâtralisés, un peu, orchestrés, assurément, sensibles, absolument. Les bas-reliefs accrochés flirtent avec l’objet, la maison, le mobilier, le tableau tel qu’en son genre Valentine Schlegel adjoint comme fusionne la chose à l’espace. Par la couleur, entre immodération et médiation, s’interroge la simple communauté d’une présence et par les coins, les périphéries, les assemblages, les empreintes, Io installe au creux, le foyer de l’apparaître. Ou dit autrement elle explore, de la forme peinte à l’écran cinématique, le tangible de la vérité du bizarre.

03/2024 MATTERS MATTER_entretien avec Pieter EliensTextes courtsTEMPLE_12_Meta_Physic

MATTERS MATTER 

TEMPORARY INTERLINKS & LOOKING FOR EMOTIONAL RESPONSES

 

Pieter Eliens interview by Mathieu Buard, décembre 2023.

Introduction en français,

Si la matérialité compte dans l’expérience sensible d’un monument, d’une fleur ou d’un reflet, l’on oublie de trop que ce monument, cette fleur ou ce reflet sont pris dans un théâtre plus large, le grand montage multidimensionnel d’un monde sans bordure, où indéfectiblement les liens sont une permanence dans le transitoire. De glissement en glissement, les éléments du donné présent s’interpénètrent et s’entre-régissent. Depuis la couleur locale faite des échos voisins jusqu’au glanage des ères post-industrielles, le travail d’installation de Pieter Eliens lie et lie encore les fragments, les chutes, les reliques. Indifférent à l’écran iridescent du nouveau, Pieter agence des mitoyennetés, des équilibres fugitifs mais peu précaires. Un certain goût des objets délaissés en émane et rebus, merdiers, frêles chiffons giseraient comme un commun art poétique. Il compose, puisque la matière compte pour de vrai, non pas comme un possible mais comme l’exercice puissant d’une existence en ce bas contemporain. Les systèmes rhizomatiques de tensions, élasticités et de contractions de physicalité opèrent en tableau que seule la vision laisse apercevoir. Faire monde ici, c’est fabriquer la réduction par ensemble interlope panorama sculptural ou diorama fantasque. Ainsi vont les choses sensibles, mondaines, de frôlement en retraits.

« K' : And blood-black nothingness began to spin… A system of cells interlinked within cells interlinked within cells interlinked within one stem… And dreadfully distinct against the dark, a tall white fountain played. »

Blade Runner 2049.

Introduction en anglais,

If materiality counts in the sensitive experience of a monument, a flower or a reflection, we forget all too well that this monument, this flower or this reflection are caught up in a wider theater, the great multidimensional montage of a world without borders, where links are unfailingly a permanence in the transitory. From slide to slide, the elements of the given present interpenetrate and interweave. From the local color of neighboring echœs to the gleanings of post-industrial eras, Pieter Eliens' installation work links and links again fragments, scraps and relics. Indifferent to the iridescent screen of the new, Pieter arranges joint spaces, fleeting but hardly precarious balances. A certain taste for neglected objects emanates from him, and scrap, crap and frail rags lie like a common pœtic art. He composes, since matter counts for real, not as a possibility but as the powerful exercise of an existence in this contemporary world. The rhizomatic systems of tension, elasticity and contraction of physicality operate in a tableau that can only be glimpsed through vision. To make a world here is to fabricate reduction through interloping sculptural panoramas or whimsical dioramas. This is how sensitive things are going to, socialites, from rubbing to remoteness.

« K' : And blood-black nothingness began to spin… A system of cells interlinked within cells interlinked within cells interlinked within one stem… And dreadfully distinct against the dark, a tall white fountain played. »

Blade Runner 2049.

02/2024 Transbordures_entretien avec Marvin M'ToumoTextes courtsTEMPLE_12_Meta_Physic

TRANSBORDURES.

INTARSIAS DE PLUMES & SUBSUMÉS DE COMÈTES. 

 

 

Entretien de Marvin M’Toumo par Mathieu Buard réalisé en Février 2024.

 

 

D’un franchissement, l’autre.

Marvin M’Toumo trace dans ses pratiques d’auteur des constellations agitées. Épris des mouvements de subversion des disciplines, il produit des gestes parés et performés où la dimension critique de modèles de réalités historiques, culturelles, académiques s’exerce comme l’intransigeante mécanique de la physique, par attraction et frottement. Par delà et encore, la marque de mode de Marvin M’Toumo crée un indiscipliné vestiaire autant qu’une garde robe pour méta-scène, qui séjourne à l’horizon d’agencement de corps charriés d’affects visibilisés. Sa compagnie d’art vivant hibiscus Culturiste assume le dépassement notable de cette simple catégorisation du spectacle en costume et ou du défilé en vêtement. Il s’autorise toutes les élasticités, vengeances et violences des qualités de présent que le transitoire ou tableau vivant engage entre genres et médiums. Alors, lorsqu’une singularité, une comète donc, flirte avec la dépense et les éclats, puis traverse l’oubli, la parade corporelle brille d’une intensité crieuse, autant qu’elle le peut, mortelle fugitive. L’autre, celui qui est là au plateau, agit à la dépense, dispense sa joie, et cultive l’idée du non retour, plongé dans l’altérité nécessaire et pugnace d’un récit sans alternative. Comme traversés de signes, doués d’un devenir versatile, les personnages baladés aux grès des liaisons houleuses et poétiques semblables aux trajectoires cataclysmiques des astres, authentiques, s’uppercutent sur la morne norme. Les créations artistiques de Marvin M’Toumo ajournent les distinctions de la convenance pour créer des intarsias grotesques de milieux considérés immiscibles.

Le plomb changé en plume, la chimère ici n’est pas seulement accolée d’un binôme de même nature ; le végétal, le minéral, l’animal, et l’humain s’allient pour reformer un monde du devenir praticable, vision d’antonymes conciliés aux formats transbordables. Ou pour parodier Lautréamont, Beau comme la rencontre provoquée sur une scène fluide d’un cul de crocodile et d’un astre glacé à plumes.

02/2024 La Villa est un phare_entretien avec Jean-Pierre BlancTextes courtsTEMPLE_12_Meta_Physic

LA VILLA EST UN PHARE.

 

 

Entretien de Jean-Pierre Blanc avec Mathieu Buard réalisé en Janvier 2024.

 

 

Dans la perspective d’une histoire de vie extraordinaire, la Villa Noailles, jeune centenaire moderniste, bâtie par Mallet-Stevens à la commande heureuse et visionnaire de Charles et Marie-Laure de Noailles, orchestre une belle manière ou plutôt un art des arts de vivre, et presque l’idéal théâtre des métamorphoses de la création de son temps. Pluridisciplinaire, encline à proposer les plus beaux mélanges, et à jouer les jardins des délices, la Villa rencontre un jour Jean-Pierre Blanc, et vice et versa. S’écrit et se développe alors, dans les surplombs des collines Casteou, face à la mer, depuis plus d’une quarantaine d’années, une restauration, un renouveau et les suites à venir. Dans l’entre-temps, la Villa Noailles est consacrée Centre d’art contemporain d’intérêt national, lettres de noblesse attribuées à la demeure et reconnaissance donnée des génies du lieu. Pour une création contemporaine faite d’architecture, de mode, d’accessoire, de photographie, de décoration et de design, Jean-Pierre et la Villa défendent une vision, celle d’une vie d’ensemblier étendue à toutes les formes d’arts, de matières, de rêveries et d’émergences.

Si les murs parlent design et tandis que la Villa, persona fantasque, est l’éloquence même, dans l’entretien qui suit, Jean-Pierre Blanc, directeur, maître des cérémonies et veilleur des talents développe la position éditoriale prospective de cette institution culturelle, vivante et ouverte.

Bonne mère.

01/2024 LES ASPIRATEURS SONT DES ÉLÉPHANTS SANS DÉFENSES. CHAUSSE-TRAPPES.Textes courtsLE HOULOC Aubervilliers_texte d'exposition

LES ASPIRATEURS SONT DES ÉLÉPHANTS SANS DÉFENSES. CHAUSSE-TRAPPES.

 

 

Le temps des objets d’une exposition est-il celui de l’instant présent d’un seul modèle de réalité ? Est-ce la révélation d’un futur lointain où les objets présentés sont les messagers d’un horizon proche et pourtant inédit ? Sinon, le temps de l’accrochage ne figure-t-il pas seulement les oripeaux de gestes déjà joués, témoins réalisés d’un passé révolu, pleins d’us et d’âges ?

Si nous posons qu’objet est le terme qui désigne un médium, dans son intention et son application, l’objet artistique s’invente dans la reconfiguration de son état, de sa composition, de son sujet, dans ses sédimentations et ses outrages.

L’exposition semble assurément l’accord d’antagonismes, par la nature multidimensionnelle ou plurivoque des œuvres agencées, sinon par la bizarre synchronisation de ces éléments assemblés : objets d’instants outrepassés par les décimales, décompte impossible d’une fraction de matière, points de quelques espaces concaténés sur eux-mêmes. L’exposition dite comme la contrée où se réunissent ces couches de choses.

L’objet, comme chose sensible, s’agrippe à nos yeux, dans un premier temps, par une forme. Il se figure à nous, puis qu’il fonctionne ou pas, par ses emplois et ses mésusages, se développe.

« La réalité n’avait pas l’air de les intéresser tellement et ils écoutaient ses commentaires avant de passer à autre chose. Comme quoi la recherche d’une définition de la réalité était inexorablement enfouie dans et sujette à la définition qu’elle recherchait. Ou comme quoi la réalité du monde ne pouvait faire partie des catégories contenues par ledit monde. » Cormac Macarthy, Le passager, Éditions de l’Olivier, 2023, p. 71.

Cette proposition d’exposition engage une discussion pour et avec le statut de l’objet… des objets. Du caractère tangible et ouvert qu’autorise la chose sur une manière de vivre, de la façon de marteler un mode d’existence par sa ou leurs présences.

La nature de l’accrochage proposerait un jeu d’associations, récit non linéaire ou grand livre d’une histoire des connaissances sur l’objet tel un cloud iconographique, herbier et projet d’encyclopédie, mais encore catalogue d’antiquaire esthète et meuble, composées de visions sur l’objet. Connaissances d’alors, disponibles mais fugaces, c’est-à-dire prises dans un temps ambigu et non clos.

Objet clé des songes donc, clenche des imaginaires.

Le choix des artistes et des œuvres tiennent de ce registre de figuration ou de représentation (de la forme) très distinct ou tenu par des tensions dans les choses mêmes. Par les mises en relation, l’espace accueillerait des layouts ou suivrait un editing bien particulier. Le mur, le sol, le coin devenant les lieux dits de ces atlas.

Quoiqu’il en soit, l’accrochage s’apparenterait à une installation très marquée, confrontant des pratiques et des mises au regard abruptes, dans des conjointements et des disjonctions assumées. Choses investies et sœurs, états de fonctions d’appoint ou de fonctions support, la masse d’objets artistiques assemblée jouxterait, fabrique d’une communauté, d’un paysage d’échos et de dissonances, une tentative d’inventaire. Pour que tout cela figure d’un sens, à l’œil, ou le piège.

Mathieu Buard, août 2023.

01/2024 LA MODE COMME INDISCIPLINETextes longsÉditions B42

LA MODE COMME INDISCIPLINE

Territoires d'expressions et de recherches

Actes du colloque de Cerisy (2021)

Sous la co-direction de Mathieu Buard, Céline Mallet et Aurélie Mosse.

 

Introduction générale aux actes du colloque.

La mode n’avait jamais été abordée à Cerisy[1]. Le faire en 2021 pour la première fois signifiait qu’il fallait d’abord exprimer la complexité de ce domaine tant du point de vue des pratiques que des réflexions théoriques se déployant à partir d’elles. La mode a une histoire, qui rejoint celle du vêtement et du costume. La mode recoupe la sociologie, depuis sa dimension intime et sociale. La mode en tant qu’art appliqué exalte la question du style, désignant une vaste famille d’objets, de gestes, de processus et de manières sensibles. La mode est une réalité industrielle à l’échelle mondiale, un marché foisonnant, le lieu de démarches extrêmement diverses et qui ne sont pas sans générer des conflits. La mode inspire la littérature, la philosophie ou l’architecture, suscite les commentaires et les critiques depuis une longue tradition de presse. Elle exacerbe les camps et génère encore les réticences, quand il lui faut se poser comme une discipline scientifique. Puis, la recherche en mode, – c’est à dire aussi bien la recherche sur, que par et pour la mode -, ne s’élabore pas seulement depuis l’analyse concertée, elle se pense depuis la pratique elle-même dès lors que cette dernière assume une dimension prospective, comme dans bien d’autres champs du design. Chercher en mode, c’est donc faire feu de tout bois, embrasser l’ensemble des cultures qui façonnent ce phénomène, cet objet indiscipliné. C’est alors emprunter à d’autres sciences, notamment l’anthropologie, la biologie, l’économie, pour tracer d’autres chemins, c’est transgresser les frontières des disciplines instituées. C’est inventer, en mouvement, un faire et une pensée nécessairement indisciplinés.

Revenons aux origines du colloque intitulé “La Mode comme Indiscipline” et dont l’ouvrage ci-présent est une restitution augmentée. Un premier comité s’est constitué en 2017, avec le soutien de l’inspectrice générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche Brigitte Flamand, porté par la volonté de “ réunir une communauté scientifique, à la jonction entre les sciences dures et les sciences humaines et sociales, proposant un volet conceptuel et épistémologique en lien avec un volet expérimental, autour de quatre entités (…) d’enseignement supérieur*[2]”. L'École Duperré, l’École des Arts Décoratifs, l’Institut Français de la Mode et l’Université Lumière Lyon 2 initient alors une première réflexion sur ce que pourrait être un colloque sur la mode et le vêtement, sur l’histoire d’une discipline. Très vite apparaît la nécessité de définir les bords d’un sujet fluctuant, indocile à l’étude, mais qui ne saurait se cantonner à la seule lecture hagiographique des héros et des maisons de mode.

Puis la constitution du comité évolue, et en 2020 le programme initial est repris sous l’impulsion de l’École Duperré et de l’École des Arts Décoratifs, auxquelles se joint bientôt l’Université Paris Dauphine-PSL. Plusieurs désirs soutiennent dès lors ce projet. Et d’abord celui de prendre acte de la mode dans son champ élargi, pour assumer les postures de recherche actuelles et les forces vives présentes tant chez les professionnels des métiers de la mode que du côté des acteurs élaborant l'observatoire scientifique de ces pratiques. Il s’agira, alors, de croiser les terrains de recherche, et de faire état de postures conceptuelles et de processus de conception prospectifs, émergents sinon nouveaux.

Résiste depuis cette richesse protéiforme une fondamentale indiscipline de la mode, que nous élisons comme horizon. Le colloque arrête son titre sous le nom de “La mode comme indiscipline” et nuance cette assertion provocatrice en posant des territoires d’expressions et de recherches, manière d’indiquer la diversité et la mobilité consubstantielles à ce domaine.

Le colloque intitulé « La mode comme Indiscipline : territoires d’expressions et de recherches » a ainsi rassemblé au château de Cerisy un ensemble de personnalités aux parcours et aux expertises multiples, dont le présent livre se fait l’écho complet. En conférence, sous les formes des arts vivants, dans les jardins, sous les voûtes, au son des cloches rythmant les journées et leurs rendez-vous, et de bonds en rebonds, d’échanges en discussions… Se seront rencontrés historiens, philosophes, collectionneurs, directeurs artistiques ou designers, artistes, performers mais aussi doctorants et étudiants présents à ces échanges. Tous ont éclairé depuis leurs préoccupations et leurs expériences ce phénomène transmedia, transdisciplinaire qu’est la mode. Et ce en quatre temps, à l’échelle des quelques jours du colloque, quatre temps différenciés que nous avions, depuis la co-direction, proposés. Le livre ci-présent édite un réagencement des différentes interventions, et propose de dépasser l’archive au profit d’un éclairage supplémentaire.

Si la mode est donc un champ d’expression et de recherche aux milles facettes, ce livre est organisé en quatre chapitres, aux contours inévitablement arbitraires mais permettant d'aborder quatre façons de faire mode. Dans un premier temps, il s’agit avec “Mode, Style, Poncif” d’approcher cette dernière comme un phénomène culturel, une expérience esthétique et collective à travers le prisme de l’histoire, de la philosophie, de l’anthropologie aussi bien que de la performance artistique. Un deuxième temps intitulé “Conservation et Création” s’attache davantage à la réception et à la conservation de l’objet de mode du point de vue des histoires de l’art comme du collectionneur averti mais encore déployé par un vêtement performé ou théâtralisé. Dans un troisième temps, “L’industrie et le mal” nous invite à explorer l’industrie de la mode, son organisation, ses responsabilités en convoquant les voix de la communication et du marketing, de la direction artistique autant que des sciences de gestion ou du management de l’innovation. Enfin, dans un dernier temps intitulé “Eco-conception, procédés ingénieux et industrieux”, la recherche par la pratique du design et de l'ingénierie nous invite à explorer les processus actuels de création du vêtement et de la mode à l'aune d'une nécessaire reconsidération de ses pratiques par le prisme de l’écologie, de la compréhension des cycles de vie et des dynamiques de résilience.

Nous souhaitons que cet ouvrage puisse être un objet de dialogue et de partage interdisciplinaire, qu’il ouvre à d’autres réflexions et active concrètement d’autres grilles de lecture, pour cette industrie créative et réactive qu’est aussi la Mode. Nous souhaitons tracer non pas une histoire mais des histoires de modes ; il ne s’agit pas de penser un système clos, mais les entre-systèmes de cette discipline.

Nous redisons toute notre gratitude aux intervenants de ce colloque.

Nous remercions Le Centre culturel international de Cerisy (CCIC) qui organise les Colloques de Cerisy ; Edith Heurgon, Armand Hatchuel et l’ensemble de l’équipe pour leur disponibilité et leur accueil. Nous remercions Brigitte Flamand, IGÉSR, pour son accompagnement au démarrage de cette aventure et pour sa présence lors de la tenue de ce premier colloque. Nous remercions nos institutions respectives, nos directeurs Alain Soreil pour l’École Duperré et Emmanuel Tibloux pour l’École des Arts Décoratifs de Paris ainsi que l’Université PSL (Paris Sciences & Lettres). Nous remercions Cédric Denis-Rémis, directeur de l'Institut des Hautes Etudes pour l'Innovation et l'Entrepreneuriat, Mines Paris – PSL, pour le soutien financier apporté à l’ouvrage. Nous remercions chaleureusement Victoire Disderot et Étienne Périn pour la coordination logistique depuis nos écoles, Elsa Carnielli pour le suivi éditorial, ainsi que nos étudiants Clara Ziegler, Lucien Lhéritier et Émilien Lassance pour leur présence aussi joyeuse qu’investie, jeune équipe technique qui aura participé à la fluidité de la tenue de nos journées. Nous remercions les éditeurs de cet ouvrage B42 Alexandre Dimos et Julie Lamotte pour la belle édition que constitue cet ouvrage. Enfin nous remercions tous les acteurs qui ont de près ou de loin contribué à réaliser ce premier volet des colloques de Cerisy sur la mode.

Mathieu Buard, Céline Mallet, Aurélie Mosse.

Octobre 2023.


[1] Rappelons ici que Cerisy, depuis le milieu du XXème siècle, est un haut lieu de la pensée intellectuelle française et internationale. Ici nous pouvons citer des penseurs, toutes disciplines confondues, tels que Gilles Deleuze, Umberto Eco, Raymond Aron, Helene Cixous, Annie Ernaux, Jacques Aumont, Jacques Le goff, Claude Simon, Vinciane Despret … qui ont développé sur et avec leurs pratiques respectives de grandes perspectives et discussions lors de ces colloques - http ://www.ccic-cerisy.asso.fr/colloques3.html

[2] Damien Delille, Université Lumière Lyon 2.

01/2024 Camille Fischer_Au comble des fleursTextes courtsGalerie Maïa Muller Paris_texte d'exposition

 

Au comble des fleurs

 

Texte pour l'exposition Oh Violette ! Ou la politesse des végétaux de Camille Fischer

à la galerie Maïa Muller. 

 

Jardin noir

De prime abord, une porte suspendue et dressée selon les vestiges de rites lacustres et semblable aux portiques votifs d’alors, faite d’un treillage d’ors que dispense de part et d’autre de son arche des grappes de souffre, de mauve, de pourpre trempés de grisailles.

Le massif muraille embaume d’un poison de fleurs.

L’entrouverture laisse à paraître les draperies changeantes savamment disposées, et par delà le seuil pavé et quadrillé, donne à penser le stupre.

Là se prépare, davantage qu’une veillée enfantine ou shakespearienne, une Veglione, le grand bal fantasque dédié à la nuit bleue violette. La mascarade, et ses aspirants, joueront jusqu’aux folies du palais, dans un mouvement extatique et tardif. Sans discontinuer, c’est entendu, les soupirants dépenseront. Épris comme perdus, ceux-là glissent le long des méandres et labyrinthes tordus du jardin noir.

Maté par l’orchestration teenage, le carnaval d’écumes sombres et de bains de lueurs d’aube saupoudre de confettis de coloris d’un gris mauve l’immense chambre tableau sans bord ni centre. La scène est ennoblie. Enfin.

Salammbô n’a qu’à bien se tenir.

La flore historiée

Le long du fameux treillissé, des rocailles, des dais, des parterres. De ravissement en ravissement, un atlas de formes flore (…) s’imprime sur l’apparence profuse du fond perlé qui livre ses séquences. L’œil navigue de plans nets en passades floutées, partout un poème de fleurs ; un cruising débordant même, le goût de la latence inclus, agite de pulsions l’œil qui dénombre la variété. Insatiable, autant que ce que l’on mire est insaisissable, le bicaméral se repait d’apparitions fugaces en transparences métamorphiques où la lumière maligne contredit la nature des faits, où lueurs et fêlures ne sont qu’une. Le jardin et ses fenêtres affichent un grand semi ornemental, vertical ; bosquet d’ambivalences, délice des commencements, réceptacles d’androcées et d’étamines, de pistils et de calices … dont les papiers sont trempés de l’écho d’une danse macabre à venir. Royaume céleste et roseraie funeste, où le silencieux cataclysme de la forme éphémère établit de précaires qualités de présent. L’être artificié, maîtresse botaniste, met le feu aux songes par de longs spasmes picturaux.

Over all.

Windows

Oh ! Violette – Ou la politesse des végétaux présente un ensemble de dessins accordés, une pluralité de formats peints et ornés de Camille Fischer. Le commissariat rejoue par ellipses l’esprit de la chambre, égrainant par litanie et pâmoison, tel qu’un grand bouquet d’ombres et de fleurs, les vertiges de visions où l’intimité de l’éros rencontre un caprice caméral. En défeuillant les motifs peints sur le sujet, dans un calme hommage à ses modèles, Camille Fischer consume les apparences fugitives, les frêles fractions, les diagrammes secrets d’un mille-fleurs grinçant, les affres d’un oxymore mondain.

Rêveries rappelant les cohabitations d’étrangetés qu’ont fabriquées Lise Deharme et Claude Cahun dans le recueil poétique illustré Le cœur de Pic, cette exposition se déploie comme une mise en suspens, autant accrochage d’antiquaire que chimérisation par motifs réassemblés à la surface du mur, grand papier peint holistique et dantesque. Telle une ornemaniste ensemblière qui compose par coordonnés et variations, Camille Fischer propose une folie florale par montage de dessins juxtaposés où une galerie de jeunes femmes rencontre d’autres portraits, fleurs d’artifices théâtrales autant qu’éphémères.

L’artiste orchestre ici l’enregistrement du huit clos, où chaque agencement flirte avec la domestique compulsivité de posséder un lieu à soi. Et relève autant une contre réforme décorative du punk poster épinglé adolescent qu’un geste anathème imposé aux savoir-faire pour mieux trouver l’interstice de la demi-teinte, de la transparence textile, de la broderie fébrile.

Perdu dans l’immense glossaire botanique, imprégné de rêveries d’échelles et d’encastrements, et dans d’hypothétiques rochers palermitains, bordés de palmiers, ce pavillon creux, habité ou mieux renversé comme un gant sur lui-même, absorbe le jardin dans son entier sous les replis de la main de l’artiste, improvisée en chambre. Têtes brodées, typographies peintes, densités de traits et de points glitter figurent le grotesque extraordinaire d’une matérialité de fleur de souffre.

Et dans le placard, la grimace, la simagrée du démon, l’œil torve et la dent dégagée au dessus de la babine. Au comble.

Mathieu Buard, janvier 2024

11/2023 The Great Triumphal Cars & entretien avec Raphaël BarontiniTextes courtsFEU_Issue 4_Unkind

The Great Triumphal Cars

 

Introduction,

 

Que peut un mouvement de foule pour le discours  ? Qu’est-ce que l’on transgresse lorsque l’on joue des corps ou des coudes ? Si, la parade et le carnaval, depuis le fabuleux Rabelais[1], décrivent des subversions sociales, qu’est ce-que faire acte de procession, pour un groupe, pour une communauté, pour l’un et le commun  ? Reste, ici, encore un dernier mystère  : que fabrique le char triomphal de Maximilien, empereur 1er de son prénom, et son peintre officiel fidèle Adalbert dans cette affaire de processions contemporaines ?

 

Le char que propose Dürer est une supplique, celle d’une aspiration à l’expression libre. Impossible tache que de peindre le goût, les envies, les élans d’une époque et de définir les lignes à bouger pour imprimer l’époque d’une nécessaire irrévérence, d’une petite violence faite à l’ordre établie, d’un grand pas de côté. Pas de deux, pas de trois, hop, danses d’un bain de jouvence espiègle.

 

S’il est question d’un transitoire et d’une agile manière façon, sans trop de conventions ou par amas, de représenter l’ère du temps, l’on peut se dire qu’il y a du lest, du large, du dessein dans les 8 plaques gravées détaillées de chevaux, de muses et de roues libres que le graveur compose. S’il s’agit d’une malice de l’auteur, dépeignant un chariot si vertueux, l’on proposerait que la morale d’alors, à la génération suivante ou précédente, soit revêche aux fondements. Présomptueuse mais somptueuse, la scène d’Adalbert est fantastique de sa versatilité, de ses volutes, de son charme équestre. La foule y est joyeuse, les corps exaltés ou presque.

 


[1] Dans une perspective que trace Bakhtine dans son fameux livre L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance édité en 1982.

1 Parader – Manifester – Processer.

Marchander, glisser, encadenasser, allonger, pogoter, crier, tirer, chevaucher, skater… la liste des gestes qui marquent d’un discours le sol est longue. Extraite des cultures séculaires, de tradition autant militaire que carnavalesque, la parade ici m’importe. Elle marque, une mise en présence d’un corps spectaculaire, disons moins ordinaire pour un temps, une bravade faite à l’habitus, qui d’un revers de main invente un temps exemplaire, restons modeste, un temps à soi, autrement. Reprise par la performance, l’installation ou la danse, la parade et ses corps impriment une vision émancipée.

Pensons la masse singulière, la foule qui trouve son chant d’accord et selon (LA)HORDE, dans Room With A View (2020) ou dans Age Of Content (2023), ses effets de corps de ballet dans l’agrégation des ruptures et des contre-points. Parader, ici revient à porter les costumes et typologies documentés de personnages anonymes mais contemporains, extrait d’un modèle de réalité virale. Postures et styles qui agitent et manifestent des questions que la queerness traverse mais plutôt et plus en amont que les us et coutumes, les communs d’un folklore ou d’une communauté post quelque chose, d’où qu’elle surgisse, constituent. Tous compris, ces corps, se présentent et se regardent, s’assemblent et s’affrontent.

Dans les ruptures, parce que les danseurs pris individuellement donnent à l’individu sa place comme auteur, à l’inverse du corps hiérarchique du ballet. Dans les changements et métamorphoses abruptes et volontaires de ces personnalités qu’invitent la rencontre de l’autre. Genres de contre-points exogènes qui bouleversent et dérèglent, qui démasquent, qui travestissent et performent une gestuelle. Danse de luttes et processus de déplacement du virtuose, du canon, de la belle danse : les corps sont contextuels, les questions s’entonnent. La foule est un débordement.

La parade serait le lieu d’une irrévocable intention de subvenir à la subversion.

Autrement, Hew Locke, à la Tate Britain, re-construit la forme expressive d’une marche transhistorique dans le hiératisme le plus grandiloquent. Procession (2023) déplie l’installation de mannequins statiques mais extatiques dans la nef centrale et néo-classique du musée. L’artiste inscrit d’un grand geste un cortège guerrier dont l’ambition pose, avec éloquence, la théâtralité paradoxalement horizontale d’un grand « déboulé ». La foule manifeste, toutes bannières et revendications portées en étendards picturaux, vers, contre ou au devant d’une contestation. Les sculptures de résines, d’étoffes, de cartons, ces personnages équestres, ces tigres humains, ces divins oiseaux et les enfants arlequins transcendent la lutte et sa libre expression. Espace créolisé, bagages culturels et témoignages visuels, l’effet de réalisme tient de la posture des corps représentés, du nombre et de l’effervescence chromatique et des hybridations polyphoniques sinon multi-totémiques de la scène dans son ensemble.

Il y a de la superbe dans la riposte.

Clément Courgeon, seul mais nombreux en paroles et voix déclamées, grand troubadour et poète des contrées étranges et algébriques, dans l’avancée, harangue l’auditoire esbaudie. Ici, si le corps et le costume sonnent l’interpellation plastique, l’arrêt in situ, ce qui prime c’est le processus de langage déconstruit par l’absurde, la posture accablée par la parure, l’économie de l’attention dédite par une péroraison bruitiste. Fier pan à clous, l’artiste truque la transaction linguistique, et dénie l’utilité de la fonction phatique. Grotesque rabatteur sirène, la parade lui sert de filet de braconnage. Et finalement, en diva, il rapt l’oreille et laisse fuir l’œil. La relation à l’autre est indisposée, le liminal claquemuré. Plus rien ne bouge. Et tel un carnaval qui renverse l’ordre établi, il transgresse en soliloque la loi du spectateur en spectacle.

Flirterait-on avec la danse macabre ?

Donna Huanca, de tableaux vivants en scènes évidées des corps à la Zabludovich (2016) avec Scar cymbals semble activer dans l’espace un orgue de couleurs, de poses et présences. Cheffe d’orchestre, l’apparition de la parade et ses formes d’expressions sont fixées à la manière de la matière picturale déposée éternellement sur une toile. De fusions en délicates vibrations, les corps peints, fardés, maquillés, apprêtés d’une mise de cérémonial s’organisent dans la couleur agencée. L’adhésion d’un corps au risque de sa dissolution à la surface d’une grande carte calme et inéluctable. L’étrangeté tient autant de la déposition d’une genre ou d’un stéréotype que de la scène emprunte de cette symphonie silencieuse. De sujets fluides en protestations mutiques, l’installation est une marche immobile pacifique, écho d’une culture matérielle où le médium corps est « un totem épidermique ».

L’orné serait force de guerre.

Raphaël Barontini, encore, et dans l’entretien qui suit cet article, décrit très bien l’extension d’une peinture de sujets, de portraits, de sociétés, agitée par le débordement dans d’autres champs et médiums. La peinture étendue, non pas alanguie mais de marching band, celle qui déploie depuis la toile libre et le costume de parade la présence indiscutable d’un corps, d’un chant, d’un groupe dans l’espace et qui embrasse dès lors l’épaisseur d’une histoire politique ou d’une culture mémorielle, immatérielle. Dans ce panorama textile, une vision englobée sinon créolisée circule de sens en cillement, de héros omis en femmes puissantes. Partant, l’apparition ou la « panthéonisation » à venir replace pour l’esprit du lieu, la diversité posée en nécessité, la vérité des épopées tristes et violentes, l’authentique d’une révolte.

De quelle transaction parle-t-on encore ?

Sans chariot ni foule attentive, David Hammons, marchande la place de l’humanité flouée. Marchandage comme l’acte de ne pas céder et de briguer le meilleur deal, de renégocier cette même valeur et de pousser l’avantage. De boules de neige Bliz-aard Ball Sale en empreintes anthropomorphiques Body prints, la ténacité de l’existence, sa valeur intrinsèque et non négociable sont discutées. D’une minorité diffamée à la réalité d’une reconnaissance d’état, l’œuvre entière de David Hammons est tournée sur l’importance de la mise en commun, de la puissance d’un corps médium, tampon et estampillé sur les insignes d’une communauté nation qui les lui refuse. De faire corps à corps et devenir héraldique.

2 Débouler – déborder – faire trembler.

Entretien de Mathieu Buard avec Raphaël Barontini.

Juillet 2023.

MB : La procession, si je peux l’appeler ainsi, et les formes d’acting ou de performance de corps vêtus sont très présents, associés ou synchronisés à ta peinture, qu’elle soit elle sur châssis, sous forme de grandes tentures et à fortiori en bannières montées sur portes étendards mobiles. Qu’est-ce que cela engage plastiquement ? Politiquement ? De quoi est-il question dans ces assemblages aux multiples dimensions ?

RB : Mon travail, c’est une remixage de codes traditionnels, liés au carnaval, mais aussi à mon héritage culturel et familial. Et même, au delà, avant de passer à l’acte de performance, mon langage plastique procède d’une relecture de codes, où la question de la pièce portée, d’une pièce picturale qui devient autre, comme les bannières, suppose une activation hors de l’espace muséal ou de celui de la galerie. C’est une pratique et des objets qui m’intéressent. Et j’y vois un vrai enjeu en tant qu’artiste. La question de la peinture qui sort de sa forme classique, émancipée du tableau, cette peinture là pose problème au marché, à la façon de collectionner… Mes bannières, capes, chaps, sont des pièces picturales qui sont difficilement comprises par les collectionneurs, les institutions … Toutes ces tenues d’apparats revisitées invitent à voir la pièce textile comme autre chose qu’un tableau et posent problème à un mode de pensée très conventionnel et très franco-français aussi. Notamment dans la réception mais aussi dans la projection de ce que l’œuvre peut devenir a posteriori. L’in situ de la performance active aussi une contextualisation spécifique qui active un cérémonial

J’assume cette position qui est une partie vitale de ma pratique. Je ne pourrais pas me cotonner à travailler des formes textiles traditionnelles simplement parce qu’elles seraient plus acceptables pour la critique ou le marché. Même si j’ai une grande excitation à me confronter aux codes classiques de la peinture et à l’histoire du médium, j’ai besoin de ce pas de côté dans un champ qui est de l’ordre du vivant. À mon sens, cela donne une sorte de pulsion de vie à mon travail pictural. De le transfigurer sur un textile, sur une peinture qui ressemble à une bannière, cela change pour le spectateur la qualité de la réception de l’œuvre, jusqu’à en modifier la perception.

Ensuite, intégrer la peinture à la performance, et notamment comme celle qui est jouée au Panthéon « Nous pourrions être des héros », c’est créer un moment collectif, comme le carnaval peut être un moment collectif primordial pour la vie d’une société. Comme aux Antilles, comme les Sambodromes au Brésil. Et souvent parce que l’histoire des carnavals est empreinte de questions sociales et raciales. C’est intéressant de voir qu’au Brésil, il y avait un carnaval officiel mené par les castes européennes et riches de Rio pendant que dans le même temps s’organisaient des parades plus underground dans les favelas et qu’aujourd’hui ceux sont elles qui ont pris le lead. Et quand bien même le carnaval est davantage institutionnalisé et que c’est bien un spectacle dont on parle, c’est la victoire politique d’une esthétique d’afro-descendants. Comme à la Nouvelle Orléans, où l’esthétique Black Indians, défend et trace une expression culturelle où l’idée de Native American témoigne de communautés indiennes et noires solidaires face à l’esclavage et à la colonisation… Le carnaval est toujours l’expression d’une revendication politique.

Performances et moments collectifs aux qualités mémorielles qui me permettent d’interroger l’histoire et par cette typologie de l’évocation mémorielle de créer un moment contemporain dans l’espace public. Au Texas, au SCAD Museum en 2020, avec la performance « the golden march » autour de la biographie de l’abolitionniste Frederick Douglass, performance quasi cérémonielle construite autour d’un marching band, qui reprend l’expression traditionnelle de la musique militaire du sud des États Unis et qui trouve notamment ses origines sonores et de paraître pendant la guerre sécession.

Performance à la dimension mémorielle encore, lorsque des cavaliers proposaient par leurs présences de réévoquer la bataille de Vertières en Haïti, bataille décisive et finale en 1803 pour la liberté, point d’orgue de la révolution pour l’abolition de l’esclavage, échos aux personnages héroïques et méconnus Jean-Jacques Dessalines et François Capois qui succèdent au commandement lorsque Toussaint Louverture est arrêté.

Alors au Panthéon, en octobre 2023, pour « Nous pourrions être des héros », le Mas de carnaval, groupe

Groupe à peaux Antillais constitués de tambours en bois aux sonorités beaucoup plus africaines, à l’appui de bannières et d’une grande fresque textile, fait apparaître par la performance et le groupe de danseurs un panthéon imaginaire de douze figures historiques, majoritairement féminines, noires et métisses, d’héroïnes et héros qui ont contribué à l’insurrection et in fine à l’abolition de l’esclavage. L’idée de faire retentir dans l’enceinte du monument le Mas installe l’hommage et la cérémonie de ces figures engagées, telle une panthéonisation.

MB : Ce qui est éclairé ici, c’est aussi l’importance de l’in situ de chacune de tes performances, lieux et paysages historiques qui font un écho immédiat par le contexte au geste pictural et cérémoniel déployé. Alors si l’on repense au sonore, d’une matière qui augmente le dispositif, mais aussi par la richesse des signes et registres ainsi que la pluralité des moyens plastiques… j’aimerai maintenant aborder l’aspect plastique de tes œuvres dont l’expression m’apparait transgressive. Une subversion utile. Peut-on le dire ainsi ?

RB : Oui, dans la forme, je m’autorise toutes les potentialités colorées et les matérialités les plus diverses. Potentialités justement issues de cet héritage visuel du carnaval et des traditions populaires. J’achète lors de mes voyages et résidences des matières premières textiles et des ennoblissements. Ça a été le cas au Mexique, en Haïti, à Singapour… Il y a une idée de séduction visuelle, et parfois on peut être à la limite du bon goût, sur des accords colorés osés qui flirtent pour la peinture et le vêtement sur des pentes peu conventionnelles, par la matérialité et l’imagerie hybrides.

Mais au-delà de la forme, sur le fond, c’est une poétique politique, de confronter le médium à d’autres formes, dans ces pas de côtés, c’est une expérience du débordement. Médium débordé sciemment par l’usage d’une frange, de finitions de mercerie ; cette matérialité apporte une dé-hiérarchisation spécifique.

Peinture excitée d’un « déboulé » qui est une forme de mouvement de parade à la Réunion, comme l’expérience de corps la foule devient une dynamique collective, une masse où le carnaval insuffle une rythme, la manifestation d’engagements corporels. De cette masse sort une danse collective, spontanée… Ainsi inviter un groupe associatif dans le cadre mémoriel du panthéon, activer des drapeaux et des bannières, travailler l’expression collective, un rythme, une parade, ce « déboulé », toute cela va définir la cadence et la matérialité transfigurer par les corps. Dans le surgissement que j’anticipe au Panthéon, à cette allure et par surprise, l’espace public ou institutionnel sera entrepris de la dynamique des corps, subversive, celle qui agite la bienséance usuelle, des relations des uns avec ou contre les autres.

Mathieu Buard, septembre 2023.

06/2023 LA GALERIE DU PULP_entretien avec Yvette Néliaz aka Dame PipiTextes courtsMODES PRATIQUES V_DES NUITS_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

 

LA GALERIE DU PULP Yvette Néliaz aka Dame Pipi

Entretien avec Yvette Néliaz.

Photographies : ©Yvette Néliaz

Prise dans un contre plongé oblique où la frontalité frise le hors champ et dont la longueur de bras détermine la focale pour le portrait, la photographie captée raconte la foule de la nuit, autant que l’exiguïté du lieu et le protocole mis en place. Les séries photographiques constituées sur trois années égrainent quelques unes des allures du XXIème siècle naissant. Looks et montages de styles opportuns pour une soirée de clubbing au Pulp[1], où Jennifer Cardini et Chloé passent des sons électro. Dans ce passage qui mène aux toilettes, sur le mur latéral, au dessus du lavabo, l’éditing des images d’une soirée précédente, accroché au double face sur le carrelage.

Attrapées à la volée, pendant que les girls, et quelques boys triés sur le volet, attendent leur tour pour pisser, dans ce laps de temps d’une autre mondanité, Yvette photographie un aéropage et veille au grain et à la poudre. Pas de rififi ni de drama, quoiqu’un peu du dernier couple fait ou défait. La file et les commodités du Pulp fabriquent un studio live et impromptu et trouvent avec l’appareil d’Yvette, une vie documentaire. Là, pendant qu’elle discourt, s’invente, dans l’antichambre de l’ivresse et sur le tabouret psychanalytique des chiottes, à l’appui de l’enregistrement photographique, le prisme d’une communauté.

À y regarder de plus près, l’autrice qui ne se sait pas encore, s’inscrit dans une pratique que l’on pourrait qualifier de photographie brute, inconsciente alors de la postérité et du regard qu’elle construit sur les styles et modes d’existence. Très vite cependant, sur le site www.damepipi.com, les images vernaculaires sont référencées sur le format du blogging, cocktail des nuits passées, affinité d’Yvette avec la pensée de l’époque et de son intuition de la culture trans-médiatique. Les portraits témoignent d’un esprit indéniablement réuni par la contre-culture et la liberté en tous points. L’allure vestimentaire, n’est pas celui d’une high fashion parisienne, qu’Yvette documentera très peu, mais plutôt celle d’une simplification casual et sport wear. Les personnalités et singularités affirment une logique du paraître émancipée d’un uniforme particulier, les habituées aussi, dans une hétérogénéité unanime comme la musique qui agite le dancefloor.

Le reste, Yvette Neliaz le raconte dans cette auto-interview, genesis-my-genesis comme elle la nomme, réalisée un soir de joie :

« 

Les débuts de Dame Pipi

L’hiver 1999/2000, je me suis retrouvée SDF, je dormais dans ma voiture, 6 mois : la plus grande chance de ma vie ; ça m'a réveillée et m'a permis de découvrir en moi des forces dont je ne soupçonnais pas l'existence.

En 2000, je suis parvenue à trouver un taf : dame pipi dans une discothèque à la mode - LE PULP.

Une bonne partie de mes ami(e)s ne me parlait plus : SDF, c'était déjà beaucoup… mais dame pipi ? C'était bien pire ! Plusieurs crans encore en dessous sur l'échelle de la déchéance. Perso, je trouvais ce job parfait. J'étais alors très perturbée : je faisais face à une suite de morts parmi mes TRÈS proches ; je n'étais donc pas en mesure de faire n'importe quel taf à responsabilités, l'un de ceux qui demandent un effort de suivi. Dame pipi ? C'était parfait.

Yvette 2.0

Le web m'a tout de suite passionnée. En 2000, je savais construire un site. J'ai acheté http ://damepipi.com.

Le site internet construit, encore fallait-il qu'il proposa du contenu. C'est alors que j'ai commencé à photographier mes collègues ainsi que les habitués du PULP. Une fois par mois, j'organisais une expo photo dans les toilettes. Dans ces conditions, in situ, je bénéficiais d'un feed-back et découvrais l'importance de l'image de soi et tout ça.

J'ai quitté mon job de dame pipi, mais le travail sur les images restait. J'avais été, dévorée, marquée au fer rouge. À partir de ce moment, je n'ai plus regardé le monde que différemment.

Je me trouvais toujours dans une situation très difficile. Néanmoins, il y avait au moins une chose que je contrôlais, qui avançait : mon site web. La pionnière internet que je suis a, dès le départ, monté les photos en slideshow, que j'ai commentés dés que j'ai su techniquement le faire.

Je traversais une période difficile, trouble, qu'aujourd'hui l'on qualifierait d'épisode dépressif sévère. Le site était ma catharsis, ma thérapie. C'était comme un reflet. Un autre moi en regard. Je me disais : qui est cette personne qui nourrit ce site ? Elle est rigolote ; elle est ci, elle est ça. Dans un rapport très bizarre, fusionnel à mon site.

La photographie malgré tout

D'un autre côté, il y avait les photos : elles se développaient. Et, alors, j'avais un rapport extrêmement étrange à mes photos : c'étaient comme des morceaux de moi, mes enfants. Je ne pouvais donc pas les vendre : on ne vend pas ses enfants ! D'ailleurs, je ne souhaitais même plus les exposer, de peur qu'on me les vole ! Ce qui, j'en conviens, ok, à l'ère du numérique, est parfaitement débile.

J'ai photographié, enregistré du son et filmé tous azimuts.

Je ne savais pas vraiment me servir d'un appareil photo, d'une caméra, ni importer et éditer tout ça. Mais bon, j'avais connu le punk, j'en avais retenu non pas la dimension vestimentaire mais l'approche globale : "ce n'est pas parce que je n'ai pas appris la musique que je ne peux pas en faire". Au départ d'ailleurs, je me fichais totalement que les photos soient sur-ex, sous-ex, floues, whatever. Je voulais capter une image, un moment, arrêter le temps. SNAPSHOT ! ! ! C'est mon truc.

Dame Pipi exposée

Puis, la bascule s'est opérée. J'avais une exposition au ministère de la culture, curatée par Philippe Castro. Une installation : des toilettes labyrinthiques, le cœur du labyrinthe vide, à l'exception de 2 vidéos, la cuvette à l'entrée, l'extérieur étant entièrement recouvert des 2 400 photos papier shootées dans les toilettes du PULP.

Je venais au ministère coller ces photos la nuit, le jour aussi. Le jour, il y avait plein de gens qui me parlaient. Or je me trouvais dans cette période très perturbée de ma vie au cours de laquelle même les compliments me déstabilisaient, me rendaient très mal à l'aise. Et puis, les gens faisaient des remarques, surtout dame pipi… On peut se permettre des remarques…

À mesure que je collais mes photos, chaque tirage que je fixais délestait un peu de ma douleur. Cette douleur… Elle disparaissait ! C'est alors que j'ai pris conscience du fait que toute cette période avait été en réalité terrible, terrible, terrible : j'ouvrais les yeux ; j'étais comme splittée. Un désespoir absolu de la profondeur intérieure, une surface extérieure très gaie, riante, conviviale tout ce qu'on veut. J'étais vraiment TRÈS splittée et ces deux états ne communiquaient pas entre eux. C'était l'un OU l'autre. D'ailleurs, l'intensité de ce désespoir était telle que je ne pouvais me permettre d'entrouvrir la porte derrière laquelle s'était développée autant de douleur : j'aurais alors contaminé d’angoisse un régiment entier.

Une fois le collage achevé, c'était au petit matin, y'avait plus un espace libre Les toilettes du PULP, partout ! Je me suis assise face à l'installation et là, j'étais bien. Toute ma douleur était partie, l'angoisse intérieure, la souffrance… Le travail que je venais d'effectuer, fixer ces photos, les unes après les autres, je sais pas, ça m'avait comme purgée. Je pouvais mourir là, c'était, voilà, presque un souhait. Je me sentais tellement BIEN.

Encore et toujours !

Bon je ne suis pas morte.

Terrible cette expo… Je n'en avais parlé à personne, c'était un secret total. Moi, face à moi. Je ne remercierai jamais assez Philippe Castro d'avoir eu la patience de m'accompagner, parce que j'étais alors vraiment perturbée. Philippe, merci encore.

Ça, ça a été.

Bon, j'ai continué mon site. J'ai continué tout ça sans trop y penser… J'étais dans un état de confusion, comme dans la brume. C'est alors que j'ai croisé un collectionneur d'art immatériel qui m'a fait remarquer que mon site était une œuvre. Au départ je ne comprenais même pas. Quand il me l'a expliqué, j'ai pris conscience du fait que, oui, en effet ce que j'avais produit, construit, était quelque chose en soi, et j'ai eu, pour la toute première fois, une vision globale de mon travail, un work in progress, une "archéologie du présent", un tableau immatériel colossal dont je ne sais même pas exactement de combien de dizaines de milliers de photos, de films, d'enregistrements audio je dispose.

L'histoire me passionne. Les datations sont souvent faites à partir de tas d'ordures, des latrines. Damepipi.com est née dans les latrines du PULP, un hub archéologique.

 »


[1] « Le Pulp est un nightclub lesbien parisien créé en 1997 par Michelle Cassaro et Sophie Lesné, spécialisé dans la diffusion de la musique électronique. Situé 25 boulevard Poissonnière (2e arrondissement de Paris), il ferme ses portes en 2007. La disc jockey Chloé a été résidente du club parisien durant dix ans. Jennifer Cardini a aussi été DJ résidente. », https ://fr.wikipedia.org/wiki/Pulp_(discoth%C3%A8que)

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06/2023 Clair-Obscur_entretien avec Thomas Lévy-LasneTextes courtsMODES PRATIQUES V_DES NUITS_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

 

Clair-Obscur.

 

Entretien avec le peintre Thomas Lévy-Lasne.

 

Portraitiser la mode par à-coups picturaux, glâner sur les robraks et vieux livres de commandes les motifs imprimés, s’émoustiller des étoffes sensuelles comme du plastique d’une sandale acide, tel est le goût du peintre figuratif Thomas Lévy-Lasne. En la matière, il se livre, dans ses épiques tableaux de fêtes, à une lecture au scalpel des allures et des lois du paraître. À partir de l’image photographique recomposée, il peint des scènes de la mode quotidienne où se déploient, sous les horizons d’un œil ivre érotisé de flashs, l’essence d’un style et d’un présent sans clair-obscur. L’entretien qui suit relate l’art de peindre, à contrejour de la nuit.

 

Aube, aurore & chaos nets

Tu peins des aurores et des aubes, des lumières qui vacillent…

Oui, c’est une émotion que j’aime beaucoup. En bon angoissé, le lendemain ne m’a jamais paru acquis. Le spectacle du petit matin est une des choses les plus belles au monde, presque trop beau pour les sensibles. J’adore me coucher au moment où le soleil se lève. Le sentiment du petit matin peut-être déchirant. J’ai fondu en larmes devant Marie-Antoinette de Sofia Coppola : juste après le moment où ils ont fait la fête, quand ils se retrouvent ensemble et regardent le soleil qui se lève.

Il y a une sensation de liberté aussi des petites heures, j’aime la nuit parce que c’est un moment de flottement, sans contrainte ni temps structuré, un vide sensuel. Mais bon, mes amis savent que je suis dans le coin à ces heures absurdes, j’ai beaucoup de desespérés au téléphone ! Il m’est arrivé d’envoyer des Uber à travers Paris pour sauver des gens perdus bourrés, en larmes.

Je peins le jour et la nuit. J’ai des lampes LED qui recréent la lumière du jour, c’est très fixe, je vis un peu comme un vampire. Cela me parait être un privilège de l’époque : la conquête de la nuit.

Tu veux dire que la lumière nocturne a une incidence sur ton travail pictural ?

Cette liberté gagnée depuis peu finalement, oui. Il y avait la bougie mais ce n’était quand même pas le même monde. J’aime beaucoup aussi la nuit dans la nature. Récemment j’ai fait une expérience intense : j’étais dans le Vercors et je me suis baladé dans la forêt nuitamment, tout nu. Ça ne rigolait pas du tout ! Au bout de trois minutes, j’étais terrorisé. C’est très simple à faire, mais j’étais très vite à l’os de l’existence.

Contrairement à la vie urbaine ?

Oui j’ai travaillé également la nuit à la campagne. On pourrait me décrire comme névrosé à me cacher du jour, c’est assez étrange. Sur l’effet de nuit, je suis totalement incompétent en quotidien, souvent très seul. Je suis également très lent dans le travail, âpre. J’ai besoin d’un espace temps presque infini sans rapport avec la contingence, un grand flottement. Ma journée commence souvent à 21h00. J'aime aussi les fêtes de jours, hors du temps, celles où l’enjeu est justement de tuer le temps en sacrifice. Un rêve de Tchekov. J’ai réalisé un court-métrage bizarre où un peintre accepte de devenir un vampire pour être un meilleur artiste. Savoir comment dépenser le temps qu’il reste, c’est l’enjeu existentiel et quotidien de ma vie.

Qu’est-ce que trouve un peintre alors dans le fait de peindre une scène de nuit ? Précisément dans une scène de fête où la lumière est généralement assez négligée.

Pour moi, ça commence souvent avec le flash de l’appareil photographique, et ensuite je joue avec cette composition mise à plat. La composition avec le flash est presque scientifique, la cruauté du flash c’est celle du chirurgien, c’est comme un prélèvement anatomique du réel.

Est-ce que cela crée directement une image motif ? Au sens où la composition est rabattue sur un seul plan.

C’est la question de l’accaparement du monde. Moi, je pense que le monde est net ! Mais nous n’avons pas la capacité de vraiment le voir. Il est beaucoup trop fugace, saturé, et nous sommes pétris d’idéologies, de sentiments, de nos dénis qui viennent troubler les perceptions. Nous n’avons pas accès au réel, même en peinture. De toute façon, nous n’en sommes pas séparés. Alors mes images sont toujours de l’ordre de la mise en scène. Comme un objet de contemplation, comme une carte où l’on pourrait se balader. Quelque chose d’inquiétant dans le fourmillement. J’ai tendance à mettre tout au même niveau avec netteté, sans effet de flou, aucun secret ni mystère, tout est là. C’en est presque pesant et indigeste !

J’aime les pigments anciens comme les terres naturelles, solides pour peindre la peau, les arbres ou les ciels. Dès que je peins des vêtements, par exemple des sandales en plastique, je suis obligé d’aller dans des couleurs complètement folles qui explosent sur la palette, artificielles et d’origines chimiques. L’harmonie est presque cassée. La vie c’est gris. Je ne suis pas du tout porté à croire que la nature possède une harmonie propre, mais il y a quelque chose d’amusant dans les dissonances très fortes. Lorsqu’il y a un violet de cobalt qui explose par exemple, c’est assez intéressant.

Le moment de la fête, de l’aube, tu considères ça comme un redémarrage ?

Oui, car on n'a pas besoin de se gaver, ça peut se réduire au fait de s’agiter et de danser dans tous les sens, on ne va pas réchauffer la planète avec ça ! Au contraire, ce sont des relations, de l’amitié, des solidarités.

Peindre la fête. Logique du paraître.

Je souhaitais t’interroger sur ce fameux livre de peintures de fête. Quand je regarde une double-page de ton livre, la dimension vestimentaire est très présente. Est-ce cela qui t’arrête, ou plutôt les postures ?

C’est très excitant de peindre un motif, de peindre une chemise ou une robe particulière, des strass… Il y a un plaisir évidemment à cette profusion d’imprimés mais il y a aussi un plaisir au chaos que tout ce petit monde-là recrée. Après, ce qui m’intéressait pour la mode je pense, c’est le fait que la fête est une des dernières traditions qu’on est prêt à vivre au premier degré, sans ricaner, en y croyant.

J’aime les fêtes parisiennes… les fêtes d’appartements ! Je peins cela parce que cela témoigne d’une réalité : les espaces sont trop remplis, il y a trop d’objets et pas assez d’espace pour les jeunes.

C’est un principe de mondanité très joyeux ?

Oui, on a envie d’y adhérer. C’est un espace où il se passe une infinité de choses. Il y a l’amour, la mélancolie, la solitude, le Me too, les couilles pleines, l’amitié franche, une fille qui est toute seule dans un coin… Je n’aime pas trop l’idée de faire une série, mais j’aimais beaucoup la variété que pouvait m’offrir la fête. Après, c’est drôle, car ceux que j’ai peint constituent surtout une génération de personnes issues du cinéma et qui maintenant sont un peu connues. Des gens stylés, qui avaient le goût de l’apparence. Ce qui m’émeut c’est la manière dont les gens se représentent, comment ils se montrent. Par exemple, tu as une grande veste, un grand manteau très large et impressionnant et puis tu l’enlèves et d’un coup tu es tout filiforme. Touchant aussi car dans les fêtes tu cherches l’amour, la séduction. Comme les parades nuptiales des oiseaux, des jeux avec des codes changeants, et c’est joyeux : on va boire des coups et on sera bourrés, on va s’embrasser, et tout va bien se passer ! Du moins, on l’espère.

Je prends des photos dans les soirées lorsque je suis complètement soûl, au hasard, sans aucune envie, aucun plaisir si ce n’est que j’ai repéré la petite robe qui me plaît ou les chaussettes à rayures, ou une situation particulière de dispute amoureuse ou de malaise que je photographie de manière très légère. C’est ensuite avec les rushs des photos que je fais des montages.

Ce n’est jamais une retranscription littérale d’une photographie, c’est plutôt une recomposition avec des éléments de la fête ?

Exactement, je ne crois pas à la vérité d’une seule image, ça ne m’intéresse pas du tout. Comme je travaille à l’aquarelle, la photo n’est qu’un point de départ. Le regard un peu alcoolique m'intéressait aussi, le moment où on prend tout à peu près au même niveau, sans hiérarchie dans ce regard. On plonge de la même façon dans les petits pois, les motifs, etc. C’est un plaisir d’avoir des murs de motifs. J’ai acheté dernièrement des gros livres d’échantillons de mode du XIXe, et rien que ces bouts de tissus et leurs motifs, ça me plaît beaucoup.

Apparences et motifs de fête

Ce n’est pas sans lien avec une idée de la mode selon Paul Poiret qui organisait des grandes fêtes !

Oui, on a oublié ou cela on ne nous intéresse pas, mais Léonard de Vinci a organisé des boums ! Puis le bal des Quat’z Arts, c’était organisé par le très sérieux Gérôme, un gros fêtard. Dans les années 1980, des peintres ont commencé à gagner de l’argent en décorant les boîtes de nuit, comme Gérard Garouste ou Nina Childress. Nina Childress a fait le décor d’un clip des Rita Mitsouko par exemple. Je trouve que c’est un rapport à la société vraiment beau. J’ai un peu le fantasme de la pratique de William Morris, j’adorerais faire du papier peint.

Et dans cette histoire de portraits de fêtes, il y a quelque chose d’un art de vivre, chaotique, la restitution d’un état, d’un esprit.

Oui, et c’est aussi pour moi très issu de la classe moyenne. Ce n’est pas la grande bourgeoisie ni le prolétariat, c’est la classe moyenne qui veut croire qu’elle va monter l’échelle sociale, alors que pas du tout.

Dans ton émission Les Apparences, tu interroges, notamment lors de ta discussion avec Mireille Blanc, le rapport proche aux objets, aux choses, à leurs motifs et leur matérialité particulière que vous avez en commun dans cette histoire de fêtes. Tu dis que tu ne penses pas vraiment à ta « vestimentation » mais pourtant tu regardes de façon très fine la question du motif et des imprimés, une manière d’essentialiser un réel ? Je pense à Dufy par exemple…

Justement je n’aime pas trop ce style en peinture, ça ne m’intéresse pas de styliser le monde. J’ai plus envie de mettre en scène un effet de réel. La fête a un côté carnaval, l’ordre social, la hiérarchie sont renversés pour un moment. On ouvre grand les fenêtres, on laisse circuler l’air et on constate que toutes les structures hiérarchiques ou sociales sont complètement fabriquées. Dans mes aquarelles, je renverse également les hiérarchies du visible, un visage a autant d’importance dans le traitement qu’une tranche de jambon ou qu’une prise électrique. Le monde banal, quotidien, retrouve son étrangeté. De fait dans une fête réussie, on a retourné l’appartement.

La fête ou le carnaval sont traditionnellement des moments rares de prise de risques : on y brûle le surplus de la nourriture qu’on a gardé pour l’année. On mange tout d’un coup parce qu’on a confiance. C’est une fête de l’abondance. Aujourd’hui, dans nos sociétés de surplus quotidien, de progrès, on peut faire la fête tous les jours. L’abondance est un danger mortifère.

La question qui me fascine c’est comment va-t-on atterrir ?

Éclairer au flash des scènes de fêtes où les vêtements sont pensés comme des vêtements de lumière en ce sens qu’ils sont des appels à l’apparat, il y a finalement une logique assez joyeuse. Cet espace du motif construit un appel au regard.

Oui, c’est comme une petite boîte à bijoux bien dense qui mettrait en valeur le vide, ou l’éclat du vide. Le flash est aussi une espèce d’obscénité du regard. Je pense à Blow Up, en tant que photographe, même érotique, ça peut m’arriver de me sentir frustré parce que je n’arrive pas à capter assez les choses, malgré toute l’énergie que j’y mets, je ne fais que les frôler.

Le secret de la perception qu’on en aurait à l'œil ? Celui qui échappe volontiers à cette captation temporelle ?

Oui, ou le fantasme qu’on en aurait. Le réel est plus fort. C’est le vieux rêve de tous les réalisateurs de faire un film pornographique mais il y a quand même cet enjeu là, de toucher à l’obscène du corps par l’image, et ce n’est pas facile. Chez Sade, c’est un carnaval aussi. Il met des choses dans la tête pour te secouer. Ce qui m’intéresse aussi dans le carnaval, c’est que quand on revient sur terre, peut-être que les choses sont plus fraîches, les cartes du banal ont été rabattues, tu les regardes avec un autre œil, tu habites mieux le monde. C’est comme si tu passes une journée avec un masque de bal masqué, tu n’es pas totalement le même homme, ou de ce sentiment d’étrangeté quand tu reviens chez toi après un long voyage.

Défilés, fast fashion & reportages peints

Et si l’on revient à la commande pour Harper’s Bazaar ? Effectivement, tu reproduis, tu réécris le motif de la robe ?

Oui c’était le jeu, c’était la commande ! Et ce n’était pas que le motif mais aussi la texture. Un vêtement c’est une matière, et ça m’arrive de faire les mailles des pulls, de faire sentir les mailles, presque dans un geste où je refais la laine à l’aquarelle. C’était vraiment de la retranscription minutieuse.

Comme un copiste. Je ne le dis pas dans un sens péjoratif mais comme s’il y avait quelque chose de l’ordre de l’enluminure.

J’ai fait des progrès en aquarelle et notamment sur les jeans. En fait le jeans c’est des lignes bleues mais l’épaisseur n’est pas si facile à trouver, il y a une vibration entre le blanc et le bleu. Ce sentiment de la surface du tissu, on n'y pense pas mais c’est très fort en peinture car on peint sur toile, donc la matière du support est vraiment importante. 90% du tableau, c’est d’abord la texture de la toile.

Des fêtes de mode j’en ai fait un peu car j’ai travaillé un moment pour Harper’s Bazaar France où j’ai réalisé des panoramas de défilés pour eux. L’idée c’était de résumer une saison de mode, les faits saillants, en une image. Alexandra Senes était chargée de développer l’édition française, et elle m’a fait faire tous les défilés de mode pendant deux saisons (Chanel, Dior, Miu-Miu, etc)… J’étais toujours au premier rang pour faire des photos. Ce qui m’a le plus marqué c’est le côté minuscule du milieu, au bout de trois défilés enchaînés, on était une quarantaine à se retrouver. J’étais vraiment mal habillé avec des cheveux gras mais les photographes se jetaient sur moi pour me prendre en photo, on ne sait jamais. Les fêtes étaient nulles, trop d’enjeu narcissique et professionnel.

La dépense en feu d’artifice qu’est un défilé m’a beaucoup plus fasciné. Je pensais que je serais complètement blasé, ça ne m’intéressait pas vraiment mais en fait, c’était génialissime ! Il y avait une électricité et une excitation folle, une dépense intense et furtive. C’est évidemment une esthétique à bannir aujourd’hui. Si l’on considère qu’un défilé de mode, c’est d’abord une dépense carbone injustifiable qui amplifie la dérive climatique qui nous paraitra de plus en plus insupportable.

C’est là que mondanité prend tout son sens. C’est un mode d’être au monde ?

C’est arriver à habiter le monde. Je ne suis pas idéaliste mais ce qui est aussi triste que passionnant, c’est de voir se dessiner un choix : la renaissance ou le chaos. Soit on arrive à changer notre manière de vivre dans le monde, nos valeurs, nos hiérarchies, nos priorités et nos addictions soit c’est le chaos. Nous subirons la dérive climatique quoiqu’il arrive au vu de l’inertie de l’effet de serre, reste à savoir si nous serons capables d’en atténuer les effets ou de l’accélérer avec par exemple la fast-fashion.

La fast-fashion, c’est la fin du monde ?

Bien sûr c’est la fin du monde et surtout, je pense que les clients vont se retrouver vite à la vomir. Après la dixième canicule, avoir vu la forêt de son enfance en flamme et les perspectives de « vie normale » s’évanouir, on n’y croira plus du tout à tout cela. La question reste quand est-ce qu’on croira en ce qu’on sait. Se dessiller les yeux, se désillusionner au plus vite, c’est commencer tout juste à arrêter le saccage.

Il y a des pistes positives pour la mode, je crois. Par exemple, moi je suis grand et gros et je ne rentre dans aucun vêtement standard. J’ai découvert avec émotion ce qu'était le misfit, inventé avec l’industrie. On crée un corps imaginaire et à partir de ce corps, on fait les vêtements des gens. Donc évidemment que je ne peux qu’être malheureux ! Je trouverais merveilleux que l’on revienne à une sorte de sur-mesure quelconque, même par ordinateur, mais quelque chose d'intelligent et de beaucoup plus durable puisqu’adapté à des vrais corps, pas à des idées. Qu’est-ce que cette beauté normée ? C’est une préparation à la haine de soi. Ça fait vendre des crèmes de jour. Je reste étonné que perdure dans les magazines de mode, malgré les luttes féministes, cette haine pure pour le corps réel. Les photos dans les magazines ressemblent vraiment à des peintures pompiers idéalisantes et mysogines du XIXe siècle. Débarrassé de cette saturation de fausseté, cela ferait sûrement moins d’argent pour les annonceurs mais nous rendrait, je le crois, plus heureux, d’accepter nos corps, ici et maintenant.

Ces changements profonds du milieu de la mode toucheront également le milieu de l’Art Contemporain à n’en pas douter. Ce dernier est de plus en plus dépendant structurellement de la mode : beaucoup de galeries parisiennes tiennent financièrement par la location de leurs espaces pour les fashion week, la part des locations

pour des évènements dans les musées ou centre d’art est de plus en plus grandes. La cours des comptes a révélé que le budget du Palais de Tokyo en 2021 c’était pour 14% de la billetterie et pour plus de 60% de l’événementiel jusqu’à suivre le rythme des fashion week pour décider celui des expositions. Si ces bombes climatiques toxiques que sont les fashion week s’arrêtent, c’est également tout mon milieu qui va trembler.

Mathieu Buard, juillet 2022.

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06/2023 LUTINERIES NOCTAMBULES, FOUTRERIES D’AUBES_AbécédaireTextes longsMODES PRATIQUES V_DES NUITS_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

ABÉCÉDAIRE MODES PRATIQUES V

LUTINERIES NOCTAMBULES, FOUTRERIES D’AUBES

 

Abécédaire co-écrit avec Céline Mallet.

Photographies : ©Marianne Maríc.

 

 

Outre-mondes, contre-mondes, night clubs ou fêtes sponsorisées de la mode.

Secrets d’alcôves, parures, chorégraphies et récits de l’intime.

 

 

 

A

Amant

Immobile devant la psyché, elle adora son âme nouvelle, cette robe de soie si mate et si blanche, puis fit des gestes pour admirer la chute des plis. O son aimé, ô à lui seul vouée ! Enthousiaste de lui plaire, elle se sourit dans la robe qui avait recouvert le beau corps de celle qui se décomposerait dans la terre. Ridicule de jeunesse devant la psyché, elle chanta une fois de plus l’air de la Cantate de la Pentecôte, chanta la venue d’un divin roi.

(.…)

Ensuite, après une nouvelle retouche à la mèche, suivie d’un ultime perfectionnement, elle alla et vint devant la psyché avec des coups d’œil furtifs pour s’y saisir en mouvement. La robe de la morte dessinait trop ses hanches, les fastueuses dont elle avait honte autrefois, dessinait trop, légère et de lilas odorante, la courbe arcade pubienne. Un peu gênant, trop révélée, trop exposée. Tant pis, il avait droit à tout.

Albert Cohen, Belle du seigneur, page 540 et 542, éditions Gallimard, 1968

Académique

En danse, l’académique est l’uniforme classique du geste virtuose, la seconde peau qui nappe la nudité malaisante et qui noue indéfectiblement la performance d’une écriture chorégraphique à l’attelage d’une troupe bien enrégimentée sinon totalement soumise à la hiérarchisation des grades et qualités. Un corps sans sexe - sur scène.

Étendu aux champs disciplinaires du corps vécu, l’académique serait l’élémentaire de toute pratique qui porte le corps à la scène comme à la nuit. Reste à le considérer retourné comme un gant, qui lorsqu’il signe le fétiche, slip “minimum” des îles, combinaison intégrale zentaï ou latex wetlook pour cat and dog consentants, sinon encore joggingxjockstrapxbaskets dans le fond d’une cave gay, ces académiques sont l’appanage d’un uniforme qui perfome un lieu et un contexte. Là, l’agent qu’est le vêtement ou l’accessoire autorise une mondanité d’un autre monde, une outrehiérarchie.

Prêt-à-porter Automne/Hiver 1989-1990, Vivienne Westwood avec la collection “Voyage à Cythère” propose une série de looks aux leggings et justaucorps dont la feuille vigne brodée placée sur l’entrejambe est le gyrophare d’une dénudité factice, d’une sexualité sans déguisement. Académiques et arlequinades libertines ne font qu’un dans cette partie de campagne à la Watteau.

B

Bal

Un vaste espace avait été aménagé pour photographier les célébrités dès leur arrivée, fixes, immobiles, posant sagement, avant même qu’elles ne fassent la fête puisque la fête n’avait pas commencé. Plus tard, des photographes sillonneraient les allées. Il n’y avait que top models, créateurs, annonceurs, présidents de grands groupes. Presque pas d’artistes en dehors du milieu de la mode, contrairement aux bals du temps jadis, celui de Poiret ou de Lagerfeld - où Loulou de la Falaise dansait sans doute ivre morte, à moitié nue, sniffait de la coke sur les tables, avant de s’effondrer, à l’aube, dans les bras de deux inconnus qu’elle embrasserait l’un après l’autre.

Nelly Kaprèlian, Le manteau de Greta Garbo, page 117, éditions Grasset et Fasquelle, 2014

Baise-en-ville

Depuis le début du vingtième siècle, le baisenville, ou baise-en-ville, appellation triviale et quelque peu ironique, désigne à l’origine une sacoche en cuir, puis un sac (de voyage) au volume restreint, susceptible d’accueillir le strict nécessaire pour tous les aventuriers et désormais, les aventurières d’un soir. On saura gré au chanteur français Alain Bashung, par ailleurs l’interprète d’une chanson célèbre intitulée La nuit je mens, d’avoir évoqué en quelques vers la dimension licencieuse voire illicite de cet accessoire au premier coup d’œil anodin, dans le single S.O.S. Amor en 1984 :

J'ai des faims de toi difficiles

Des jours ça veut pas rentrer

T'as fouillé mon baise-en-ville

Ça j'peux pas saquer

En voulant nettoyant mon fouet

Bêtement le coup est parti

Ton cri était presque parfait

Ton cri était presque parfait

Balls

Il y a les superbes bals, ceux où Greffulhe apparaît en étoile filante dans les robes grands soirs à la Worth, ceux que Paul Poiret et consor s’amusaient à créer, univers décoratifs d’ensemblier où la fantasmagorie était totale telle qu’il l’a décrite dans le chapitre XII mes fêtes d’En habillant l’époque

Les balls dits dans la langue de Shakespeare, et les contresens que l’homophonie suppose, à la manière d’un cocktail qui enivre, ou d’une sirène qui berce avant la dévoration, ouvre à des horizons supplémentaires et des logiques du paraître bien à propos.

Met Ball annualisé et lieu distinctif de la pop culture impériale, panthéon red carpet des commandes spéciales de robes des maisons du luxe faites pour et par l’occasion. Ici la fantaisie et les débordements de chair sont pléthores et frisent le poncif. Nicki Minaj concourt allègrement au couronnement de l’élégance face à Lady Gaga, Rihanna ou Katy Perry, habillées par Balmain, Rabanne, Dior. La jambe dégagée, l'effeuillage était parfait. Dont’ touch my tralala.

Ballroom, où s’enchaînent les balls, est le lieu performatif qui accompagne la scène queer et dont le voguing est la danse mère. Ici la compétition n’est pas celle des industries culturelles et créatives des grands groupes mais l’ère fraternelle du genre flamboyant et dansant, outrageux et sexuel, pour de vrai.

Balls, c’est aussi le paquet masculin, glorieuse excroissance d’une braguette médiévale, enserré dans un slim à la Slimane, porté à gauche dans un pantalon de tailleur ou pendant dans un caleçon façon Hugo Boss. L’objet de l'œil, chez Bataille.

C

Con (& consort)

Dans son genre, émancipée, Vivienne Westwood, reine défunte des punks et des transgressions heureuses d’avant-l’heure, a nombre de fois pris son corps comme sujet et modèle de subversives présentations. De jour, lors de la cérémonie de son ascension d’officier devant Elizabeth II en 92. Sans culotte comme un effet boomerang littéral à nos chers révolutionnaires françois de 1789, elle montra son con dans une magnifique parade giratoire immortalisée par Martin Keene. De nuit, alanguie sur un divan, la croupe à l’air, non sans l'œil frisotant du plaisir de l’outrage, face caméra du complice Juergen Teller, en 2013 pour Dazed. Mais encore, avec son sulfureux car néanmoins beaucoup plus jeune mari Andreas Kronthaler - ce qu’il y a de chocking qu’une vieille dame s’éclate - et toujours sous l’œil réjoui de Teller, lui aussi tout nu sous les froufrous post “mini-crini” d’une robe de cette collection satinée AKVW UNISEX SS17 - l’oiseau de nuit à nu.

Culotte

J’ai glissé une main sous sa robe, senti l’anneau de son nombril au milieu de son ventre doux et bronzé. Ma main est descendue vers le bas de son abdomen et autour de ses hanches. L’incurvation en bas de sa colonne vertébrale, juste au-dessus du cul - j’ai caressé délicatement la déclivité, un petit massage très doux, des mouvements circulaires, et puis mes mains sont descendues à l’endroit où les fesses rejoignent les cuisses. Mes mains se sont déplacées vers le bord de sa culotte et le territoire inconnu au-dessous.

Bret Easton Ellis, Lunar Park, page 107, éditions Robert Laffont, 2005

Cordon

Vue de dos, elle semble tenir à peine _ “Une robe réussie, avait-il dit au journal Elle, doit donner l’impression qu’elle va tomber.”_ Le décolleté fendu jusqu’au bassin de 2 centimètres de trop_il sait jusqu’où aller trop loin ! Un fin cordon tendu en haut des omoplates ferme la robe par une minuscule agrafe.

Jean-Jacques Schuhl, Ingrid Caven, page 106, éditions Gallimard, 2000

Cockring

L’objet a pour fonction d’accessoiriser et parer le pubis masculin en gardant le panache viril dans un flux sanguin le plus turgescent et érectile possible. L’anneau de queue, autrement traduit, placé à la racine du sexe et des testicules flatte comme il indique une pratique performative où forme et fonction se trouvent conjuguées à merveille. L’intensité induite par l’accessoire engage un terrain de jeu telle que dans l’arène du torero ou du gladiateur, la force de l’un joue de l’élasticité et la souplesse de l’autre, anal. Et vice versa.

Ndlr - Pour anecdote, oublié sur le comptoir du bar à culs par un habitué sans doute occupé à une autre chose, un ami trouve un soir tardif et à l’étage du MecZone où les conversations sont permises, l’objet circulaire entre deux bières. Il saisit l’anneau de son pouce et de son index, dans la grande tradition de la préhension anthropologique sapiens, et le porta à son œil, monocle inspiré et brillant. Ivresse d’une longue vue retrouvée, joie du télescope d’un soir.

D

Déshabillé

Elle avait l’art de mêler à sa chevelure crépue, aussi noire que celles de ses ancêtres de Salonique ou de Cordoue, des mantilles de dentelle, des filets, des voiles de soie qui lui dessinaient des parures à la fois provisoires et d’une sophistication extrême. Ses yeux énormes agrandis encore par des ombres à paupières pailletées brillaient comme ceux d’une idole de Félicien Rops. Sur ses épaules osseuses, où chaque angle des omoplates et des rotules se dessinait à la lumière des bougies, pendait un déshabillé de panne de soie rose tachetée de rouille et de brûlures de cigarettes.

Simon Liberati, Performance, page 150, éditions Grasset, 2022

Décolleté, dentelle, dénudé, dessous, dessus

@ruiofficial.me, depuis son instagram ou son site, diffuse l’éditorial de la marque RUI, créée par Rui Zhou. Les ensembles déployés sont à la fois parures de nuits, looks néo grunge aka punk, déshabillés d’un bord emmitouflés de l’autre. Vestiaire dont la volonté ambivalente n’a d’égal que le couvrement et découvrement paradoxaux du corps du modèle. Par parties ou ajouts de prothèses, le mannequinage étrange accentue par de francs décolletés et dénudés, une sensualité qui passe outre le poncif de la bimbo, de la nymphe, de la pin-up et évoque davantage l’avatar sexy des métavers IRL. Par de fines mailles éthérées et transparentes qui retiennent des poitrines méga, par de mini culottes retenues par des courroies ou brides filaires, par des doudounes de bras ajustés à une robe filet et un string rosés, par une longue bandelette jacquard reliée d’agrafes enroulée ajourée autour de quelques parties du corps… RUI adresse à la foule une chimère, garde robe qui redessine à même le corps. S’épelle un programme érotique d’un genre extrasensuel, transdimensionnel, où dessus, dessous et dentelle sont renversés.

Duvet

De Paranoïd Park à Ken Park, d’une caméra torve, sinon concupiscente, Larry Clark décrit le moment ambigu du corps transitoire des adolescents et du mode d’existence par lesquels sont traversés ces jeunes personnes. Le duvet, masculin, moustache pubère, guiboles poilues et torses imberbes des skaters, pose l’acmé d’une érotisation, lorsqu’il ne les filme pas complètement nus, de jour.

Drogue(s) (voir Vampire, Zzzzzz)

Il se défonce comme d’autres respirent, c’est-à-dire sans arrêt. Il lui arrive certes de dormir, mais par brefs spasmes, et seulement après plusieurs jours et autant de nuits passées à s’épuiser à coups de shoots d’héro et de lignes de coke. Le repos, pour lui, c’est s’affaler deux ou trois heures, inconscient, sur un canapé décati; après quoi, requinqué, il repart pour trois ou quatre jours de délire non-stop. Des rumeurs, dans le clan Stones, prétendent qu’il est doté de facultés surhumaines. Les roadies commentent à voix basse ses derniers marathons hédonistes, et certains croient dur comme fer qu’il a deux foies.

Nick Kent, The Dark Stuff, page 180, éditions naïve, 2006

E

Écran

Tinder, grindR, Happn, Bumble, Fruitz, ce cocktail d’applications numériques nourrit les fragrances musquées et lutines de l’ère actuelle. Sans se substituer à la rencontre du coin d’un bar, de la série d'œillades d’un club bondé ou de l’aventure d’une backroom, les plateformes de rencontre, sexuelle notamment, formalisent un programme très concret, lifestyle de l’immédiat et de la livraison à domicile. À l’orée de l’envie, ici, hors du cycle des nuits, la sulfure est une ordination dont les formats sont épicés depuis la surface lisse et miroitante du smartphone. Écran d’un soir.

Mode d’apparition et de paraître versatiles, les campagnes éditoriales de mode, les défilés proformats…, fonctionnent désormais sur le même mode événementiel d’une pulsion scopique, coup d’un jour.

Enlèvement

Voir Rubens et l’enlèvement des filles de Leucippe où Castor et Polux, bougres d’hommes attrapent les cuisses capitonnées mais délectables des belles Hilaire et Phébé. Elles nues, eux parés. Elles molles, eux dûrs. Deux chevaux cabrés en arrière plan assurent la subtile gaudriole qui va suivre, la nuit tombée. Ut pictura pœsis ?

Eunuque (masculin)

Immaculé, guerrier implacable nommé Ver Gris, Varys conseiller politique aux chuchotements machiavel, Theon Greyjoy noble pineur démis et défait, dans Game of thrones une kyrielle de virilités contrariées invente des mondanités d’eunuques. Discours d’incapacité, masculinité nouvelle, fragile subsistance, zeitgeist de la débandade, l’absence de paquet ici propose l'alternative sensible aux veilleurs de la nuit, fiers à bras irrités et irritables dans la même saga et série.

Eunuque (féminin)

Lorsqu’on regarde aujourd’hui une séquence vidéo des défilés de Montana, on ressent un certain malaise. La coupe de ses vêtements est superbe, c’est un fait, les finitions irréprochables, le cuir exquis, le modelé magistral, mais on est écrasé; c’est l’anéantissement de la féminité, moins par misogynie que par volonté de créer un eunuque féminin. On ne relève jamais chez Montana la moindre trace d’admiration pour la femme; au contraire, ses vêtements éveillent de déplaisantes associations avec le faschisme_par l’iconographie de l’aigle, bien sûr, par les manteaux de cuir traînant jusqu’à terre et les gros ceinturons de cuir d’esprit militaire, mais surtout par la beauté glaciale et réfrigérante de l’ensemble de sa vision.

Alicia Drake, Beautiful People, page 399, éditions Denoël, 2008

F

Fête

Les invités arrivaient. Les déguisements étaient assez prévisibles : des vampires, un lépreux, Jack l’Éventreur, un clown à l’allure monstrueuse, deux assassins à la hache, quelqu’un qui semblait simplement se cacher sous un grand drap blanc, une momie dépenaillée, quelques adorateurs du diable, et il y avait pas mal de mannequins et un paysan pestiféré et, comme prévu, tous mes étudiants étaient des zombies. Quelqu’un que je n’ai pas reconnu est venu en Patrick Bateman, ce que je n’ai pas trouvé drôle et ce qui m’a même causé un problème : voir ce type, grand et beau, dans un costume Armani (daté) taché de sang, embusqué dans tous les coins de la fête, examinant les invités comme s’ils étaient des proies, m’a totalement angoissé et même fait plané un peu moins haut, et j’ai dû retourner dans mon bureau pour arranger ça.

Bret Easton Ellis, Lunar Park, page 54, éditions Robert Laffont, 2005

Fétichisme

Ce manège singulier, une dispersion de soi qui était aussi un élargissement, s’apparentait au goût qui était le sien de s’envelopper le corps et le visage de foulards, de rubans de couleur, de chaînettes d’or ou d’argent aux chevilles, de pendants d’oreilles et de tout un parement compliqué de nœuds et de colifichets. Je ne l’avais jamais possédée tout à fait nue et même dans le lit, explorant son corps, je découvrais toujours un ruban prélevé à un paquet de pâtisseries, une petite médaille inconnue, une chaînette oubliée, un ex-voto pendu sous l’aine, quelque chose.

Simon Liberati, Performance, page 178, éditions Grasset, 2022

Fetishwear

De la nuit des alcôves, des backrooms, à l’hypervisibilité des podiums et des réseaux, comme un contraste en noir au blanc, une photographie de Mapplethorpe. Même les pages du Vogue l’ont noté pour la période de l’après confinement : l’univers et les accessoires du fétichisme, s’ils ont toujours fait partie du vocabulaire de la mode subversive mais pas que, de Vivienne Westwood à Alexander McQueen en passant par le cuir chez Claude Montana pour ne citer qu’eux, contaminent les collections de mode, pendant que les icônes de la pop culture déploient aux yeux de tous le total look cuir ou latex, les zips stratégiques, les déclinaisons du harnais ou de la cagoule. On peut formuler l’hypothèse qu’un tel engouement ne serait que l’exacerbation du fétichisme latent dans tout geste de mode offensif, mode qui nie et pare le corps tout à la fois, en invente des substituts. Dans quelle mesure l’évocation esthétique de pratiques sexuelles marginales participerait-elle d’une forme de libération reste à réfléchir. On peut aussi y lire la recrudescence d’un contrôle, d’une intimité qui mise en scène, aujourd’hui instagrammée, hyper relayée par les médias, se doit plus que jamais d’être bridée et spectaculaire.

Fouet

Lanières, badine, cravache… Le fouet et ses déclinaisons dominatrix trouve chez Mugler l’allant d’un bustier cuirassé motard aux lanières furieuses, chez Mister Pearl, endimanché de son corset, les deux mains ployant la baguette gagnée une vive contraction. Avec Gaultier, chez Hermès, la cravache est plus sage quoique sous tension.

Fumet

Il semble que je sois protégé par Hermès, dieu des larrons et guide des morts. Il m’inspire mille subterfuges, il conduit sans encombre jusqu’à mon lit les objets de ma passion.

Jérôme. Il est aussi grand que moi mais si mince qu’à deux mains je pourrais presque emprisonner ses hanches. Il ne sait que faire de ses longs bras, ni comment placer ses longues jambes, plus dégingandé qu’un poulain. Sa poitrine, ses cheveux, son visage aigu ont une saveur de sel, comme s’ils avaient été baignés de larmes mais, jusqu’à ce que je l’ai purifié de ma salive et séché de mes caresses, son sexe avait un épouvantable goût de lavande.

Gabrielle Wittkop, Le nécrophile, page 61, Éditions Verticales, 2001

G

Gode

Gode, godemichet, godemiché ou godemichou, et la farandole de plugs, bijoux d’anus et substituts phalliques qui accompagnent la collection de l’objet priape, procurent à l’endroit choisi un plaisir. Depuis l’ancestrale caverne, entre représentation et instrument, jusqu’aux temples des sexshops, la trique artificielle sait la rhétorique de l’éloquence, démonstrative et inépuisable face au trou. Sans genre ni prédisposition, transculturel, l’accessoire se charge des offices indistinctement, en solitaire, double, en commun, de communauté, fétiche. Harnaché et porté à la taille, il devient ceinture, laissant les mains libres. Pris des modes de son temps, il adopte les matières, tailles, mœurs et formats innovants et trouve dans le savant moulage des qualités et résolutions, du pur streamline au réalisme veineux des braquemarts dont Sade détaillait déjà les longueurs dans les 120 journées… lorsque Baudelaire parlait lui de la Morale du Joujou. “Réjouis-moi”, ou comment subsumer la beauté impromptue d’une verge de silicone fluo pailleté dressée.

H

Harnais - Helmut Lang

En déroulant le fil d’une plateforme numérique du second marché du vêtement, à l’occurrence “harnais”, remonte, non sans émotion, une décennie de mode 2000, celle d’Helmut Lang et de sa marque, la première, indécente et new-yorkaise. Et non celle apocryphe que la fast fashion a fait renaître de manière absurde. Harnais donc comme la chose qui vient par-dessus la silhouette, qui rend visible comme un exosquelette mis à nu, une forme de structure qui rend objet le corps de la bête, de l’homme, du vivant, et permet de subsumer la matière en véhicule de désir pour l’autre. Fall-winter 2003, harnais noir, harnais cuir, reliquat de structure de chemise, ceinture de sécurité doublée d’avant crash, satin blanc d’un décravatté torride, fagoté de boucle de parachute sur androgyne dompté.e, toutes voiles ouvertes. Le harnais, comme la signature d’avant la luxure pour le viennois Helmut Lang, est un savant jeu de réinvention du désir et d’un corps lié. BDSM soft et bondage normcore.

Hermès

L’illustre maison du cuir et de la sellerie, entre cravache et bonde, étrier et étrivières, brides et bottes, brosses et mors, depuis la première moitiée du XIX et jusqu’aux réinterprétations délicates de Margiela et des designers suivants, exception faite de Gaultier, jouent d’une grande sobriété sinon d’une pudeur à l’endroit de la sensualité. Ici forme follows fonction. Jusqu’à la fameuse ceinture à un trou, chaste et fidèle. Accessoire devant l'éternel.

Intégral - combinaison

Artiste de performance et figure de la nuit londonienne dans les années 80, Leigh Bowery, qui explora toute sa vie les questions liées au genre et aux normes, marque l’histoire du costume puis celle de la mode parmi la plus ambitieuse; McQueen ou Rick Owens lui doivent ainsi beaucoup.

Bowery aura ainsi développé, pour lui-même, un vestiaire syncrétique, à la croisée du bondage, de l’univers SM, des costumes médiévaux revus et corrigés à l’aune d’une fantaisie clownesque, queer, de cabaret. Sous des combinaisons intégrales rehaussées de colifichets et autres prothèses, Bowery s’efface en tant qu’homme, en tant qu’être humain. Si elle n’est pas métamorphosée par un maquillage outrancier, c’est jusqu’à la moindre parcelle de peau qui disparaît. Et Bowery accouche ainsi d’une créature, d’une chimère transgressive. On sied grès au peintre Lucian Freud d’avoir portraituré Leigh Bowery dans son plus simple appareil, de l’autre côté du miroir : un colosse de chair dont les moindres aspérités auront alors été révélées plein jour.

J

Jarretière

_ Y a-t-il deux vers ? Je n’en sais rien.

_ Fais-moi le plaisir de le lire. Ils sont français.

Comme elle était assise sur moi, elle se défait d’une, tandis que je lui ôtais l’autre. Voici les deux vers que j’aurais dû lire avant de lui donner les jarretières :

En voyant tous les jours le bijou de ma belle

Vous lui direz qu’amour veut qu’il lui soit fidèle

Ces vers que, quoique polissons, j’ai trouvés parfaits, comiques et spirituels me firent éclater de rire, et encore plus rire quand pour la contenter j’ai dû les lui expliquer à la lettre.

Casanova, histoire de ma vie, page 675 (volume 3 - chapitre XIV), éditions Robert Laffont

Jockstrap & Ludovic de Saint Sernin

White, brown, black, gray, le jockstrap de cuir de chez de Saint Sernin est un underwear explicitement sexuel - comment le penser autrement - dont les lacets s’ouvrent sur la chose, triptyque divin du paquet double et de la queue. Et l’accessoire brillamment dégage le cul, l’autre partie désirable de l’homme offert. Le jockstrap est sans détour un partitionnement érotique, la jarretelle appliquée aux formes masculines. Dès lors, Saint Sernin accrédite l’objet fétiche artisanal et le déplacement d’un rang l’image éditorial de pornographique ou subversif à minou coquin. Ici, le bellâtre, plutôt fin, représente un entredeux du genre masculin BelAmi (porno gay), catégorie du twink et le manifeste retour d’un stéréotype certain, post Helmut Lang ou Slimane.

Take care, leather is sweet !

K

Képi

Cet élément de la tenue militaire coiffe le soldat de l’armée de terre. Chaque élément de cette dernière phrase autorise aux projections et fantasmes que l’objet synthétise. Une masculinité puissante et décidé, un uniforme qui ouvre des horizons fantasmatiques, les pieds dans la boue, la souillure et la correction à la fois. Grand dieu, le képi.

Dans Cruising de Friedkin, le képi de policeman est troqué promptement par Al Pacino d’un uniforme queer, bandana et débardeur moulant, pour infiltré le milieu gay BDSM et la traque d’un serial killer. L’identité de l’homme mise à mâle, sans son couvre-chef, est magistrale.

Voir : cockring, jockstrap, jarretière, harnais, fouet, latex.

L

Léotard (voir Académique - Integral)

Musidora inaugure une lignée d’amazones sanglées dans le noir de la nuit, sexualité aussi réprimée qu’exhibée : Catwoman, Honor Blackman et Diana Rigg dans The Avengers, Fantômette. Secrétaire, scientifique, ou petite fille le jour. Justicières masquées en léotard de cuir ou de latex noirs, elles endossent en même temps que le costume une autre identité, qui efface leur activité diurne, preuve que nul être n’est réductible à sa place sur l’échiquier social.

Nelly Kaprèlian, Le manteau de Greta Garbo, page 46, éditions Grasset et Fasquelle, 2014

Latex

@avellano_official, ou depuis le site du même nom, une maison qui flatte une matière élue, le latex déployée à l’échelle de grandes surfaces de trenchs, robes du soir, combinaisons nimbantes. L’état élastique reconnaît l’affinité d’avec le corps, peau contre peau. L’allure est étrangement liquide et sirène, pétrolifère. À l’image des égéries que la maison habille, Julia Fox, Kim Kardashian, Katy Perry, Cindy Bruna, Willow Smith, Rosalia, Kris Jenner, Doja Cat, ou Camille Razat, la matière sensuelle ambivalente décline une industrie créative pop, extra moulante certes mais à l'érotisme édulcorée.

Lamé

Étoffe tissée ou tricotée de fils de métal principalement or ou argent, le lamé se révèle intrinsèquement fragile, les fils de métal et leurs coutures étant sujets au glissement. L’armure vite cassante ou défaite du lamé rend ainsi ce dernier difficile pour tout vêtement à usage fréquent. Le lamé signe en revanche l’exception scintillante et théâtrale, étoffe idéale pour les artifices provisoires de la nuit.

M

Masque(s)

Le bal masqué ou la fête costumée sont bien-sûr des déclinaisons d’une longue tradition carnavalesque, et ce que cette dernière suppose de renversement, quand bien même éphémère, des normes et des conventions sociales. Élément clé, il serait fastidieux de circonscrire toutes les occurrences du masque, et les travestissements et parades qu’il accompagne. On se bornera à évoquer ici quelques moments. Ainsi les masques vénitiens dont se parèrent les invités d’un célèbre bal vénitien donné par Karl Lagerfeld au Palace en 1978. Ainsi les masques vénitiens encore, quoique dans une version plus tragique, que portent l’élite new-yorkaise pour préserver son anonymat et celui des belles de nuit qu’elle convoque pour son bon plaisir, et pour une fantasmatique scène d’orgie dans le film Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.

Quant à la mode à proprement parler ? Martin Margiela voilait volontiers le visage des ses mannequins lors des défilés, pour interroger leur statut comme leur corps archétypal. Alexander McQueen aura régulièrement livré d’impressionnantes cagoules intégrales faites de dentelles et autres sophistications arachnéennes, ornées de broderies ou d’une parure en forme de main squelettique, pour transporter ses héroïnes dans un conte gothique dangereux. Walter von Beirendonck aura quant à lui hybridé l’univers du bondage, du catch et des super héros de comics, pour masquer le masculin dans une dimension burlesque et transgressive, et puisque dans masculin il y a masque et cul comme l’affirmait feu Jean Luc Godard.

Si le bal masqué a officiellement disparu du calendrier festif et mondain, on peut arguer que le masque a désormais essaimé à tous les niveaux du spectacle, cette fois dans une dimension plus insidieuse : ainsi les jeux d’une offensive cosmétique, piqués de chirurgie, et bien-sûr filtrés, pimpés sur la toile et les images. On méditera cette anecdote à propos de la marquise Luisa Marchesa Casati, muse et mécène excentrique du début du vingtième siècle et qui organisait elle-même de grandiloquents évènements : il arrivait à cette dernière d’envoyer, aux réceptions où elle ne souhaitait pas se rendre, un mannequin de cire à son effigie juché sur une chaise à porteur en guise d’elle-même_mannequin tout de même habillé en Paul Poiret, étiquette oblige.

Moratoire noir (soirée)

Les fêtes et les bals costumés, les sorties en boîte et les évènements en tous genres rythment l’ouvrage-enquête d’Alicia Drake « Beautiful People », consacré au milieu de la mode parisienne dans les années 70 et 80, à travers les figures d’Yves Saint Laurent et Karl Lagerfeld. Drake y rappelle la création le 24 octobre 1977 d’une soirée intitulée « Moratoire noir » par Jacques de Bascher; ce dernier est alors le petit ami officiel de Karl Lagerfeld, il aura été l’amant d’Yves Saint Laurent, aiguisant la rivalité et provoquant la brouille entre les deux créateurs. Oisif, sulfureux, décadent, Jacques de Bascher organise pour clore une semaine de défilés de mode une nuit en l’honneur de Karl Lagerfeld. Celle-ci se tiendra à Montreuil dans un quasi hangar de béton nommé la Main Bleue, dont la froideur est un écrin idéal pour accueillir 4000 personnes à qui l’on a réclamé, pour venir, une « tenue tragique noire absolument obligatoire ». L’ambiance est à l’obscurité traversée de rayons laser, de neige carbonique, de gaz moutarde et de poppers. La débauche est investie par un univers sadomasochiste et homo-érotique digne de l’illustrateur Tom of Finland. Une scène accueille notamment les pratiques extrêmes telles le fisting ou les humiliations enchaînées pour la joie, les frissons ou l’effroi de la foule. Moratoire noir pose ainsi un outre-monde qui consume à sa manière sombre et provocante les utopies de mai 68, dans le sillage post-punk et vers les violentes années 80.

N

Nu

Lui, il avait choisi : la réalité mise à nu. Il voulait deux choses : la farce et la beauté. Un : la vie sociale est une comédie. Bas les masques ! Je vais vous la jouer en farce… Deux : je veux la beauté en prime. La farce et la beauté, ça faisait peut-être une chose de trop.

Jean-Jacques Schuhl, Ingrid Caven, page 93, éditions Gallimard, 2000

Nuit (la Mille et deuxième Nuit - Paul Poiret)

À l’aube du vingtième siècle, les grands couturiers entendent séduire le Monde, prouver leur légitimité quant à parer les figures de l’élite sociale et culturelle. Outre la maîtrise et la signature de leur art, il leur faut aussi marquer la vie mondaine. Après Worth, Paul Poiret aura à cœur d’organiser des festivités dont il faut être. Ainsi en 1911 imagine t’il la Mille et deuxième Nuit, où 300 invités seront conviés dans sa maison et son jardin situés rue du Faubourg Saint Honoré à Paris. Schéhérazade ne repousse t’elle pas la menace funeste qui pèse sur sa tête et celle de toutes les femmes de son pays en séduisant le Sultan par des fables, dont la fantaisie sans cesse déjoue et rejoue les perspectives implacables du pouvoir, du destin ? Et il y a l’érotisme : celui révélé par la re-traduction de Mardrus des célèbres contes, qui remporte alors un vif succès; celui encore, spectaculaire et chamarré, du ballet « Schéhérazade » de la compagnie des ballets russes, qui enchante les milieux artistiques de l’époque. Paul Poiret raconte le déroulement de sa nuit costumée dans ses mémoires. Le carton d’invitation est illustré par le fauve Raoul Dufy, et le rêve persan sera une mise en scène totale. Pour marquer la césure d’avec le monde réel, la maison est fermée par des tapisseries afin que nul œil ne puisse y pénétrer depuis la rue. Les tapis et les coussins brodés recouvrent jusqu’aux allées des jardins. On a fait venir des singes, des aras et des perroquets vivants. La femme de Paul Poiret elle-même accueille les convives en compagnie d’amies habillées en concubines de harem, dans une immense cage d’or aménagée. Un comédien joue au conteur, et les buffets, les orchestres, les danses et les spectacles divers, dispersés çà et là, multiplient les ambiances. Les costumes orientaux sont bien-sûr de rigueur, pour parachever la magie multicolore partout régnante, des tentures aux liqueurs précieuses proposées par un bar dit « ténébreux ».

Et ce sera le Mille et deuxième Nuit

Et cette nuit là il n'y aura pas de nuages dansle ciel et rien de ce qui existe n'existera

Il y aura des clartés & des parfums & des flûtes et de timbales & des tambours des soupirs de femmes & le chant de l'oiseau Bulbul*

* extrait du texte du carton d’invitation

O

‘O, Marquise d

Bourdin est obsédé par la mortalité et par les filles prépubères, alors que Newton évolue dans un panthéon de fantasmes fétichistes de servantes et de maîtresses, du Berlin de Weimar, d’Histoire d’O et de tout ce rituel sadique de l’entrave et du lien. “Le coffre de ma voiture était rempli de chaînes, de cordes et de menottes”, se souviendra Newton, nostalgique, à quatre-vingt-trois ans.

Alicia Drake - Beautiful People (Saint Laurent, Lagerfeld, splendeurs et misères de la mode), page 345, éditions Denoël - 2008

Owens Rick

Rick Owens et Michèle Lamy, sur un autre ton mais dans un enthousiasme subversif commun à Westwood & Kronthaler, auront penser la grande fête du début du XXIème siècle, à Paris, au centre Pompidou (faut-il y voir un hommage aux non moins sulfureux Pompidou’s) une grande fête lors de feu la FIAC 2019. Là, dans les étages de l’institution, le programme qu’énonça Rick Owens était simple : “I want it to be an art orgy in a controlled environment (a museum)”, programme en miroir immédiat aux combats, convictions et collections de sa maison. Là, œuvres et corps performatifs mêlées, danses obscènes et dessins, exaltations des sensualités s’accordent dans une logique d’ensemblier infernal, avec l’évidence d’une énergie queer, la puissance transgressive d’une dépense à la Bataille, d’un érotisme qui déjoue et réjouit.

P

Palace

Ce nom résonne avec nostalgie lorsqu’il revient régulièrement dans la presse, depuis la prose des journalistes et des écrivains, les paroles des créateurs ou des musiciens, des noctambules de tous bords, qui connurent le lieu qu’il désigna de 1978 à 1983 : un ancien théâtre reconverti en boîte de nuit, fondé par Fabrice Emær, qui souhaitait proposer à Paris un équivalent du célèbre Studio 54 new-yorkais. À cette différence près qu’ Emær voulait un espace socialement ouvert et métissé, contrairement à son riche cousin américain. Même bande-son disco, mais l’utopie du chic et du freak en même temps, le huppé et le populaire, l’art et la rue, pourvu que les tenues, signées ou bricolées, fassent leur effet, et que les corps quelles que soient leurs origines soient beaux et désirables, aptes à tous les caprices débridés une fois admis à l’intérieur. Alors l’aristocrate fricote avec le punk, Loulou de la Falaise côtoie la jeune Eva Ionesco, les garçons perdus, l’allure couture les trouvailles de Barbès. À l’entrée le sésame est délivré par Jenny Bel’Air, Paquita Paquin, Edwige, qui composent un brassage de silhouettes et de gueules étudié. Le lieu s’éteint après quelques années ravageuses, et avec lui, bientôt, une certaine idée de la fête, sans entrave et non sponsorisée.

Piercing

Dans une courte nouvelle parue pour un hors série des Beaux-arts (BAM n°11 - vies modes d’emploi) en 2004 et consacrée aux pouvoirs de la parure, l’écrivain américain Bruce Benderson rappelle combien l’attrait des bijoux repose sur ce contraste, qui oppose la dureté et la longévité des pierres et du métal à la vulnérabilité de la chair humaine. Ce contact, où le bijou, tel un talisman vecteur de pouvoirs, prend l’ascendant sur le corps, se nimbe pour l’auteur d’un érotisme non dénué d’une part de sadisme sinon d’agressivité. Ainsi le piercing, qui renoue avec les pratiques observées depuis nombre de cultures dites primitives, et qui peut accaparer toutes les parties du corps, organes génitaux compris, suggère t’il « asservissement, masochisme et fétichisme » mais encore « endurance et courage », vigueur ou férocité. Proprement incisif, le piercing, comme le tatouage, s’empare du corps pour augmenter ce dernier tel un territoire, avec ses zones, ses frontières, où défense et maîtrise de soi diffusent une séduction ambivalente.

Pulp

Nom du club de nuit, d’une génération qui succède à celle du Palace, sur les abords des grands boulevards. L’expression musicale électro devient la signature évidente de la communauté lesbienne d’alors, et invente au Pulp une qualité de présent de cette époque. Les styles vestimentaires y sont simplifiés, décontractés, sans le snobisme ni les codes d’une mode grégaire.

Si certaines soirées sont réservées aux habituées, la dimension friendly sans angélisme est réelle.

Une Dame, pipi, y documentera quelques états et looks, où girls and boys brillent de leurs libres atours.

Q

Querelle

Johnny Rio paraît ténébreux, presque sinistre, tel un ange du sexe, ou de la mort.

Voici à quoi il ressemble :

Il est très masculin, et dans le jargon homosexuel il est souvent décrit comme un “mec hyper viril” - expression immanquablement accompagnée de grands roulements d’yeux et de petits coups de langue nerveux, humides, autour des lèvres. (…) Il marche avec grâce, légèreté, comme une panthère - dans un pavanement crâne et presque imperceptible.

(…)

Encore une fois, comme toujours chez les hommes réelles désirables, il plaît aux deux sexes - et même si certains, parmi la gente masculine, ne s’avoueront jamais cette attirance, ils l’éprouveront, mais déguisée en une sorte de colère ou de ressentiment à son encontre. Johnny à l’habitude de ce genre d’hommes, mariés en règle générale, qui lui cherchent instantanément querelle.

John Rechy, Numbers, p.17-19, Éditions Laurence Viallet, 2018

R

Rave

La fête sans le profiler à l’entrée, sans l’art de la sape nécessairement spectaculaire; la fête sans les murs parfois, lorsque plutôt qu’un club ou qu’un hangar désaffecté, les organisateurs auront choisi quelques champs en rase campagne. La fête sans autorisation officielle, qui devient alors Free Party, quand l’adresse et le lieu tenus secrets circulent depuis les ramifications d’un réseau, depuis l’amour des beats longs et puissants et pour danser jusqu’à la transe, soutenu par l’ivresse provoquée par cette drogue nouvelle au nom comme une promesse édénique : ecstasy. C’était les années 90 mais cela continue encore. On en connaît certains qui n’en sont pas descendus, d’autres qui se sont égarés bien au-delà du rendez-vous, pour quelques jours voire quelques semaines, redevenus loups des bois. Les free parties font d’ailleurs régulièrement frissonner la presse, qui fantasme le danger d’une jeunesse ensauvagée. Qu’y porte-on sinon ? Du baggy, ou du moulant synthétique, ou trois fois rien puisque la sueur mêle les corps les uns aux autres, les matières brillent parfois pour jouer avec la lumière stroboscopique, puis du sportswear, des baskets pour ne pas se faire marcher sur les pieds, filer aussi, lorsque c’est nécessaire. Et un hoodie le matin, parce qu’il fait soudain froid.

Robe

Il a pris une double épaisseur. Et ça y est : il commence à couper. Les trois dames, à distance, ont les yeux rivés sur les ciseaux argentés. Il taillade vite dans le satin, ça a quelque chose d’iconoclaste, de brutal, de voluptueux aussi. Le bruit métallique se double d’un crissement soyeux. Elle, elle regarde droit devant elle, nue devant, recouverte derrière du tissu noir qu’il retient plaqué de la main gauche.

Jean-Jacques Schuhl, Ingrid Caven, page 106, éditions Gallimard, 2000

S

Soir (robe du)

Courte, longue, dos nu, fendue, lacée, galbée, baleinée, les épaules découvertes… La robe du soir est l’exercice de style par excellence du grand couturier, un geste qui accueille la dialectique du caché-montré, pudeurs et impudeurs savamment balancées. La robe du soir est un prélude à la fête et à l’érotisme, une promesse. Elle signe aussi la persistance de la femme objet, offerte au regard, au désir; elle est la mise en scène et l’exaltation de la nudité du corps féminin, comme l’anticipation de son déshabillage.

Le jeu des étoffes, les ennoblissements textiles, encadrent avec la robe du soir le corps féminin tel un écrin; ils jouent avec la lumière, encensent la carnation d’une peau, achèvent de faire jouir le regard. On peut évoquer un échantillon de ces nobles matières : taffetas gaufré tramé de lurex, broderies de fils lamé, dentelle chantilly, fourrures, perles de verre, strass, paillettes, tulle de nylon brodé de paillettes métalliques, pampilles, satin de rayonne, satin de soie, jersey de soie, pongé de soie, velours de soie, mousseline, faille, crépon de soie_ et puis un crêpe de laine, noir, qui, chez Yves Saint Laurent, vient soudainement absorber la lumière, jouer tout contre elle pour accueillir la nuit.

Sueur

À l’heure des lampes bleues qu’on allume sur les collines, ce que j’aurais voulu, moi, c’est poser mes lèvres sous les aisselles de Paulina Semilionova pour y respirer la sueur de la nuit, la sueur douce et salée, et descendre vers les seins minuscules, puis vers le ventre et ses odeurs marines, la toison enchantée (…). Il n’y avait pas que le con de Polly qui me rendait fou de désir, son anus aussi était un lieu de rêveries intenses.

Jean-Pierre Martinet, Jérôme, p.178, Édition Finitude, 2008

T

Tutu

Il y eut certes quelques secrets au sein de l’Opéra Garnier. Parmi eux, le Foyer de la danse, une salle cachée par un rideau à l’arrière de la scène, supposée service de lieu d’exercice aux danseuses, salle originellement placée par l’architecte dans l’axe de la scène principale, afin qu’elle puisse servir de prolongement pour les mises en scène nécessitant de grands effets de profondeur. Or en réalité ce foyer permettait aux abonnés exclusifs de l’Opéra de venir y choisir une danseuse. La double voussure du plafond de cette salle, ornée de cupidons et autres fantaisies rococo, cachait ainsi une galerie secrète, destinée aux voyeurs… Foyer et maison close ! Ce mélange douteux cessa en 1935, où les abonnés furent définitivement chassés.

Téton (bijou de)

Secret jusqu’à son dévoilement, à moins que le métal qui le compose ne le laisse deviner sous le fin jersey d’un t-shirt ou le voile d’une blouse, le téton qu’il accompagne discrètement dressé, ainsi enserré par cette froide fantaisie, le bijou de de téton ou de mamelon se déploie évidemment depuis le vocabulaire du piercing. Les embouts en acier chirurgical se parent alors d’extensions de toutes formes, pendants ou chaînettes augmentées de strass et autres brillants, mais encore micro cadenas, papillons, ailes de chauve souris. On note que les modes d’accroche varient, qu’il existe des versions autocollantes ou pincées. Enfin des entrelacements plus ou moins complexes de chaînes peuvent depuis ce bijou, étendre la parure à l’ensemble du buste, et au-delà. On entre alors dans une autre catégorie, plus large, d’un goût plus ou moins louche, celle des parures d’esclaves ou autres fantaisies orientales.

U

Usé-Used

Râpé, souillé, troué, la dimension punk, comme “puissance d’agir” et contre-culture, détraque le système et ses masses mainstreams inféodés. Contestataires, le mouvement et par extension la communauté Punk viennent détramer l’évidente norme, le canon en place, le rapport de hiérarchie. Comme mode d’existence impliqué, il indique un corps à soi, en marge, l’héraldique subversive même d’un combat qui se joue au raz du sol et dans la saleté. L’image, l’attitude et le style renvoyés sont alors nécessairement criards et peu amènes.

“ À la suite des Ramones, les punks rockers ont pris la pose devant des murs abîmés, tagués, des caniveaux (…). Le corps des punks est au centre de cette iconographie : la saleté est d’abord un rapport à soi, une manière de ne pas être “propre sur soi”. Dans le style punk prédominant les matières abîmées (maquillage coulé, cheveux ébouriffés, habits déchirés, froissés, rapiécés), décomposées (boue, eau stagnante, mousse, fluides non identifiés), taboues (sang, poils, merde, pisse, graisse capillaire).”

Jeanne Guien, Sales punks, p. 17, in Penser avec le punk, Édition la vie des idées - PUF, 2022.

Un mystère subsiste : Le corps des punk a-t-il un sexe ?

V

Vampire

Je revins vers elle, impatient, comme un jeune époux. Sa délicieuse odeur de bombyx était juste telle qu’il fallait. Je portai Suzanne sur mon lit. D’une main tremblante, je lui enlevai son soutien-gorge, sa petite culotte. L’attente m’arrachait des gémissements, la tension de mon désir ne me permettait plus de différer l’instant de la possession. Je me jetai sur cette morte charmante et sans même la débarrasser de son porte-jarretelles ni de ses bas, je la pris avec ferveur et une violence que je n’avais, je crois, jamais éprouvées jusqu’alors.

Gabrielle Wittkop, Le nécrophile, page 40, Éditions Verticales, 2001

Verrou

Fameux tableau de Jean-Honoré Fragonard, scène d’un libertinage d’époque, l’allégorie est sans mystère, la pomme n’est pas croquée certes mais les rouges pamoisons des joues de la dame, sa vive allure cambrée, les voluptueuses volutes textiles enlacées de la robe, des draps et des rideaux du baldaquin, le tout démis. Ces mollets nus surmontés d’une culotte remise et de manches négligemment remontées. Ferait-il chaud ?

W

WC (Dame pipi)

Cabinet d’eau, lieux d’aisances ou d’attentes interminables, le toilette du club, du bar à culs, de l’inconnu.e rencontré.e quelques minutes plus tôt, sont une étrange place, mi publique mi privée, l’agora dont la part d'alcôve toujours rejouée invite à la parole. Boudoir et salon, les potes et copines y vont pisser ensemble et dégoisent des gueules du soir. L'œillade susdite trouve sa main ou sa langue. Dame pipi régule et dans le meilleur des cas, photographie (si l’on pense au Pulp jadis). Subreptices, les prises de substances psychotropées ou les coups tirés avec fougue, agitent un cabinet moins surveillé. On ne peut avoir les yeux partout ma bonne dame.

Wild

Le côté pervers d’Annabella, inconsciente du voyeurisme sexuel de son public adulte, traîne dans son sillage l’image de McLaren, celle du marionnettiste qui tire les ficelles. Mais le rôle de McLaren est un peu différent de celui d’un Hitchcock, d’un Louis Malle, ou d’un Godard. En fait, ses scénarios contrecarrent certaines images médiatiques qu’il exploite (utilisant ses artistes comme appâts) et déconstruit de la même manière que les médias. Annabella et les autres membres de Bow Wow Wow sont exploités et pourtant libres de définir (redéfinir) la situation selon leurs propres conditions et leur propre langage.

Dan Graham, Rock/music, page 122, Édition des presses du réel, 1999

X

X - films

De nuit comme de jour, à toute heure, sur les écrans, que portent les acteurs et les actrices de l’industrie pornographique ? À peu près tout. Il y a bien-sûr les tenues et accessoires de l’univers BDSM en cuir, latex, chaînes et clous, il y a les tenues promues par l’industrie du désir, appellation équivoque, telles les porte-jarretelles, les corsets ou les cuissardes… objets qu’il convient de porter pour mettre en valeur les performances des corps travaillés, voire apprêtés par la chirurgie. De manière générale les panoplies varient en fonction des contextes hâtivement mis en scène, des préludes expédiés, selon les segments ou les spécialités proposés. Le vestiaire ordinaire y a aussi toute sa place, revu et corrigé à l’aune d’une disponibilité de façade, où la trivialité le dispute à l’obscène : jupe d’écolière ou chemiser de secrétaire étriqué.

Au sujet du biopic que l’industrie hollywoodienne classique aura consacré en 2013 à l’actrice Linda Lovelace, célèbre pour son rôle dans le film Gorge Profonde, la costumière Karyn Wagner, pour habiller l’actrice Amanda Seyfried, aura ainsi relu et corrigé la garde-robe typique des années 70 sur les thèmes du désordre et de la vulnérabilité, pour induire à l’image le dénuement d’une jeune femme dépassée par ce qui lui arrive : ses vêtements sont mal assortis, et s’énoncent à l’aune du trop court, du trop moulant, du transparent.

Dans une autre catégorie X, Bruce LaBruce explore et réalise un type de cinéma gay notamment édité chez Cockyboys. Le genre multiple de la production pornographique comme les pratiques que la sexualité développe, d’affinités et d’humeurs, de fétiches et de codes, rend cette industrie “culturelle et créative” très systématique et réduit à l’os la part artistique des images. Ici Bruce LaBruce tire son épingle du jeu par l’art de vivre, si l’on peut dire, comme les décors et le stylisme, réalistes ou crus, qui permettent de contextualiser instantanément la sociologie des caractères, et donc par extension les catégories sexuelles par lesquelles entrent sinon pénètrent les acteurs de ces scènes filmées. Bruce LaBruce travaille les à-côtés scénaristiques de l’action pornographique comme la photographie, terme académique emprunté ici à l’industrie du film mainstream, une dramaturgie pornographique s’installe. D’une belle tension.

Y

Y/Project

Ah !

Les bottes cuissardes, grandes jarretelles d’un temps nouveau, de l’entrejambe à l’orteil, la chausse est magistrale. Du cuir, du jean, des tartans, des plis, une ampleur ; la jambe est magnifiée, la braguette retrouvée ou la cuisse nue une cerise sur le gâteau. Glenn Martens en déclinant cette pair superbe transforme l’allure et campe, sans distinction de corps, un bouillonné seigneurial, un pas performatif et héraldique. Un fétichisme sur-mesure.

Z

Zones érotiques

Du nom de la collection prêt-à-porter printemps été 1995, Vivienne Westwood explore sans détour les zones érogènes, et les prothèses possibles qui agitent, déplacent et transcendent la poitrine, les fesses, les hanches et genoux de femmes que la créatrice souhaite habiller de tournures et gardes robes expressives et très ajustées, transparentes et voluptueuses et plantées sur des escarpins de cimes, quelques badines ou toupets surmontés de chevelures et chapeaux dressés. Zone érogène totale de ces mannequins, sinon rien.

Zzzzzz (voir Drogue(s), Vampire)

Céline Mallet et Mathieu Buard, mars 2023.

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03/2023 Gaspar Willmann_L’œil nu ?_Falsifications, IA et captcha, une histoire véridiqueTextes courtsTEMPLE_11_Made in Japon

 

L’œil nu ?

Falsifications, IA et captcha, une histoire véridique.

 

Entretien avec Gaspar Willmann

 

Dans un grand mouvement rapide, un seul modèle de réalité s’énonce sur le plan vertical, une impression numérique. Dans un second temps, paranoïaque sans doute, le regard distingue une duplicité, à l’instant de la surface. Une fine pellicule entrouvre la composition de l’image. Le plan presque lointain désormais, anachronique, de l’image d’en deçà est animée d’une flaque sèche de pigments de l’au-dessus. L’effondrement du crédule est brutal. L’image n’est pas l’impression que l’on croyait. Elle est l’antre pictural. Le rat fouisseur et duplice a frappé et commet le rapt d’un regard, tronqué dans l’amas aplati que la toile promeut. Le montage visible que Gaspar Willmann édifie est l’écrasé de rebuts iconographiques, non séculaires, amalgame d’une culture matérielle quotidienne, fragments non nécessaires ou images stéréotypées évidées d’un sens particulier, et plutôt le regard tendre de la somme recomposée des gestes et matières qui circulent dans la sphère domestique consummée  : de la réplique relique du mème au tangible d’un mégot de cigarette. L’image miroir, spéculaire, ouvre à la vérification de la falsification du voir, la gestuelle agitée dit «  je ne suis pas le robot que vous croyez  ». Vérification faite.

 

Pendant ce temps, non loin, l’accès viral diffuse les vidéographies de Gaspar, prises dans le flux, autre amas et condition médiatique parfaite  : une provocation au régime de l’attention visuelle nécessaire à la peinture. 

 

Plutôt que de parler d’inconciliable, vidéo et peinture trouvent sous la main des collages invisibles de Gaspar Willmann une qualité de présent que l’œil mise à nu gagne dans les deux cas ; la belle manière de la distance sur la fragilité et le factice du monde tel qu’il glisse. L’apparition picturale, c’est l’amour du risque. L’apparition médiatique, le vinaigre critique à l’écran.

 

Gaspar Willmann

Je fais de la nature morte au départ pour essayer de ne pas représenter quelque chose et que l'on s'intéresse plus à la manière dont l'image arrive, se constitue. Et pourquoi elle est médiatisée ? Ce qu'elle fait là ?

Mathieu Buard

Et révéler le protocole, c'est-à-dire le montage de l’image.

Gaspar Willmann

Ma série JUMAP est une suite de nature morte puisque c'est une mise en pause de l'image. La peinture c'est la vie immobile pour moi, c’était presque tautologique en fait.

Mathieu Buard

Et par une espèce d'analogie super rapide, claire et transparente, la nature morte entre le fichier numérique et le sujet historique.

Gaspar Willmann

Plus j'avance, plus je me dis que c'est un peu un échec aussi. Mes nouvelles séries sont un peu à part. La figure du rat commence à arriver dans ces formats, je ne sais pas trop où ça va mener.

Mathieu Buard

Le rat, c'est le vivant ? Ou est-ce une figure subversive dans la toile et dans l'espace ?

Gaspar Willmann

Elle est multifonctionnelle, c'est-à-dire déjà un gaspard en argot, c’est un gros rat. C'est un peu cette figure avatar et surtout de l'artiste au travail, dans ses décombres qui cherchent un contexte. Et puis, évidemment, toute l'imagerie du rongeur qui ressortirait dans les décombres d'un monde totalement détruit. C'est la continuité de la question du déchet que j'ai beaucoup traité dans l'idée d'une fin du monde, d'apocalypse, d'un univers crépusculaire en mutation. Quand je rencontre le public, la question qui revient souvent est celle de l'intelligence artificielle, alors que je n’en utilise pas spécialement.

Mathieu Buard

C’est étrange, on t'adresse cette question ?

Gaspar Willmann

Oui, le public pense que mes toiles sont générées par ordinateur. Pourtant, c'est une construction de l'image totalement manuelle.

Mathieu Buard

Un savant collage numérique ?

Gaspar Willmann

Oui, mais en fait, on se rend très vite compte que tout les outils utilisés pour ce collage sont traversés par des intelligences artificielles : depuis l’appareil photographique de l’iPhone, qui invente presque un monde quand l’obscurité est trop grande, en passant par photoshop, qui automatise de plus en plus les tâches, comme l’outil « remplir à partir d’informations »

Pour assumer cette IA, j'ai donc retourné le truc, et pour ces deux peintures là, (accrochées au mur), j'ai utilisé des intelligences artificielles grand public, comme Dall-e ou bien Midjourney. Je tape des noms de code comme « rat, couchers de soleil » et l’IA génère une image que je modifie ensuite sur Photoshop avant de l’imprimer et la repeindre.

Mathieu Buard

Le spectateur est fasciné par cette question, d’une génération de l’image ambigüe. Mais ici, finalement, c'est quand même toi qui choisie l’image en dernier lieu.

Gaspar Willmann

Oui et la question de l'originalité, elle m'intéresse vraiment. Dans l'histoire du contexte, je pense que c'est surtout l'endroit où tu montres les choses et la manière dont tu le fais qui va beaucoup plus compter que le sujet même. C’est cette condition d’apparition et d’instant décisif que je recherche.

Mathieu Buard

Cette question de l'intelligence artificielle a effectivement un sens par rapport aux moyens de conception de l’image, de son rôle dans la production des images dans ce contexte. C’est aussi le cas quand apparaît la photographie pour la peinture, qui est presque le cas, quand l'impression papier ou la sérigraphie apparaissent… Ce sont des modes de représentation qui modifient tes conceptions, mais qui ne changent pas l'approche du protocole de fabrication de l’image. Le fait que tu retouches la peinture, que tu l'investisses. Sans parler de virtuosité ni de savoir-faire il y a là une subversion picturale.

Gaspar Willmann

Je dis de plus en plus, que je suis peintre par défaut, c'est-à-dire que la peinture, c'est le seul outil que j'ai trouvé pour passer un peu plus de temps avec les images. Au lieu de rester sur l'ordinateur deux secondes pour faire un nouveau fichier, là, je suis obligé de passer au moins une semaine dessus. C'est vraiment un autre rapport au temps aussi une autre expérience de consommation de l'image que je trouve intéressante. Je raccroche ça plutôt à ma position politique dans le monde, qui est plutôt une affaire de rétrogradation, de prendre le temps.

Mathieu Buard

D'attention au sens strict du terme. Effectivement le geste n'est pas juste la virtuosité, c'est le temps apporté aux choses et le souci d'une attention.

Gaspar Willmann

On retrouve toujours les mêmes trames que la machine imprime, répétitifs et parfaits. Mon geste de peinture est de plus en plus large et visible. C'est-à-dire que je vais provoquer des erreurs alors qu'au début j'étais très timide. Maintenant, il va y avoir des espaces de confrontation entre l'image imprimée qui est figée, contrôlée sur ordinateur et celle du temps pictural. J'aurais beau faire un geste sur l’écran, je peux faire pomme Z à tout moment jusqu'à atteindre un geste parfait, tandis que là, le geste est beaucoup plus régit par des contraintes techniques. Si c'est raté, c'est raté et je ne vais pas me ruiner à réimprimer quelque chose. La question de l'erreur, de la toile mal tendue, de la poussière prise au piège dans l’huile, et de toutes ces petites choses qui sont ultrasensibles dans la peinture, matérielle, deviennent essentielles.

Mathieu Buard

Qui reviennent aux conditions de la peinture même. C'est comme la fameuse phrase de Maurice Denis que je trouve fondamentale pour comprendre ce qu'est la peinture de savoir qu’avant d'être un sujet, la peinture c’est de la couleur sur une toile. Il y a ce fait effectivement indiscutable, que l'on ne peut pas retourner en arrière. Tu ne peux pas retourner en dessous ou en deça, par rapport à ce que tu dis de l’usage de Photoshop…

Gaspar Willmann

Je parle souvent de l'instant décisif dans la peinture, c'est raté si on va plus loin, c'est raté, si on en fait moins.

Mathieu Buard

Et est-ce que tu retrouves des transcriptions numériques dans ta peinture ?

Gaspar Willmann

Je veux que l’on pense que ce que j’ai fait sur ordinateur est fait à la main, je ne sais pas si ça fonctionne réellement dans l'autre sens.

Mathieu Buard

C'est-à-dire que d'entrée de jeu, tu te poses la question d'une ambiguïté ou d'une versatilité du traitement de la constitution de l’image.

Gaspar Willmann

Pendant ces dernières portes ouvertes d’atelier dans le nouveau lieu d’Artagon, j'ai eu 200 personnes par jour qui demandaient : c'est de la photo ou de la peinture ? Pour eux, c’était soit l'un soit l'autre. C'est très satisfaisant, de réussir à mettre devant les gens un objet qu'ils n'arrivent pas à saisir. Cet entre-médiums est super intéressant. Dans un registre très proche, Seth Price parle de « capitalist technomancy » pour pointer du doigt cet environnement publicitaire, qui va par exemple modéliser en 3D une bouteille de whisky mais répondre à des codes photographiques : ombre, lumière, matière. Ce moment de transition me fascine.

Mathieu Buard

Ce numéro 11 de Temple - made in Japon, c'est effectivement la fabrique d'un entre deux et aussi d'un exotisme subversif. Le regard qu'on a eu longtemps sur l’ailleurs, cette espèce d'exotisme complètement fabriqué et inversement vécu quand l’altérité vient de l’extérieur. L’enjeu est effectivement une histoire d'écarts et d'entre-deux depuis la technologie, depuis le craft, de ce qui serait aussi une culture des transgressions et perversions. D’un rapport de réels qui s'enchâssent…

Gaspar Willmann

Je suis rentré avec un dossier peinture aux Beaux-Arts de Lyon, mais j'ai tout de suite arrêté parce que je m'en prenais plein la gueule. C'était en 2016, je suis tombé dans ce moment où c'était à fond la vidéo found footage et du coup il y a eu une espèce de relation amour haine à la peinture qui s'est créée. Il y avait un complexe aussi, c'est comme si je réapprenais depuis ma sortie de l'école au fur et à mesure à peindre à nouveau. J'ai l'impression de redécouvrir le médium.

Mathieu Buard

C'est un détail, sans doute, je vois là dans tes peintures, mais les tranches ici sont très différentes, visibles.

Gaspar Willmann

Les tranches sont super importantes. Cela donne une définition de l'image. On n'est pas du tout dans le motif, ni dans un truc qui pourrait continuer quelque part, s’étendre de façon reproductible. Ce n'est pas un extrait de quelque chose, c'est une image qui est construite et arrêtée sur elle-même. Toutes les tranches sont générées par ce qu'il y a à l'intérieur de la toile, comme une épaisseur. Il y a donc d'ailleurs cet effet de bavure, un peu comme à l’aquarelle aussi qui matérialise ce bord. Certains de mes petits formats donnent encore plus le sentiment d’être un objet.

Mathieu Buard

Et sur cette question du détritus et du déchet ?

Gaspar Willmann

Il y a la question du reste, comme il n'y a pas de représentation et de figure humaine. Le parti pris, c'était aussi de se dire ce que l'on produit nous et ce qu'on laisse comme rebuts. On devrait pouvoir beaucoup plus en apprendre sur nous mêmes, via les traces qu'on laisse par les déchets.

Mathieu Buard

Des reliquats de toi.

Gaspar Willmann

Le déchet, c'est aussi mes photos de la vie quotidienne. Donc ce sont de banals restes de repas et de soirées… images faites et amalgamées. Oui, toutes ces images sont confondus, du régime home made à un autre régime d'image qui est celui trouvé sur Internet, copier-coller, mèmes, fichier cheap récupéré…. Et généralement, c'est aussi des .png déjà détourés que je trouve sur Google Images, qui sont des images plus marchandes, mercantiles, mais qui sont aussi autant de rebuts possibles.

Mathieu Buard

Des potentiels rebuts qui circulent sans valeurs en fait.

Gaspar Willmann

Le but du jeu va être de trouver un équilibre entre ces deux choses, et de liquéfier un peu le tout pour qu'on ne sache pas lequel est lequel.

Mathieu Buard

Effectivement, du registre d'objets domestiques quotidiens et crap things. Ce qu'il n'y a pas dans ton travail il me semble, c’est la représentation iconographique, dite culturelle ou sérieuse ?

Gaspar Willmann

Ça m'est arrivé dans les fonds de prendre des bouts de Caspar David Friedrich, juste un petit carré de ses nuages, et je les régénère, pour qu'il n'y en ait plus que 10 % sur les 90 % présents dans sa peinture…

Mathieu Buard

Tu es un pirate soft.

Gaspar Willmann

Oui voilà, s’il y a quelqu'un qui fait bien les nuages autant les lui emprunter.

Mathieu Buard

Je voulais revenir aussi sur ton travail vidéo, son mode de construction et en quel point il y avait une différence ou pas avec ta peinture. Avec un autre médium de montage et une temporalité qui est différente parce qu'il y a d’un côté des images fixes et de l’autre des images en mouvement.

Gaspar Willmann

C'est forcément un autre rapport au temps. Cependant, je vois un peu plus la vidéo comme un objet qui permettrait de me situer dans le monde. Ce travail est fait pour être partagé sur internet, il est fait pour être diffusé à l'infini, sur les plateformes avec spécifique cette “viralité”.

Mathieu Buard

C'est plus simple à communiquer que ta peinture.

Gaspar Willmann

Quand je montre des photos des tableaux, on ne sait pas que c’est réellement ma pièce, on ne sait pas le statut de l’image. La vidéo au moins a un statut clair et net. La dernière que j'ai faite revient un peu sur l'histoire de l'oculométrie, de l'eye tracking. Tous ces outils technologiques permettent de voir en temps réel ce que tu regardes. Ma vidéo est un vrai-faux documentaire sur l'histoire de l'oculométrie et ce rapport aussi à nos outils technologiques qui nous servent à voir le voir.

Mathieu Buard

Oui, comment conduire le regard ? C'est une opération presque tyrannique, d'orienter le regard par la suite avec ces outils.

Gaspar Willmann

On fabrique des images qui ne répondent plus à des questions esthétiques parce qu'on sait ce que les yeux vont regarder, à tel endroit, à tel moment. Les images sont optimisées pour satisfaire un regard et créer une attention plutôt que réellement satisfaire des questions esthétiques, une ambition plastique. J'avais montré en mai 2022 une installation avec un mode double écran, on voyait deux images avec des différences ultra-minces ; comme le jeu des sept erreurs.

Mathieu Buard

Ça déconstruit la question du jugement de goût au profit d'une idéologie de l'image, mécanique ou mercantique. On estime que l'on reçoit tous l’image définitive en format numérique, alors ne serait-ce même que la poussière sur un écran, hardware pathétique ou du gras si tu manges avec ton ordinateur, si ton écran est vieillissant, tu ne vois pas l'image de la même manière. La perfection de l'image, quelle qu'elle soit, qu'elle soit numérique ou photographique, elle est juste une idéalité, mais ce n'est pas du tout tangible en réalité.

03/2023 Émile Kirsch_METAGAZES_L’araignée qui glisse sur l’eau de six pattes à douze yeuxTextes courtsTEMPLE_11_Made in Japon

 

Metagazes

 

L’araignée qui glisse sur l’eau de six pattes à douze yeux.

 

Entretien avec Émile Kirsch en octobre 2022.

 

À la surface, que vois-je  

 

Un flou étrange de sa netteté, fait de strates de contourings, de grains de sables numériques dans la logique visuelle du bloc image. L’arrière pays lacustre, aux bordures ultimes parasitées, énonce les répliques formelles d’une matière incertaine  : des figures bégayent leurs apparitions par scansions énigmatiques et éparses dans l’épaisseur de ce miroir en rond de bosse. Les ondulations déclinent leurs identités. 

 

Regarder cette formation iconographique comme l’on regarderait le glacis d’un laque soumet l’œil panoptique à la question. Minéralités ou couches d’instants dont le statut n’est ni celui de la photographie, ni de la peinture ou de la lithographie, ni encore moins celui d’une seule agglomération magmatique de fichier .jpeg. L’image est un aléa. Un surgissement frais. La composition minute, tel que dans l’art de la pâtisserie, du collage et de l’installation, où la transcription contextuelle juste échappe à l’enrégimentement en règle d’un a priori. 

 

Émile Kirsch joue de l’irrésolution de la métamorphose de la matière iconographique pour lui donner, avec des airs post-photographiques et picturaux, une présence faite de variations. Ici, la scène retranscrite est un polyptique d’yeux. Et pris dans les écarts des mécaniques et objets techniques d’enregistrements, celle des réelles présences des individus photographiées, celle de la trace plastique qu’ils déposent à la surface des portraits, chaque tableau déplie par la pluralité des définitions de vision entrelacées, un retour sur soi de l’image, un feedback  : «  Pour recommencer le regard  ».

 

L’araignée, sur l’eau, mire le fond du lac dans le même temps que le bleu du ciel reflété lui indique l’heure de son existence. Six pattes glissent, sous la vigilance des yeux lenticulaires, sur la mondanité temporaire. Mille et un portraits, une reconfiguration, un tissage lent. 

 

Metagazes

L’araignée qui glisse sur l’eau de six pattes à douze yeux.

MB J’aimerais que l’on reparle des images que tu produis avec les ateliers Brut Collectif et de la façon dont tu souhaites les médiatiser et surtout les imprimer pour les exposer ? Cette étape consiste à scanner les portraits augmentés des tracés plastiques des adolescent.e.s. Quelle netteté souhaites-tu explorer, entre l’image photographique numérique, le tracé graphique, le travail de réenregistrement ou de captation par le scan … Comment imprimer cette matière ?

EK Ce que j’aime dans un premier temps, c’est de permettre une spontanéité du geste pour celle et celui qui fait dans mes ateliers, et pour moi créer une matière première à interpréter et à retraduire par la suite, dont je cherche encore aujourd’hui les traductions.

MB Et cela veut-il dire qu’il n’y a pas un trait ou un geste réussi ?

EK Effectivement, il n’y a pas de trait réussi puisqu’il s’agit de saisir des instants et des transitions. Et la trace ou la tache peut devenir un point de départ plutôt qu’une rature ou un résultat définitif. La question du scan permet de re-ressaisir cet instant, qui est fragile par essence, que ce soit avec la matière versatile du pastel déposé sur la photographie, ou l’impression de l’image numérique sur un support, fragile parce que l’on ne peut pas réellement maîtriser sa stabilité ni sa reproductibilité.

Et donc pour répondre à ta question initiale de la retranscription matérielle, il y a un grand enjeu dans la présence, la projection vidéo, l’impression ou le tissage de ces images fragiles, en tous les cas la question de la traduction se pose de manière élémentaire. Mais en même temps, avec ça je ne réinvente pas la roue. Ces images, depuis les portraits initiaux, les retraitements graphiques jusqu’aux scans sont des traductions successives pour créer une matière ouverte.

MB Et c’est ce qui nous intéresse, pour Temple 11, dans le travail numérique que tu développes et que je vais appeler par commodité algorithme synthétiseur… ce traitement supplémentaire high tech est comme aveugle… Ce qui est paradoxale depuis le geste photographique ? Et qui pose une relation étrange à l’instant ?

EK Ce qui est fascinant, c’est que l’algorithme va étendre ce langage qui émerge lors des ateliers Brut Collectif. Et que mon rôle, c’est de nouveau de saisir des instants, parce qu’il y a une infinité de réglages, de métamorphoses, de variations.

MB Mais en général, c’est toujours une traduction, et du coup les algorithmes c’est une phase supplémentaire ?

EK Une phase supplémentaire et parallèle, oui. L’IA va de nouveau augmenter cette grammaire visuelle et mon rôle sera celui de saisir des instants dans l’infinité des réglages et variations ; l’enjeu artistique est celui d’arrêter à un instant précis.

MB Et qu’est-ce qui t’arrête ?

EK Ce qui m’arrête aussi bien dans les ateliers que dans les « ateliers algorithmiques », c’est cette forme d’étrangeté, qui déplace la question de l’identité plutôt vers une forme d’expression, et de se trouver avec ce « flou », ce « trouble » entre ce qui est numérique et analogique.

MB Est-ce qu’on peut dire que toutes ces étapes sont des strates d’instants ?

EK Des palimpsestes ou magmas d’instants. Je ne sais pas si on peut dire qu’ils ont tendance à fuir cet instant-même, mais cela serait en tous les cas le moyen de ne pas s’y laisser enfermer ; ce qui pour moi peut être frustrant avec l’exercice du portrait qui fige une identité. Ces successions permettent de se déployer, de se représenter autrement.

MB Est-ce forcément des images qui font des portraits ? Cela ne peut-il pas être d’autres types d’images ? Ou est-ce que mon lapsus est bon des images portraits ? Est-ce que cela constitue nécessairement des visages ? J’ai l’impression qu’avec les algorithmes, que c’est l’archétype du visage, l’archétype de la figure dont il est question. Une essentialisation ou un archetype de la représentation tout court, à partir du moment où il y a quelque chose qui figure, au-delà de la figure humaine ?

EK Une irrésolution qui amène à des formes, à une forme de résolutions. Je dis souvent de « recommencer le regard », recommencer une écriture, une chambre d’enregistrement, une strate de plus. Je n’ai pas encore résolu la question de la transcription et traduction mais j’ai l’impression que l’enjeu de cette question peut se reposer selon les contextes, une image qui cherche sa matérialité.

MB Les images et leurs matérialités, une matière-image. Et en posant la question d’une nouvelle figuration, ou d’une figuration autre. Est-ce de l’effacement du sujet ou un exercice de dé-subjectivation ?

EK Non. C’est surtout pointer le geste de l’auteur, mais aussi que ce geste se révèle dans une énergie collective et sa re-programmation et sa retranscription par le biais de l’IA, il y a presque comme une syntaxe d’écritures, une synthèse de ce génie commun qui rejoue la signature.

MB C’est en ça que je trouve que l’algorithme est innocent, aucune prescience des médiums er pourtant ils hybrident et se mélangent, sans en donner une hiérarchie : c’est un artiste brut et donc tu es le Dubuffet ou je ne sais pas quoi qui vient orchestrer ?

EK Mon geste artistique souhaite créer la possibilité de cette question, de s’étonner, de prendre cette distance nécessaire avec le modèle établi et le discours prémaché et parfait d’un storytelling. Un art des générés ?

MB De fait, qui est l’auteur ?

EK Dans ce travail d’ateliers et d’algorithme, je me considère comme le régisseur d’énergies, de gestes, et donc le producteur d’instants où se crée le contexte possible pour faire, d’un atelier au sens d’une bottega, et producteur d’instants qui ne sont jamais proposés à ces publics parfois isolés et coupés d’une culture artistique labellisée ou normalisée. Je me propose donc de créer un moment de disponibilité.

MB Tu viens proposer des instants décisifs, donc de qualités d’existences ?

EK Oui. Des points d’acmés ou des moments de surgissement. Avec l’image, c’est l’image du faire qui apparait, cette capacité de soi. Je citerai ici : « Exister, c’est faire l’expérience de l’étrangeté ».

MB On pourrait dire que ton processus algorithmique est sans culture, c’est-à-dire qu’il est comme sans filtre culturel, qui distingue ou hiérarchise un bien d’un mauvais, un bon d’un mal. Tes ateliers finalement, ils offrent cela au départ, ce regard sans a priori.

EK Oui, puisqu’il n’y a jamais la question de savoir ou non dessiner, ou d’avoir des référents imaginaires et culturels, d’où la question des représentations et des (re)programmations d’une nouvelle figuration.

MB Est-ce que ça veut dire que l’algorithme aurait ou proposerait lui aussi une forme d’innocence, naïve, d’art brut quasiment ?

EK Je dirais qu’il y a une forme d’innocence dans le tâtonnement et la force de cet empirisme paradoxal. De là, s’autorise une augmentation du geste initial, sans « filtre » presque.

MB Re-mouliné, si je puis me permettre ?

EK Oui, puisque finalement ces ateliers sont aussi des répétitions : répétitions de gestes spontanés, et un algorithme ça ne prémédite pas. Il propose des déclinaisons, des variations par la puissance de calcul ; et finalement il permet simplement d’étendre et de poursuivre le geste initial des ateliers. Tel un moteur de recherche autoréférencé puisque les portraits réalisés sont la composante exclusive de son répertoire.

MB Si on ramène l’IA à son mode de production, n’est-ce aussi pas comme une énergie brute qui décline, décline, décline ?

EK Oui, sans cesse. Et je viens prélever des moments dans l’algorithme et comme dans mes ateliers je viens saisir et arrêter le trait qui pourrait s’écarter de la spontanéité initiale.

MB Donc tu n’es pas seulement l’artiste régisseur mais aussi chef d’orchestre, étalonneur, opérant au niveau de réglages d’une partition. Et si l’on regarde cette image** que tu me proposes là, qu’est-ce ?

EK C’est un possible de l’algorithme.

MB Est-ce un impossible ou un possible ?

EK C’est un impossible rendu possible.

MB Quelle est le statut de cette bordure bizarre ?

EK C’est la résurgence d’un instant de l’image initiale, du scan du portrait imprimé et du geste qui déborde de l’image pour investir les marges. Le cadre resurgit là comme un bandeau numérique puisqu’il est retraité par l'algorithme dans un balayage horizontal et vertical et que cela retrace une forme étrangère dans l’image. Parfois apparaissent plusieurs yeux comme une chimère, une araignée, ou deux visages et pourtant on reconnait et l’on se reconnait.

MB Parce qu’il y a aussi une résolution très particulière : tu retrouves la netteté photographique, la netteté du scan par rapport au graphisme des craies des pastels et en même temps l’image globale est lissée, poncée, polissée par l’algorithme, comme digérée… Et tu choisis là dedans des moments et pour les interprétations qui ne te plaisent pas, tu discrimines l'algorithme ?

EK Le mot discriminer ne me plait pas, je dirais plutôt élire, dans un sentiment électif.

De la même manière que dans mes ateliers, ce que je ne retiens pas, ce qui peut sembler mineur, vient pourtant soutenir le geste collectif et produire ce que je vais garder, et dans cette synthèse, il y aussi des portraits que j’aurais pu nécessairement écarter puisque cette synthèse est produite à partir de 1347 portraits, qui font partie d’un fonds encore plus important.

MB  : Est-ce que cela ne vient pas toucher du doigt des formes de représentation premières, primordiales ? Est-ce que cela vient, au-delà d’un registre culturel et matériel, faire l’archéologie et la prospective des formes de représentation et de figurations minimales ? Certes étrange, puisque l'algorithme vient repérer des bouts, des bouts de yeux, des bouts de nez, des bouts de traits : des concordances de traits de flou de figuration qui sont le fruit d’une captation de la photographie, du dessin, de la captation du geste, du passage au scan, du niveau de résolution qui enchâssent des modèles de réalités de représentation et que l'algorithme re-ponce.

EK La matière numérique me permet d’obtenir cette révélation, cette succession de représentations. Et qui convient bien à ce que je recherche, entre chimère et métamorphose. Une chimère des modèles de représentations plutôt qu’une chimère de figures, précises ou identifiées. C’est presque les types d’écritures, d’identités de représentations que je recherche dans ces images. D’une multitude faite de transitions.

Des figures curieuses, des synthèses étranges. Pas l’identité au sens d’un individu, mais que cela touche à l’identité au sens des médiums et de ses expressions. Un art des générés ?

03/2023 Salomé Chatriot_LIVRE SEIXIÈME_CORPS-MONDE & PORTAIL VERNACULAIRE_LA CHIMÉRISATION PICTURALE PAR CHANTS RESPIRATOIRES DE SALOMÉ.Textes courtsTEMPLE_11_Made in Japon

 

LIVRE SEIXIÈME_CORPS-MONDE & PORTAIL VERNACULAIRE

 

LA CHIMÉRISATION PICTURALE PAR CHANTS RESPIRATOIRES DE SALOMÉ.

 

Entretien avec Salomé Chatriot 

 

Préquel à l’épilogue et chant suivant des Métamorphoses, le seizième pour être précis, où y est décrit un écosystème viral et invasif, qui se propose comme le recueil d’images encodées, de performances sculpturales et de datas intimes oubliées. Un flot ou flux peint, une matrice cosmogéopolitique qui retrace les interactions, les «  entre relations  » entre natures, espèces et matières. Récit de corps-mondes rejoués, de fables exhaussées, de modèles défaits, de tabous réalisés. Chapitre intéressant, quoique manquant à l’ouvrage, pour ce qu’il place Salomé, déesse et héroïne des épidermes et chemins liminaux, aux confluences de ces assemblages. Elle y infuse, antépénélope, par une mécanique des limbes (code source) et son logiciel respiratoire, les formalisations d’univers possibles et l’accomplissement en dernier lieu des hybridations non mécanisées, non systémiques, non censurées ; une arlequinade d’éternité. Le seizième chant est aussi le récit d’une guerre de tranchées subversives pour implémenter à la couche picturale le glacis numérique et vice versa.

 

Le travail de Salomé Chatriot, dans cette perspective du tableau peint ou de la matière sculptée, ouvre aux hybrides, non pas simplement de forme à forme mais de format à format, de monde à monde, de plurielles variations entre coquillage, corps, machine, fleur, jus et flux que les couches agglomèrent et constituent en un corps portail. Le premier apprêt visuel dépassé, l’œil accommodé à la modalité d’une réalité particulière, nous guide dans un environnement à l’écosystème de représentations et protocoles de softwares décadents. Sous le soleil d’une couche picturale, la respiration se fait saccade, puis incantation vibratile. Autour de la monade, le vide gris ou laitance vernaculaire laisse jaillir à s’en repaître les circulations et impulsions de ses propres qualités (datas).

 

Soft wars par softwares l’on pourrait dire.

Mathieu Buard

Dans ton travail, tu as une manière d’adapter ton langage, de la performance à la peinture ou à la sculpture par des modalités plastiques très ductiles. Tu emploies ces types d'applications hyper savantes, entre des formes numériques, des formes organiques, notamment dans les œuvres que tu avais présentées dans l’exposition Your Favorite Weapon à la New Galerie. Qu'est-ce que tu cherches dans ces intrications métamorphiques d’IA et de matière ? Qu’aimes tu, au-delà de cette culture digitale dans laquelle on te place bien trop rapidement ?

Salomé Chatriot

Ca a été très naturel initialement pour moi d'aller vers la technologie. Je raconte toujours cette histoire : mon père est pilote de rallyes, j’ai vu mon frère programmer depuis que je suis petite. Ma sœur et toute l'autre partie de ma famille sont médecin et ma mère est sculpteur. Cela donnerait un tableau global entre technologie, machine et corps. Et finalement, quand tu prends mes performances, ce sont des sculptures interactives basées sur la respiration humaine et qui sont des machines hybrides programmées. Mais dans le fond, ça n’est pas l’essentiel.

Quand je regarde une œuvre, je ne dis pas que j’ai envie d’être réduite à la culture digitale. Ce n’est pas un fardeau, mais c'est presque quelque chose que j'ai utilisée parce j’ai toujours eue une espèce de frustration de raconter des histoires qui apparaissent trop abstraites et finalement qui me donnent le sentiment d'être à côté d’un modèle de réalité figurée. Le digital, c’était peut-être un moyen pour figurer des éléments de récits.

Ce qui est frappant, dans l’exposition Your favorite weapon, par comparaison avec les tableaux d'Emma Stern qui présente dans ses perspectives notamment des éléments qui fixent le regard du spectateur, et où l’œil est habitué à voir dans la composition ce qu’on lui donne voir, le personnage central apparaît très lisible. Et moi qui avais l'impression d’avoir fait quelque chose de méga figuratif, j’ai eu pourtant le sentiment que beaucoup des spectateurs ne reconnaissaient même pas les corps enchâssés présentés. Et là, ce n’est plus du digital dont il est question, mais de vision.

Mathieu Buard

Justement, on peut laisser de côté le digital, de la haute résolution ou du HIFI pour aborder cette façon de que tu as de regarder et représenter des corps, figuration qu'on pourrait dire entreprise de sujets comme ceux de l’augmentation et de modification… Quel regard portes tu sur ces corps ? Comment anticipes-tu ces modalités de représentation ou de con-figuration ?

Salomé Chatriot

C’est difficile à dire, mais ça me fait penser à cette interview que j’avais donnée à Alexis Schwart à propos des NFT, elle me demandait si j’en produisais, et d’une certaine manière je lui disais que ça ne m’intéressait pas sinon pour les Breathing Patterns car cela aurait pu proposer une dissémination de mes respirations sur la blockchain… représentation de mon corps dans cette signature biologique diffusée et disséminée.

Et ce sont ces corps fragments qui m’intéressent. J'aimerais trop que l'on puisse enlever des bouts de nous. Prendre une feuille, de se la greffer. Que tout soit interchangeable, comme si on était des Lego géants.

C'est évidemment aussi la question de l'Arlequin, qui traverse mon travail depuis très longtemps.

Pour Your Favorite Weapon, moi, j'ai envie qu'on retienne des femmes qui sont là identifiées à des machines métamorphes. Cette personne, cette femme, elle est forcément dans un environnement qui est contigu et continu à elle. Et du coup, je me vois pas y mettre un ciel bleu avec des petites fleurs. Avec ces femmes métamorphes, je fais des armes biologiques, c'est évident.

Mathieu Buard

Dans un environnement total ?

Salomé Chatriot

Exactement, le corps est indissociable de l'environnement. Et en fait, ce que ma grand mère m'a dit aussi en voyant mes toiles, que l’on dirait de gros bijoux, des blocs de vision. Elle m'a demandé de lui en faire une broche. Elle se fichait du corps de femme à poil qu'elle reconnaissait à peine. Cette vision est liée aussi à cette question du baroque. J'ai beaucoup été à Versailles, où je trouve cette ultra symétrie et beaucoup de mouvements liés à la circulation du regard. De fait, j’aime cette complexité de la représentation et du regard qui tombe dans un univers complet.

Et j'étais trop contente d’upgrader mes tableaux pour Your Favorite Weapon et de développer cette figuration avec une nouvelle technique de peinture. C'est beaucoup plus poussé dans ce que je recherche qu’avec le travail sur le plexiglas. J’ai produit de fausses réfractions, des glacis particuliers. J'ai pu avoir dans ces toiles cette forme de sensualité et d'érotisme, une intimité que l'on a vis à vis du verre. Et que je maîtrise totalement avec la peinture. Je peux avoir une finesse, j'ai presque suivi les mouvements anatomiques des muscles avec la peinture. Ce n'est pas fait exprès en fait, mais tu as l'impression que les taches de couleur et l'épaisseur, viennent former ce relief, ce modelé, et le glacis devient un sujet en lui-même.

Mathieu Buard

On pourrait dire que l'état numérique ou le moment digital, l'utilisation du plexiglas, c'était un détour pour retourner ensuite à la peinture ? Tu t'en es éloignée pour mieux y retourner ?

Salomé Chatriot

Si tu me demandes de choisir un médium je suis sculpteur, je pense. Je me définis comme artiste plasticienne certes mais je sculpte la data comme plus largement mes sujets sculptés sont les corps. La respiration dans mes performances, c’est sculpter. Pas dans le sens où la respiration est le sujet même mais que performer la respiration, c’est produire une sculpture immatérielle. Pendant mes performances, je respire presque à 120 battements par minute, je suis en hyperventilation. Le public est pris dans cette expérience.

Mathieu Buard

Dans cette situation, atmosphérique, le spectateur est pris au dedans de l’action de ta présentation, pris dans l’inquiétude, comme angoissés. L’espace entre le spectateur et le lieu se réduit. Et donc l'amplitude, la contraction, les circulations font que tu obtiens des volumes, par la respiration, qui occupent l’espace. Ils dessinent des temps particuliers selon la contenance, de l’air expulsé… et le domine.

Salomé Chatriot

Oui. C’est là où c’est une sculpture immatérielle.

Dans l'expo précédente à la New Galerie, j'avais fait un point sur tout un univers que j’ai construit par l’implication de machines et de l’intrication de la relation machine corps image, et de montrer tout un écosystème, « d’entre relations ».

Quand tu parles de la circulation, de la sensualité, de la sexualité ou de ces manières de regarder, ça me fait penser à une recherche que j’ai menée à l'ECAL. J’y parlais du livestream, sous l’angle « est-ce que le livestream est une représentation anti-contemporaine ? ». Si tu fais un schéma de cette chôra[1] que devient le livestream et si tu dessines le schéma de comment les gens se voient, qui se voit, comment les personnes sont en capacités d’interagir, de se dissoudre dans l’environnement … le livestream est nettement moins unilatéral que le théâtre du XIXè siècle pour l’expérience de l’image et de soi, où tu restais voyeur.

Avec le renversement de la webcam, c'est toi qui devient sujet de ton dispositif, diffusant. Et dans mon travail, cette culture de la sexualité, au niveau des communautés Internet, me parle beaucoup. J'ai toujours été proche des scènes des scènes BDSM. Et de l’image qui s’y fabrique. Entre les images qui supposent une forme de consentement, intégration des devices électroniques, la caméra renverse l’unilatéral au profit de l’interaction.

Pour Your Favorite Weapon, j'ai voulu faire une deuxième série de petites pièces, qui reprennent exactement ce dont on parle. Ceux sont des reproductions de screenshot d'un groupe de vidéos qui s'appelle les Fetish Goddesses. C'est des nanas sur YouTube qui performent leur respiration et leurs datas biométriques habillées en sous vêtements ou en tenues de sport. C'est un contenu clairement érotique qui peut exister sur YouTube que parce que ça ne correspond pas aux normes sexuelles censurables.

Ni censurables par des néophytes parce que finalement, si quelqu'un arrive sur ce truc, il ne peut pas comprendre de quoi il est question.

Les Fetish Goddesses, j'avais commencé à m'y intéresser pour avoir une vision complète de ce que pouvait être performer la respiration dans son ensemble quand j'ai fait ma première installation interactive.

Elles ont des capteurs médicaux sur elles qui font partie de leur costume. Il y a une retransmission de l'électrocardiogramme, certaines retiennent leur respiration ou font des stomach vacuum, de l’apnée sous l’eau… C'est hyper impressionnant. Et extrêmement intime.

Mathieu Buard

Des performances d'intensité qui ne sont pas des mises en danger mais qui sont fascinantes depuis l'extérieur en dévoilant l’intérieur, l’intime du dedans.

Salomé Chatriot

Exactement. Ce que les gens ne comprennent pas, c'est que la vidéo érotique ou à un contenu sensuel, ce n'est pas un truc où tu vas forcément te branler. C’est une forme de fascination pour le corps, la monstration de sa mécanique cachée.

Il y a des plans absolument magnifiques de parties du corps, des plans d’aisselles qui deviennent des vallées, une veine qui palpite en gros plan… Au niveau de la lumière, du cadrage c’est un tableau au contenu pornographique réalisé à partir d'outils purement médicaux, mais ça pourrait être presque uniquement de l’imagerie médicale.

Mathieu Buard

Alors est-ce que ces types de respiration ou disons d'attention de la respiration, sont palpables ou transmissibles aussi dans les gestes de peinture ou dans la composition ? Est-ce deux choses complémentaires dans ton travail ?

Salomé Chatriot

Pour la partie de mon travail en 3D, je n'utilise pas du tout des moteurs de rendus habituels, j'ai créé mes propres outils, mes propres shaders, dont j'ai codé certaines parties, j'ai déformé des parties et ajoutés des datas à partir de ma respiration…. J'ai tellement mélangé le tout que je pense que maintenant tout ce que je fais a des datas respiratoires. C'est la signature ou le grain de mon travail, ça l'estampille.

Dans tous les cas, l'image picturale, comme je l'ai réalisée au préalable sur ordinateur, contient des Breathing Patterns, ces motifs générés par ma respiration.

Les corps de mes grands tableaux snack machine sont dans un environnement qui va être finalement de prochaines sculptures qui accueilleront les capteurs de respiration pour une pièce entre installation et opéra que je suis en train d’écrire. Je n’y performerai pas mais je vais inviter des personnes qui sont des femmes ou identifiées comme des femmes. Des gens qui ont une relation à la respiration particulière, soit des chanteurs d'opéra, des gens qui font de l'apnée, ou alors, à l'inverse, quelqu'un qui est très diminué dans sa mécanique respiratoire, quelqu’un qui a un rapport au souffle non performatif. La weapon, c’est donc la respiration, d’être là, de tenir son corps.

Mathieu Buard

Tu fais circuler des références à une mythologie que l'on pourrait dire rêvée. Tu fais graviter ces types de conception au regard de conceptions contemporaines. Est-ce qu'il y a des formes spécifiques récupérées dans des ailleurs autres ?

Salomé Chatriot

Si je fais des environnements avec des corps qui se dissolvent sans avoir de perspectives spatiales, c'est parce qu'en fait, je ne sais pas trop raconter des histoires. J'ai toujours eu ce problème depuis que je suis petite avec les livres ou les films pour les résumer, je vais vouloir raconter neuf tomes mais dans l'ordre chronologique, sans rien vouloir synthétiser. J'ai cette non-synthèse qui me pousse à fabriquer ces environnements dont les quêtes sont irrésolues dès le départ. Une uncanny valley, où des non-joueurs sont en quête d’identité, de ce qui est à identifier.

De manière générale, j'aime beaucoup la mécanique du monstre. Là, j'ai écrit pour l'ÉCAL un essai qui s'appelle Fear my desire. Une réflexion démarrée par le livre Cyclonopedia[2] sur les matériaux anonymes, où je pose la question du monstre et de son humanité. Le monstre de Frankenstein, il devient monstre au contact de la société. Dans ce texte de Michel Serres qui préface une réinterprétation de l'Arlequin, Empereur de la Lune, une pièce du XIII siècle, relate le monstre montré.

Tout ça sont des ailleurs de corps.

Je parle de créatures hermaphrodites, d'assemblages de corps. C'est une forme de construction d'identité par rapport aux autres. Je m’intéresse à des personnages antiques, des super-héros, des archétypes comme celui d’Antigone, de Salomé… La machine, c'est finalement une héroïne. Complètement évidée du décor, elle devient un insecte, mais c'est la même chose. En fait, j’élabore des passages, d'une identité à une autre, fluides.

Mathieu Buard

Est-ce que la respiration, ce n'est pas le passage entre les unes et les autres de ces identités ?

Salomé Chatriot

J'avais fait mon projet de diplôme de l'ECAL en 2017 dans cette perspective, qui était une énorme machine interactive avec la respiration. C'était presque une inversion du cyborg. Ce n'était pas moi qui devenait à moitié électronique pour dépasser la corporalité et la finitude de l’être humain. C’est moi qui me dissolvait, mon corps n'existait plus, la machine s'incarnait en moi. La respiration était exactement le fond de transmission.

Mathieu Buard

Est-ce que ces écritures numériques, ça ne devient pas aussi une sorte de folklore contemporain ? L’expression ritualisée et qui appartient à un lieu, une époque et une communauté qui se constitue selon un langage et ses signes. Je me demandais si, d'une certaine manière, dans cette forme d'articulation, d'hybridation, ça devenait le langage commun d'une génération ?

Salomé Chatriot

Le folklore, je suis d'accord avec ce terme, mais par exemple, moi je ne prends pas la température politique de l’époque, même si l'art est toujours politique d'une certaine manière. Folklore d’images que tu retrouves, dans l’après post internet. Ce rapport d'image à l'image circulatoire et non figée, c'est le folklore contemporain. Ça renvoie à la question de « puisque t'es seul, quel est cet le rapport à soi ? Qui est ce corps en morceaux ? Ce corps en respiration… fragmenté… Sur la solitude contemporaine, l’horreur banalisée, …

Mathieu Buard

Si on se dit qu'il y a des enjeux de représentation, il y a aussi des enjeux de résolution, de définition de l’image. Est ce que dans tes sculptures ou dans tes peintures, il y a une résolution particulière, HIFI ? Ou une irrésolution ? Quelque chose de plus vibratoire, où il n'y a pas une netteté ? Est-ce inhérent à ta pratique ?

Salomé Chatriot

La question de la résolution, à la base c’est l'idée était d'avoir très clairement des réfractions. Quand tu as des réfractions, l'image est forcément assez nette, sinon tu ne la comprends pas. Il y a du grain mais elle est assez nette. Ce qui compte c'est la construction de plans. Tu vois toujours quelque chose, mais c'est un fragment d'un énorme environnement car pour avoir des réfraction de telle manière, il y a des objets tout autour. Et en fait, c'est plutôt un truc de distorsion. Prismatique. Certaines de mes pièces sont presque fractales.

Mathieu Buard

C'est une résolution fractale.

Salomé Chatriot

Et grâce à la peinture surtout, ou même avec le plexiglas, le tableau, l'image ou la sculpture comportent aussi l'environnement. Ils réfléchissent et intègrent l’environnement en le réfléchissant. Donc cela va être dans une espèce de double superposition de réfractions. Et ce qui est bien avec la peinture, je peux avoir différents levels à développer, c’est comme une circulation stéréoscopique presque. Les tableaux alors nous regardent. Dans un renversement de paradigme, d’importance, d’échelles … de l’inversion des mondes et happé par des portails d’accès. Ce dont on parlait aussi avec la webcam tout à l’heure dans l’interaction image, corps, machine. Le frisson d’un monde qui entre dans un autre monde.

Mathieu Buard

Se rejoue précisément la mécanique de l'interface screen webcam, discussion interposée et des rôles, des retours d'expérience, de vraies existences, une capacité à dire des expériences contemporaines qu’offre l'interaction images-écrans.

Salomé Chatriot

Une chose importante aussi dans l’interaction, c’est la relation viscérale que j’ai avec la machine et le programme. J'ai investi beaucoup de temps pour comprendre les transmissions de datas entre les différents programmes. J'ai construit certains de mes programmes. J'ai cassé un nombre de téléphones… En fait ils ne s'allumait plus après parce que j'essayais de changer des trucs dans le code source. Et ça, cette relation, c'est viscéral et c'est épidermique. Mais c'est beau aussi.

Et j'ai donc mis en place des programmes, des protocoles avec mes capteurs, mes softwares… de manière organique et intime. Ceux que j’utilise aussi dans les performances de respiration, avec des solutions builded pour que tout marche. Que les données soient envoyées au bon endroit et pour que ça soit bien calibré. Et de comprendre les systèmes d'exploitation, ça n'est pas compliqué, c'est juste long. Ça repose sur des réglages particuliers.

Une configuration, c’est l’intime.

Mathieu Buard

Décembre 2022.


[1] espace conceptuel antique discutant de l’imagination, de la mimésis et du cathartique.

[2] Cyclonopedia : Complicity With Anonymous Materials de Reza Negarestani

03/2023 Éditorial_NOW.HERE - NO.WHERE_Les temporains en voyageTextes courtsTEMPLE_11_Made in Japon

 

NOW.HERE – NO.WHERE

Les temporains en voyage.

 

Éditorial pour Temple 11_Made in Japon 

Sur une pancarte de métal émaillé blanc plantée proprement sur la cime de la montagnette, talus de basse altitude, étaient dessinés selon les règles de la lettre peinte, dans une uncanny graphie ghostique, les termes impassibles ‘ NOW.HERE – NO.WHERE ’. Implacable sentence, coordonnées GPS cryptiques, toponymie de sphinx appliquée brodée sur le devant du paysage, gaufrage à chaud de cette carte postale, la vaste étendue courrait par delà, au plus bas du monticule rocheux, fameuse ronde bosse horizontale. Les mots échappaient à la chose vue.

Fouillant sous sa houppelande logotypée et écocert, l’autre dit « l’intrépide », trouve dans la poche cachée de son habit l’hardware domestique, mamelle quotidienne des laitages et nectars en favoris des industries culturelles et créatives. Il saisit le code à la source. L’IA farfouille. L’autre tempère. L’IA ne donne rien, ingrate. Le temporain tempeste. Enfin… l’IA ne donne pas rien mais presque rien. S’affiche dans les entrelacs numériques un amas pittoresque, à l’image du lieu. Tactile, la houppelande retroussée et l’écran comme écu, la cape au vent quoi, l’intrépide zoome et plonge.

Ça clignote.

L’autre absent à l’un, absorbé à sa tache archéologique, tout occupé à déplier la matière data comme on époussetterait la surface ciselée d’une étagère rustique chic à la découverte d’un mobilier antévernaculaire, d’un chækgeori insalubre, sinon d’un réceptacle dépositaire des souvenirs glanés ou mieux encore des baldaquins lacustres des savoir-faire martyrs et bourreaux de la matière que l’on trouvait dans les recoins des temples manufacturiers - il cherche dans le feed. Trésors, anima et gestes virtuoses d’une unité commune, un folklore en soi. Tout cela et presque rien.

Recouvert de la pellicule de poussière ad hoc et au dessous de laquelle s’agite encore une led aux flavescences changeantes, l’éternelle allumée par la puce solaire intégrée qui lui sert de pis, trouve son ressort dans la marchandisable jactance énergétique et flux tendu du soleil qui nourrit la chimère kawaï High Fidelity et lui fait pétiller encore et toujours le bout, d’où sort on l’aura compris signaux, sucs et émanations nacrés d’iridescents coloris que la décence a drapés de gris, grand voile de dignité poudrée que les années produisent. Et qui éclaire l’environ d’une lueur compagne.

À l’arrière plan, au rond de bosse susdit qui fait face, bel archipel minérale du derrière de la pancarte que notre temporain ausculte et se plait à dépeindre pour lui-même, désynchronie. Debout, la basket solidement arrimée au monticule, les mains dans le dos, rejouant la scène de Friedrich et pensant voir le voir de la vague du Maistre Hokusai, il rêve au lointain et coquerique « ô exotisme, horizon chéri ». À cette vision de cabinet de domestication des matières du monde par la vision temporaine se couple l’écho marmonné de l’intrépide qui dissèque, quoique prisonnier de l’algorithme, le nappage cradoc de l’immatériel environ numérique #excès#fétiche#bondage.

On débranche.

Le cosmos du derrière de la pancarte s’étend indifférent, autel stéréographique ou gros dragon gras, tokonoma éphéméride d’une entre réalité. Sans entrave, subversif en soi, la matière comme les glissements de terrains, mondaine d’un lieu, outre mondaine de l’autre, s’énonçait sans panique, dans une profusion pornfood, pratiquant l’intensité, le calme et les transgressions, l’outrance et débord volcanique avec la même volupté qu’un divertissement télévisé.

Contemplant avec effroi la situation, solitaire on le sait, le temporain étire sa téléscopique pulsion et shoote.

Temple 11 - Made in Japon, c’est possiblement la pensée des ailleurs ou l’esthétique du divers chère à Victor Segalen, cette multiplicité et la fabrication d’un regard qui l’accompagne. D’où voit-on ? Qu’est ce que cela fixe ? Ce qui fait le nœud, non content de penser le savoir-faire, de ce qui se fabrique dans son énergie et engagement depuis la matière ou le médium, c’est au Temple d’en adorer les excès, la virtuosité, de ce que cela déplace dans les univers et habitudes, les us et coutumes. Donc faire depuis une culture, faire depuis une technique, faire depuis un lieu, faire depuis une matière, et surtout faire avec. La cape au vent, inéluctablement.

Tire la chevillette, la vision cherra.

Mathieu Buard, janvier 2023.

03/2023 NEÏL BELOUFA — EBB_« L’absente de tout bouquet »Textes courtsTEMPLE_11_Made in Japon

 

« L’absente de tout bouquet »[1]

 

Entretien avec NEÏL BELOUFA — EBB

 

Post post pandémie, hyper après tout ou compostage final, le projet EBB, organisation expérimentale décentralisée, étend la mise en crise de vers au système de l’œuvre et de sa valeur, réduite au profit d’une mise en service spectaculaire rentière, monocanal et proposé à un spectre audible d’un marché d’happy fews. En interrogeant le «  on  » de l’atelier d’artiste, EBB tente dans une multitude de possibles de trouver la voie d’une économie distributive et heureuse, sans quoi le vivre n’est pas tenable. Et dont la planche de salut passerait par la blockchain, unité logistique autoportante ou presque, générative de multimodales monnaies. Un metavers qui ne connaît pas la crise.

Pandemic Pandemonium jouée à Vienne, à Bruxelles comme à Paris en 2022, aura interrogé de plein fouet cette formule matérielle de l’exposition, et des valeurs qui y sont charriées… Formes et formats nouveaux s’imprègnent alors d’une force de gravité centrifuge, la place du spectateur rétribue l’image en sujet non plus seulement d’un feedback mais d’une économie d’attention, une monnaie d’œil. Production autoprophétique ou algorithme coquin.e… la non-exposition danse sur les bords de l’œuvre sans préfigurer l’allure de ses formes… où l’artisan virtuose des outils numériques s’autorise une main aveugle et l’œil de l’autre  ? A l’ère de la beauté dérégulée, quid de l’auteur, pour ne pas dire œuvre ni geste  ?

 


[1] Je dis une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d'autre que les calices sus musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tout bouquet.” Stéphane Mallarmé
 


 

Mathieu Buard

Peux-tu nous parler d’EBB ?

Neïl Beloufa

EBB, c’est une multitude de tentatives, créée il y a 2 ans en réponse à la réévaluation culturelle et structurelle de la société de ces dernières années, puisqu’à mon échelle il n’y avait pas de réactions opérationnelles ou d’outils pour participer à ce mouvement.

Mathieu Buard

Après ton exposition au Palais de Tokyo (2018) veux-tu dire ?

Neïl Beloufa

Oui, l’ennemi de mon ennemi est une exposition qui s’auto-détruit, qui se mange, où elle critique ce qu’elle construit pendant qu’elle est en train de se faire. Mais il y avait une impasse structurelle dans ce format. Depuis, j’ai eu envie de changer les mécaniques du système même.

Mathieu Buard

Les formes étaient contraintes par le système qui les engendraient ?

Neïl Beloufa

Oui, travailler avec l'ennemi et voir ce que c’est de changer les manières de faire et de destinataire directement. Il y avait là une tentative de ne plus être dans une autocritique systémique. Mais en même temps, ça restait dans le cadre et dans une symbolique absconse.

Mathieu Buard

Et finalement dans un entre soi.

Neïl Beloufa

C'était mon hobby, enfin structuré artistiquement, mais un hobby. Je me butais pour un hobby pervers, compliqué, que je pensais être nécessaire à la société alors qu'on s'en fout. Pendant le COVID j'ai cru que c'était le moment de la transformation, un changement de société mais ce n'est pas venu. Ça a été une espèce de temporalité où il y a eu un tellement grand vide autour de soi que l'on (l’atelier) s’est jeté dans les outils technologiques de la blockchain. L’idée a été de savoir comment s'approprier les outils. Comment trouver la distance critique et surtout comment cela peut être effectif et pas uniquement performatif.

Mathieu Buard

Que ce ne soit pas discursif, j’imagine. Un modèle de réalité applicable, total ?

Neïl Beloufa

Et en dehors de l’art, dans toutes ces explorations technologiques, avec la blockchain comme milieu.

J'ai vu plus de démonstration politique structurelle sur la technologie pendant toute cette période que je n'en ai vue avec des manifestations, des lettres collectives, des œuvres… Au moment où le monde, était à l’arrêt, 70% de l’économie tournait juste par des outils informatiques de la blockchain, cela m’a fasciné. On sortait d'une période politique où tous les pays en manifestations n’ont pas changé une seule trame sociale ou politique : le Liban, l'Algérie, le Chili, les États-Unis… Et là, sur les outils technologiques, il y avait une preuve de concept, avec une efficacité politique accélérée qui était fascinante. Avec ces outils, tu as une capacité de changer, de restructurer le monde réel.

Il y a un projet qui s'appelle Unisocks : production et diffusion de chaussettes avec un système économique. Ce modèle, ce système, on dirait une pièce d'art conceptuelle. Mais ils l'ont formulé comme un business, une boîte qui a des actionnaires. C'est devenu un micro-gouvernement qui crée des règles, qui crée une économie et qui tient depuis cinq ans. Ça pourrait devenir un pays.

C'est ce genre d'initiative que j'ai trouvé intéressante parce que ça force un vocabulaire structurel qui parle à la génération qui me payait. Et je suis en désaccord avec la génération qui me paye. Un désaccord fondamental : écologique, politique… Maintenant l'idée c'est de voir comment on change cette relation, pour pouvoir enfin participer à une transformation de société. C’est ce qui m’intéresse. Et du coup, on a lancé EBB, où on tape un peu partout et on cherche des formats. On a cherché un peu trop tôt parce qu'on n'y arrive pas encore totalement, mais ça commence à fonctionner.

Mathieu Buard

Tu parles de formats plus que d’œuvres ?

Neïl Beloufa

Je commence à faire la bascule, même intellectuellement.

Mathieu Buard

Des formats qui peuvent être d'un mode non pas pédagogique ou esthétique, mais de production et qui ne sont plus liés non plus à une industrie culturelle particulière pour trouver une économie et une diffusion ?

Neïl Beloufa

Quand je parle de format, ce qui a marché par exemple c'est qu'un des robots réalisés par EBB pour des expositions, a été recruté comme barman par des boîtes de crypto. C’est tout le système mis en place pour le robot qui génère un cocktail, de l’intéraction avec le spectateur. EBB a donc été payé pour faire le service du bar avec ça, en mode entertainment.

Si on le remettait dans un contexte artistique, ce n'est pas inintéressant. En fait, c'est intéressant économiquement, ce sont des modalités d'exploitation qui deviennent différents. Pour l’expérience avec EBB chez Clearing, on a perdu des sous, mais néanmoins il y a eu 250 spectateurs par semaine avec une entrée à 10€. Habituellement c’est une entrée gratuite avec 12 personnes par semaine. L’exposition a duré cinq mois du coup. Et le public, les gens de l'art, les gens pour qui je travaille normalement, ils ont un peu décroché, que ce soient des critiques ou même des amis directeurs de musées qui n'ont pas envie de jouer le jeu ou de participer. Les 250 personnes qui venaient, c'était des jeunes, des ados, des étudiants en arts ou des familles. L'échange que l'on a fait, à savoir de donner le capital économique de l'expo non pas aux collectioneurs mais aux visiteurs. Il était marrant ce trades.

Mathieu Buard

C'est ce qui te satisfait le plus, dans les chantiers intellectuels actuels, de façon pragmatique, de s’adresser à un auditoire le plus complet. Plus varié, plus multiple et peut-être plus réel que celui du monde de l'art dans le fond.

Neïl Beloufa

Et même juste mécaniquement, je commence à travailler pour une autre génération. Ceux qui tiennent les rênes du capital dans la machine artistique aujourd’hui, ce sont les 20 personnes propriétaires de maisons de ventes, qui font du hospitality. Et ces 20 personnes gagnent de l'argent sur mon capital social et économique. Dans nos expositions, on cherche à déplacer le capital et créer un nouveau modèle de distribution reprenant les modèles de consommation culturelle. Celui des enfants en somme : « je matte une pub pour gagner un t-shirt ou un meilleur fusil dans mon jeu… ». C’est une espèce de chaîne qui me permet de diffuser autrement, mais surtout de travailler pour le public directement.

Mathieu Buard

Et qu'est-ce que ça désigne comme modèle de réalité de société ? Ce n'est pas un non-capitalisme… Quel est ce modèle que vous pouvez décider ?

Neïl Beloufa

Moi, ce qui me fascine principalement, c'est déjà qu'on peut dessiner des modèles.

Mathieu Buard

Oui, l'idée blockchain est de trouver et chercher des formats. Ce sont des modèles de réalité qui s’annoncent.

Neïl Beloufa

Effectivement, tu as le droit d'essayer, tu as le droit d'inventer de l'argent, d’inventer une règle, un mécanisme.

Avant j'étais dans une croyance de rupture, héritée des années 70 et qui, au fond, ne me satisfait pas. Le truc qui est hyper dur à accepter avec les blockchain, c'est l'espèce de spectre politique qui est demi-gaucho, demi libéral-conservateur. C'est une limite aussi idéologique, mais néanmoins leur statement est qu’il n'y a pas le temps pour la révolution et que ça ne marche pas. Le monde, il crame, c'est l'évolution. C’est comment tu prends les outils et tu voles le pouvoir ou tu le redistribues, l'idée est de dire que décentraliser peut permettre un autre chose.

Enfin, j'y crois profondément. Je pense que le problème structurel que l'on a en ce moment sur terre, c'est un problème d'hyper centralisation. Mais que ce soit à l'échelle des gens du Quai d'Orsay, des GAFAM, à Facebook… il y a une hyper centralité qui fait qu'il n'y a que les mêmes formats, la même pensée avec des algorithmes politisés univoques.

Même le bitcoin qui est ultra-conservateur opte pour un consensus décentralisé. La blockchain est incroyable politiquement, c'est quand même une machine qui a une mécanique mathématique de consensus décentralisé, qui organise un monde et qui peut faire un bras de fer avec une banque centrale, par les décisions des gens qui sont à l'intérieur. Il y a la possibilité de hacker le protocole systémique par son propre capital social, sa force économique : la démocratie de marché.

Mathieu Buard

Des formats nouveaux, des choses qui s'entrecroisent, qui sont supplémentaires de ce grand modèle dominant occidental. Par contre, la question que je me posais est ; quelle est la place du geste individuel ? Notamment dans ces systèmes de blockchain…

Neïl Beloufa

Ce n'est pas la blockchain, là ce sont plutôt les Intelligences Artificielles. C'est la fin de la bataille de l'image, on n'a plus besoin de produire des choses sur terre. Mécaniquement ce n'est pas très grave si on arrête de produire un petit peu, parce qu'il y a largement assez de conneries pour alimenter les IA.

Les IA sont la propriété de boîtes centralisées qui appartiennent à trois personnes comme Elon Musk et compagnie. Ces mêmes personnes qui se sont nourries de tous les gens de la culture pour avoir un bon patrimoine, qui savent d'où ça vient mais qui ne font pas de redistribution. Le contraire de la blockchain. Si l'IA fonctionnait sur des modalités blockchain, elle pourrait être redistributive. Mais tant qu'on n'est pas dans un appareil qui permet la redistribution avec une traçabilité des choses, les IA sont un danger. Mais les IA existent, que je le veuille ou non de toute façon.

C'était la position du confinement d’ailleurs, soit de me jeter sur internet, soit de faire un potager. Et on a essayé les deux en même temps, mais le potager, il a fait une salade. Tandis que l’économie numérique, c’était l'endroit où il y avait la valeur.

Et pour revenir sur le geste, ce qui est assez triste, c'est que c'est devenu un truc dont je me fous complètement. La manière de concevoir l'atelier a toujours été de la gestion sociale mais les formes, elles ne venaient pas que de moi. Il y avait 20 personnes qui bossaient. Parfois je ne touche à rien, parfois je ne disais rien, on mettait des systèmes en place.

Mathieu Buard

Comme des protocoles ?

Neïl Beloufa

Il y a toujours eu des protocoles. Là où mon atelier était efficace et fonctionnel en art, EBB doit aujourd’hui réapprendre une autre modalité car les stratégies du chaos ne marchent pas.

Mathieu Buard

Oui, ça c'est sûr. J'imagine que la stratégie d'horizontalité absolue ne marche pas non plus.

Neïl Beloufa

C'est ça, et ce sont des échecs qui ne partent même pas d'une horizontalité absolue. C'est une espèce de fausse horizontalité. Ça a merdé alors qu'à l'atelier ça fonctionnait parce que le capital social y était maintenu, il y demeurait le tyran.

Mathieu Buard

Qui lui avait un statut d’auteur.

Neïl Beloufa

Auteur qui pouvait tout perdre parce qu'en fait, il n'y avait rien, il n'était pas attaquable. Du coup, quand tu retires ça de l’équation, la méthode de l'usine ne marche plus. La stratégie du chaos marche dans une expo parce qu’il y a une deadline et la réponse à un contexte qui la maintient dans la nécessité de produire. Mais les projets culturels avec EBB qui sont en train de se préparer dépendent vraiment de modalités de distribution économique, de diffusion, de publics.

Mathieu Buard

De toutes les bordures de l'industrie créative en fait.

Neïl Beloufa

L'art c'est de la création de valeur, c'est le seul endroit où on crée de la valeur comme ça. Dans tous les cas, on peut l'imaginer. Quand tu mélanges les deux, c’est vertigineux, tu as le droit d'inventer aussi la monnaie qui monétise la valeur que tu vas raconter. Et il suffirait qu'il y ait assez de croyance pour qu'un truc devienne un pays.

Mathieu Buard

Tu dis souvent "on", c'est-à-dire que ce n'est plus l'atelier ? Ce serait quoi ce "on", un monde, une hydre polymorphe ?

Neïl Beloufa

Je disais "on" à l’atelier déjà, cette appellation est aussi perverse aujourd’hui avec EBB qu’avant. Pour l'instant, nous n’avons pas d'infrastructure blockchain. La réalité, c'est que l'économie et les statuts juridiques sont centralisés. Donc, il y a toujours un tyran, mais, déjà, il est plus petit qu’avant.

Mathieu Buard

Il est fractionné, voire il deviendrait alternatif ?

Neïl Beloufa

Il y a une possibilité d’un autre modèle. Après, il faut réussir à tenir la promesse et ça c'est une question essentielle. Avec le projet EBB.CLUBB à la Fondation Pernaud Ricard (juillet 2022) il y a eu de nouveaux essais ; notamment avec le projet imprimante de Victor Vaysse. Son projet a servi la communauté et le projet EBB et il a aussi pu se rémunérer lui-même. Avec EBB.CLUBB et la blockchain culturelle, je note au moins une amélioration où tu peux garder l'individu dans une relation collective. Par ce système tu restes un individu acteur dans une communauté et tu peux choisir comment tu redistribues le capital social.

Mathieu Buard

C'est un modèle de corporation. C'est aussi un modèle dans l'esprit médiéval, c'est-à-dire avec les formes de corporations qui se mêlent.

Neïl Beloufa

Mais la réalité, c'est qu'Internet, c'est un territoire qui est complètement médiéval, régulé en tout cas de manière archaïque et médiévale. Déjà en France, petit à petit, à l'échelle d'un état, il y a de moins en moins de structures intermédiaires. Moi je pense qu'il faut créer des micros-bulles collectivisables pour avoir accès à la technologie.

Mathieu Buard

Et inversement pour l'individu de trouver sa place.

Neïl Beloufa

Il n'y a plus ce qui était encore possible il n’y a pas si longtemps ; où à l’échelle d’un lieu, d’un village, les gens avaient la même pensée politique, par exemple. Tu as maintenant une polarisation, une théorie du complot là, une châtelaine de droite conservatrice, des gens d'extrême gauche ou droite. Le maire n'est plus vraiment un porte-parole global…

Mathieu Buard

Et par rapport à cette blockchain, qu'est-ce que les NFT font ou ne font pas ? Ou est-ce un leurre absolu ?

Neïl Beloufa

Le NFT permettait de nouveaux systèmes de valeur ou une valorisation d'un type d'objets qui n'existaient pas. Ça a donné ses lettres de noblesse à l'art numérique. Il n'y avait pas de raison que ce soit une sous-catégorie culturelle, ça a donné aux gens de DeviantArt une valeur affirmée et un statut légitime.

Mathieu Buard

Est-ce que ça ne rejoue pas la question de l'unicité et de la singularité, ce système de NFT par rapport au numérique ? Est-ce que ça ne repose pas la question tout simplement de la signature ?

Neïl Beloufa

Ce système de NFT te rajoute une couche d'outils qui permettrait d'affirmer cette chose. Après c'est un système de croyance, mais à priori les gens vont y croire. Ce n'est pas une problématique, ce n’est même pas une question en soi.

Mathieu Buard

Est-ce que ce n'est pas une question dans la mesure où on cherche l'authenticité ?

Neïl Beloufa

C'est comme la croyance en l'argent, permettre aux gens d'éditer leur argent c'est révolutionnaire. Les artistes, ça a toujours été des planches à billets.

Mathieu Buard

Peut-être aussi que ça revient à se dire, si je te suis, que s'il y a une multitude de monnaies ça revient à une histoire de troc.

Neïl Beloufa

Complètement, c'est la décentralisation.

Mathieu Buard

Pour le projet EBB.CLUBB quel est le statut des œuvres exposées ? Est-ce des activateurs, des portails, des moments d'entertainment ?

Neïl Beloufa

Il y a une phrase qui était hyper claire que les gens disaient, c'était que ça n'était pas une exposition. Il n'y avait pas de valeur ou de problématique de cet ordre. Et moi mon cœur d'intérêt là-dedans, c’est qu'on commence à travailler sur l'économie de l'attention pour faire de l'écologie d'attention. C'est-à-dire que de regarder une chose c’est déjà une prise de décision et que potentiellement, maintenant que je le traque, je peux redistribuer. On relie un objet physique à ses dérivatifs numériques et on les relie économiquement, socialement et culturellement.

Si on parle de culture, je pense que c'est là qu'il y a un gros problème de compétition déloyale entre le dérivatif numérique et l'objet physique et le fait qu'il y ait aucune monétisation sur l'expérience culturelle. Ce qui fait aussi que maintenant, moi je m'en fous d'avoir une expérience culturelle dans le secteur d'où je viens. Ça ne m'intéresse pas du tout et je préfère regarder Netflix sur mon téléphone.

Je crois en cet acte de décision, même de réduction du nombre de choses et de la redistribution à une toute petite échelle qui peuvent créer des trucs de l'ordre du revenu universel. Des micro stream à 0,10 € le regard qui redistribuent vraiment aux auteurs ou aux distributeurs… Du coup, tu rétribues l'engagement du spectateur, qui devient actionnaire, il récupère du capital.

Mathieu Buard

Si ce système se met en place, n’y-a-t-il pas l’obligation organique d’un retour de la qualité esthétique comme sujet ?

Neïl Beloufa

La qualité esthétique naîtra des contraintes systémiques que des gens vont vouloir péter. Dans les cultures blockchain de distribution, d'arts numériques, c’est encore plus pyramidal. La directrice de la plus grosse plateforme de NFT, Tezos, ne veut pas promouvoir sa collection d'artistes sur sa plateforme et elle n'achètera pas les gens qu'elle a promu parce qu'elle a aussi la main sur la côte. Évitant conflit d’intérêt et concurrence déloyale mais c’est elle seule qui aura décidé. Les artistes s'achètent les uns les autres, il y a une espèce de règle tacite où ils donnent entre 25 et 40 % de leurs bénéfices, donc la part qui était pour la galerie avant, à l'achat d'autre artiste. Il y a une notion d'entraide et d'autorégulation, mais à part ça, il y a très peu d’artistes qui ont la capacité d’y accéder et de vendre.

Mathieu Buard

J'ai l'impression que ce que tu disais tout à l'heure sur le fait que cette économie d'attention, elle s'adresse à une industrie culturelle du maintenant ?

Neïl Beloufa

Je pense que dans 30 ans, il y en aura encore la même gamme de formes qui va tourner en boucle 30 ans, 40 ans. Le XXᵉ siècle, c'est le siècle vierge avec des créations de valeur dans tous les sens. Et puis ces idéologies se sont mises à dominer. Nous sommes tous conscients de faire partie d’une lignée de la création de l'objet symbolique, de Malevitch à Duchamp qui dit qu'il n'y a pas de valeurs à part celle de l'idée… Maintenant, les gens qui reproduisent ces mécaniques, qui s’y réfèrent pour gagner de la valeur parce qu'ils seraient les détenteurs de cette histoire, ils ne sont pas vierges du tout.

Ce qui présage là, c'est ça qui m'intéresse, l'économie d'attention. C'est de revaloriser le fait de regarder une image. Ça existait dans les mondes d'avant, tu achetais un cierge pour aller voir les peintures avec les gens qui te racontaient l'histoire et que tu te déplaçais à la bougie. Il y avait déjà là un chronomètre de temps et d'attention. Et c'était la télé, la manière de regarder une peinture.

Mathieu Buard

Dans une dimension un peu plus dédiée et raréfiée. N’est-ce pas de ça dont il est question dans l’économie médiatique et une économie d’échelle ?

Neïl Beloufa

On a un problème de flux mais ça permet à plus de gens de manger : il suffit que 20 personnes regardent ma merde pour que je mange. Comme quand tu monétises à petite échelle, avec une petite communauté : tu as 1000 personnes qui te donne 1€ pour ta production en fait ça te fait 1000€. Et ça suffit, moi je n’ai pas besoin d'avoir 300 000 followers, je m'en fous de parler à 1 million de personnes.

Mathieu Buard, septembre 2022.

01/2023 Xolo Cuintle_L'archéologue des fleursTextes courtsGalerie Chloé Salgado Paris_texte d'exposition

 

L’archéologue des fleurs.

Helicoidea

Enroulements.

 

Trois textes entrelacés pour l'exposition Upcurrent coming past de Xolo Cuintle à la Galerie Chloé Salgado.

 

 

L’archéologue des fleurs.

1.

Sortant du monopyle, elle contemple l’étrange façade. L’édifice avait été affublé de ce vocable d’architecture encyclique depuis que l’on avait compris, en l’espèce, qu’il souffrait d’une unique porte. Le portail extérieur, disons l’encadrement ciselé appliqué à la pierre, tel un bas-relief fibreux de gros lierres, n’avait été déterré que tout récemment et seule la pointe du toit, depuis là, pouvait à laisser penser qu’il s’agissait d’une enceinte ; quant à l’imaginer totalement forclose, cette salle, morceau spatial concave ou tunnel de lave interrompu, îlot vagabond, l’archéologue n’en avait toujours pas saisi l’usage. Ni la signature d’ailleurs. Dans un pur monostyle, le tabernacle tapissé comme couvert de ses oripeaux, détaillait un délice ornemental. Stéréolithographe d’alors, l’ensemblier univoquement dans son caractère n’avait rien laissé advenir d’autres que les entrelacs savants, qui des modillons aux textures des décors muraux, épelaient des trésors de fleurs et branchages fossiles.

Reprenant la lecture du témoignage d’un auguste confrère explorateur du vague, l’archéologue s’assit et reprit ceci de lui : « Les réseaux ornementaux sont hybrides, comme une grille invisible qui guide les ramures d’un poirier, mais ici les retours et boucles sont paradoxaux. Il cherche le mot juste qui donnerait à penser ces évidents dysfonctionnements, et maintenant qu’il a domestiqué les canidés du regard, il se plait à divaguer sur la terminologie des fleurs, fêlures et câblages phytomorphiques qu’il observe. Une chose frappante, balustres et branches sont du même substrat. Auto engendrement, interminable anastomose qui recouvre le lit du lac. Etrange mobilier, ces rameaux fabriquent par tresses spécieuses, un filet, une nasse géante, déterré sans égard et jusqu’alors souterrain. » Disait-il fantasque, l’autre.

Ici, on observe plutôt une cosmologie de flore, cartographie ou grammaire dont le sujet évanoui reste distinct à l’appréciation d’une lumière compagne. L’archéologue des fleurs, ainsi baptisée par le bouquet de modénatures architecturales qui l’entourent, lit le mur. Et les formes qui miraculeusement subsistent décrivent non plus des mots mais des phrases végétales. Le texte est épars, à plat, comme des pièces des objets en kit le sont, déballés de leur boite.

Décidemment, Delphos donnait tout ce qu’elle pouvait de plissés, de creux et rondes bosses magnétiques. Elle écrit sur le dos de la lettre volée : « La fleur fossile est un motif en hibernation. »

Helicoidea

2.

Dans la salle d’attente, j’attends.

Immanquablement.

Au fond, une porte qui ne s’ouvre toujours pas. Elle souffre cette porte, je le sais, de n’être pas le seuil, l’espace liminal et magique, de l’ailleurs. La prise crépite. Le diagramme floral accroché comme un panorama pittoresque de montagne rétroéclaire la pièce d’un bleu bizarre. L’ensemble des choses jusqu’à ma peau, derme devenu grisâtre au voisinage décadent des éléments tubulaires, des mobiliers de patience et des heures livides qui nourrissent la scène, m’apparaît sobrement et clairement pétrifié. Sur la pile de l’étagère, « Je parle au mur ». Vaste programme.

Un halo supplémentaire sculpte une contre-lueur sur le bord de la cloison face à moi. J’ai peur. La prise grésille, maintenant et à nouveau. On ne va pas me dire que twin peaks, c’est IRL. Si ? Le petit tableau délicieux au-dessus de la porte définitivement close se floute. J’aimais bien ce modèle de réalité stable, élégant, installé. Pourquoi faudrait-il que je pluriverse à mon tour.

Et la porte close, la seule de la pièce, ne déclare toujours pas sa suite. Salope.

Assis sur ces pieds, le bureau, guichet des rendez-vous et des posologies austères, me contemple. J’expérimente intensément, dans l’instant qui dure, la vie des plantes, superbes et statiques, immobiles et hiératiques qui proposent un modèle subversif, la contre indication du sol, en apparence du moins, l’élévation hélicoïdale. Suis-je une sculpture ?

Un clou, presque invisible, planté à même le montant de la porte, fixe mon vertige végétatif. Je m’agglutine, mollusque soudain, transfiguré par cet écu mythologique, médusé. Scalaire d’aquarium ou simple escargot terrestre, celui inventorié dans les familles élargies desquelles le peintre renaissant se plaît à voir traverser l’organisme mou, indéfiniment, à l’oblique de la toile, dans le champ uchronique de la représentation. Je suis un vase aux anses et modillons pathétiques, sans l’ombre d’une fleur. Well.

De squelettes, la taxinomie savante accrochée à la verticale et qui diffuse les arcs et rayons gris m’en présente d’autres : collections de portails, encadrement de portes, cadres et portiques, planches de parergons superbes qui bordent ou débordent le trou comme la fenêtre ouverte. Trompe l’œil ou billevesée, seule l’ombre du dessous de la porte, raie de journée, m’appelle.

En mon fort clos : Porte des enfers ; Murs de purgatoire. Quel beau métier que d’enluminer les lieux d’une domesticité établie des jeux et traces de son propre pas.

Depuis les limbes, j’attends les fleurs du futur.

Enroulements.

3.

Entre deux zones, mode d’emploi volé, fleur évanouie, motif dans le tapis. Tel un grand décor inversé, BTS, Xolo Cuintle et consorts proposent ici et comme une signature un cadre domestique transgressé. Le mobilier sensément monté est taillé, découpé, aplatit depuis la surface moulée ou creusée du bas-relief jusqu’à la ronde bosse des pièces détachées, façon éclaté mathématique ou constellation rhizomatique. La matière subversive dénature la frontière étanche des arts, des arts décoratifs et des formes vernaculaires.

L’espace de la galerie, dompté des modénatures, halos et couleurs peintes, trouve les entrechats ornementaux suffisant d’un combat de gladiateurs face au monstre faille déposé sur un frugal plateau par les artistes en offrande aux visiteurs : de quelle matière est faite le temps ? Et que reste-t-il ? Sur la planche de dissection la fugace présence, le monument temporel, l’inéluctable seuil de l’instant à venir.

L’installation propose la somme des échos et rebonds d’un artiste habitant, tel qu’en sa coquille il sculpte. Le whitecube lui propose le cadre à nu ou presque, tant les signes inframinces distillent une qualité de présent. L’occasion de ramifier par prolongements organiques et vivaces, de définir les lignes perspectives d’un ensemble à édifier, cosmos et prisme à la fois. La peinture fraiche déposée est entachée de spectres colorimétriques d’un rayon soudain, les ombres sont les traces d’un passé résolu, les accroches des frontispices miniatures de littératures encyclopédiques à rejouer.

Révolution de palais, chaise interdite et mobilier piraté, toute surface investie accroche les fantômes, même les fiches à vase fondues dans le plus bel alliage. Entre glyptographie, c’est-à-dire l’écriture et la lecture de pierres gravées, et le plaisir d’une collection domestique, les objets hybrides, image-peinture, ciselure-clou, chaise pliée-bas-relief, porte-manteau-sculpture, désigne l’enroulement du motif figuré autour de la matière, coup net, grand lierre qui monopolise l’œil comme la forme.

La peinture de Milène Sanchez

La ferronnerie d’Andrew Dussert

L’ombre atmosphérique d’Oleg De La Morinerie

La grammaire sculpturale des Xolo Cuintle.

Futurs locataires, anciens résidents, habitants en passe muraille. Les signes égrainés dans le lieu sont autant de règles d’aimantation d’un regard d’entre-relations, attraction et permanence de phénomènes sensibles. Portail, ou seuil de ce que l’on nomme un sentiment esthétique pris dans l’économie d’une attention portée.

Entre-deux.

Mathieu Buard, janvier 2023.

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DANSER L’IMAGE

Le Ballet national de Marseille direction (LA)HORDE

Direction éditoriale du livre
Mathieu Buard,
Alice Gavin &
David Desrimais

Commissariat, textes & entretiens_Mathieu Buard

Creative & Art direction_Alice Gavin
Design_Jade Randon Iconographie_Héloise Bouchot
Management_Anna Dotigny

Publié par JBE Books, le Ballet national de Marseille et le Centre national du costume de scène

Prologue du catalogue

Le Ballet national de Marseille est une création de notre contemporain, le lieu d’une émergence qui depuis son origine est chargé d’une aura toute particulière. Fruit d’une exception, cette structure se détache de la centralité française d’alors. Roland Petit inaugure ce récit, dont les différentes aventures et succès énoncent une histoire de la danse. La vivacité intrinsèque du Ballet trouve dans la direction de (LA)HORDE une forme régénérative qui imprime à nouveau l’identité d’une communauté de création, extatique.

Notoriété populaire, grande reconnaissance internationale et péripéties qui s’illustrent dans l’interdiction de Roland Petit de jouer son répertoire à son départ, geste que suivront les différents directeurs et directrices du ballet à sa suite. La seule absence de la continuité d’un répertoire de Ballet est singulière.

Archiver l’histoire, ce qu’il en reste, est une question. Considérer son existence même pose une nouvelle chance de survie d’un patrimoine. Penser la pérennité d’un vocabulaire, en faire surgir une grammaire, le rendre appréhendable, en ce sens, lui donner une permanence et en produire le lexique, aussi prospectif qu’il se puisse : voilà l’objet de ce projet.

« Danser l’image, de Roland Petit à (LA)HORDE » entend rendre grâce à la pluralité des singularités d’auteurs qui ont traversé ce Centre National Chorégraphique. En identifier les sources fondamentales et l’intensité créative dans ses prolongements les plus actuels.

Dans le même temps, ce projet généreux souhaite produire quelques ressources exemplaires et rendre visible et lisible pour un public curieux, le divers et le futur de ce patrimoine vivant.

Mathieu Buard & Delphine Pinasa, co-commissaires de l’exposition. Novembre 2021 - Novembre 2022.

Sommaire

Introduction

Une communauté extatique.

Pour quoi danser encore ?

« 
Je chante le corps électrique
Je chante le corps électrique
Ceint des foules de ceux que j’aime comme je les ceins,
Qui n’ont de cesse que je les suive, que je leur réponde,
Que je les décorrompe, que je les charge à plein de la
charge de l’âme.
 »
Walt Whitman
Feuilles d’herbe, Les cahiers rouges, Édition Grasset, 1989, p. 118

Une identité, une direction artistique.

Comment la vision d’une direction artistique déploie-t-elle l’identité avec et au-delà de la danse ? Qu’est-ce qu’un ballet contemporain ? Et de quelle création artistique parle-t-on alors ?

L’exposition « Danser l’image, Ballet national de Marseille, de Roland Petit à (LA)HORDE, » au Centre National du Costume de Scène de Moulins, a pour objet de présenter, pour la première fois sous la forme d’une archive ouverte, la nature et la particularité de ce Centre Chorégraphique National fondé à Marseille. À l’évidence, une histoire méconnue, invisibilisée, qui révèle pourtant une institution dont la pluralité des pratiques artistiques nourrit une écriture chorégraphique singulière et dont le répertoire des spectacles créés, par cette institution publique, est vivant, miroir d’une manière de faire de la danse et de faire œuvre.

L’histoire du Ballet national de Marseille, compagnie fondée par Roland Petit en 1972, témoigne dès le départ et sous l’influence de ce chorégraphe ambitieux d’une énergie créative intense et profuse, fondée sur un substrat de collaborations, avec la scène artistique de son époque.

« Danser l’image, Ballet national de Marseille, de Roland Petit à (LA)HORDE » souhaite éclairer la richesse du patrimoine de ce ballet, de son identité proprement créative et des ressources qui s’y archivent dès ses origines. Il s’agit alors de re-faire connaître au public un demi-siècle de création chorégraphique, depuis la fondation et l’installation du Ballet à Marseille jusqu’à son redéploiement actuel.

« Faire œuvre en la structure » (LA) HORDE

En septembre 2019, le CCN Ballet national de Marseille est dirigé par le collectif (LA)HORDE réunissant trois artistes, Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel, qui placent la danse au cœur de leur pratique pluridisciplinaire et développent des créations chorégraphiques, des films, des performances, des installations et dont le projet pour le BNM est de « faire œuvre en la structure ». Le ballet par ce choix radical d’une direction d’artistes continue d’être le laboratoire qu’il a été pour l’expérience visuelle du geste dansé et hybridé des cultures matérielles exogènes.

Une communauté ou famille de collaborateurs, extatique, anime cette identité. Communauté de communautés, portée par cette attraction vers le présent, d’un goût frénétique pour l’air du temps et les formes vernaculaires, et qui donne à considérer la puissance d’invention spectaculaire, la dimension volontaire et éminemment ouverte du Ballet National de Marseille, tourné vers les cultures populaires et dédié à l’adhésion d’un large public. L’exposition et le catalogue révèlent ainsi les synergies générationnelles, joie des interactions où une multitude de cultures, de pratiques et de regards s’entrelace, high and low, sans genre ni limite. La grille ou un index thématisé offre par typologies, permanences et hybridations inattendues une lecture prismatique sur les lignes saillantes du patrimoine de l’institution, formant en dernier lieu le kaléidoscope de générations qui se rencontrent de façon transhistorique pour mieux en tracer les continuités esthétiques qui fabrique une société.

Les costumes, l’archive visuelle et télévisuelle, les éphémèra, …, la présence des créateurs successifs sont les points d’entrées et constituent le fonds qui permettent cette lecture sur le second ballet national de France. Récit nécessairement lacunaire tant l’étendue des sources qui s’y croisent est profuse et dont les particularismes, la diversité des interlocuteurs, la pluralité comme les divergences des directions initient, avec l’archive qu’il reste (une grande part ayant brulée), fabrique le lieu d’un catalogue raisonné impossible.

En 2022, le Ballet national de Marseille fête ses 50 ans et à cette occasion, le CNCS et le BNM retracent l’intensité du programme de ces créations que les différentes directions auront déployée. Le BNM apparaît, à l’aune de cette proposition curatoriale comme la place rêvée d’un spectaculaire assumé, visuel et performatif, engagée par l’énergie des différents auteurs portés par la scène du spectacle vivant. La ligne éditoriale de l’exposition souhaite donner à voir la manière dont le geste chorégraphique est augmenté par l’idée d’une direction artistique totale, où les finalités du corps dansé sont portées par le langage des nouveaux médias, la proximité avec l’art contemporain, la mode… Et par là même de la particularité artistique de ce ballet, tessiture, signature et écriture hybride qui transcende et actualise les questions de nos sociétés humaines autant qu’elle invite à repenser la hiérarchie des règles de l’art de la danse et de la présence du corps sur scène. Ce qui pose en dernier lieu une question essentielle et quasi anthropologique de savoir :

« Pourquoi les gens dansent plutôt que comment les gens dansent ? ». (LA) HORDE

Des collaborateurs, des collaborations, faire société.

Quelles augmentations ou déplacements font de la danse un médium actuel de création ? Comment associer et générer des frictions utiles à la vitalité d’une expression corporelle par essence éphémère ?

L’exposition rétrospective propose donc plusieurs temps, objectivant les particularités fondamentales de cette compagnie avec le costume, la mode, les arts visuels en proposant aussi un regard sur les métiers - répétiteur, costumier, chorégraphe, danseur - qui constituent la réalité d’un espace de création, valorisant les différentes matières et forces qui traversent l’histoire du Ballet et le regard qu’ils construisent sur la danse contemporaine et des danses actuelles.

Issu d’une culture post ballet Russe, et sous l’impulsion d’une scène artistique forte, Roland Petit initie des collaborations avec ses contemporains, créateurs qui au BNM seront centraux pour donner l’allure et le ton de ce ballet visuel, pictural, photogénique et qui dans une certaine mesure définit le titre que nous proposons de « Danser l’image ». Peintres de la vie moderne pour reprendre les propos de Baudelaire, Roland Petit et sa horde le sont. Le Ballet national de Marseille a été dès le départ un lieu d’expérimentation, où des dialogues intenses se sont noués entre chorégraphes et auteurs pour créer de nouveaux imaginaires autour du corps et du mouvement, faisant des spectacles de savants hybrides entre culture populaire et culture classique. C’est la dimension extatique de ces collaborations et de ces œuvres qui est donnée non pas seulement à voir, mais aussi à ressentir dans le livre autant que dans l’exposition. De cette impulsion de « multitude de paroles » que prend la communauté de peintres, costumiers, stylistes, chorégraphes invités, musiciens, danseurs…, les cross over, la mixité et la pluralité des langages artistiques associés, dans la relation, offrent d’une manière démultipliée et spéculaire à cet air du temps, qui font du ballet un atelier à ciel ouvert, un studio infini, une société.

« « sympoïese » est un mot simple. Il signifie « construire-avec », « fabriquer-avec », « réaliser-avec ». Rien ne se fait tout seul. Rien n’est absolument autopoïtique, rien ne s’organise tout seul. Never alone, comme le dit le titre d’un jeu vidéo inspiré d’une histoire iñupiaq ; les Terriens ne sont jamais seuls. (…) Un mot pour désigner des mondes qui se forment-avec, en compagnie. »

Donna J. Haraway

Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, 2020, p.115

« Danser l’image » présente alors en premier lieu le vestiaire de costumes né de collaborations avec de grands designers de mode tels que Yves Saint Laurent, Hervé Léger, Gianni Versace, Y’Project et Glenn Martins, la Maison Mugler… à la fois dans l’exploration de leurs dimensions d’archive et de la puissance d’actualité tant pour le monde de la scène que celui de la mode. La dimension manifeste et éditoriale sont très présentes et affirment l’importance de la place de l’image, de la diffusion télévisuelle, de la vidéo virale, du stylisme et des pratiques émergentes.

Et de ce fait, ce que cela pressent comme pensée d’une direction artistique lorsqu’elle se plait à hybrider et inviter d’autres formes d’art à sa représentation, lorsque l’on constate l’entremêlement des genres que le Ballet incarne à lui seul.

Enfin, il s’agit aussi de resituer le ballet dans une famille de collaborateurs ou d’une communauté de collaborations, de parler de quelques figures fondamentales tels que Zizi Jeanmaire, Karen Kain, Denys Ganio, David Hockney, Keith Haring, Aï Wei Wei, Zaha Hadid, Pink Floyd, Rone, Harley Weir, Ally Macræ… en somme de présenter, sans exhaustivité, la suite constellée des personnalités qui ont fait et font la nature, sinon l’identité du BNM.

L’archive, le livre, le futur.

« Ce catalogue sera l’espace où se croiseront images d’exposition, documentation artistique contemporaine et images archives. Les costumes seront le fil conducteur qui permettra de déployer l’historique des Ballets et des créations depuis Roland Petit jusqu’à (LA)HORDE. Il s’agit par ce projet d’envergure de réactualiser la notion d’archives et de l’interroger. Des textes et essais en lien avec l’exposition compléteront le corpus d’images pour éclairer la singularité de ce fonds et des créations pour lesquelles les costumes ont été créées. » (LA) HORDE

Il s’agit de rendre accessible et lisible les productions et les formes éditées du Ballet, et le livre est la restitution d’une fouille archéologique du présent récent. Dans cette perspective et en écho à la question de l’exposition « Qu’est-ce qu’un ballet contemporain dirigé par une direction artistique au-delà des frontières classiques de la danse ? », le livre pose la question d’un « Comment on archive et édite les formes de la danse au delà du spectacle ? ». Il s’agit, depuis l’idée d’une révélation de l’histoire non dite, de faire la proposition documentée, ordonnée comme une ouverture et valorisation de l’ensemble du BNM : créations, patrimoines et métiers.

Le livre réactualise la présence des costumes et de certains décors, et l’enjeu est d’en montrer la vitalité, comme un patrimoine vivant, où le travail d’images éditoriales développé en direction créative et artistique par Alice Gavin, artiste invitée du BNM, fait force d’art. Ici, par le costume principalement l’histoire du ballet est activée, la série Foresta réalisée avec Harley Weir, artiste visuel, annonce et pointe la vitalité de ce patrimoine et place le vêtement de scène au cœur de la vie. Par l’objet costume on interroge plus largement l’histoire des créations éditées par les différents directeurs du BNM ; ainsi le costume de scène sera la partition, la trace et le fil conducteur de l’histoire du BNM.

« L’invention de l’archive. Car les araignées ont bien été à l’origine de cette magnifique invention. Ce fut une découverte majeure dans et pour l’histoire. Les araignées ont été les premières à avoir mis au point la technologie de conservation des événements puisque les toiles, avant même d’être un pièges, affaires d’architecture ou de territoire, sont la mémoire matérielle et externalisée de conduites, de techniques, de styles – des cartographies soyeuses de mémoires sans cesse en évolution. (…) Et le privilège du kinéthique, de l’expression en mouvement, c’est le privilège du visible. »

Vinciane Despret

Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Actes Sud, Mondes Sauvages, 2021, p. 16-17

Le livre accompagne comme une mémoire vivante le Ballet National de Marseille, proposant à entendre par le biais de nombreuse entretiens, de multiples voix des acteurs du lieu. Et ainsi rassemblée, pour la première fois, cette archive ouverte se pense comme une somme subjective, mais riche, de l’histoire de ce ballet singulier. Ici, l’Histoire sert et servira à la création, et aux sourcing des créations à venir. Réactiver en ce sens les archives pour les rendre lisibles et utiles, créer une ressource future sous la forme d’une anthologie. C’est l’ambition d’un patrimoine vivant.

Notes sur l’index.

(répertoire rêvé du BNM)

Cet index, sous la forme d’une grande liste de termes et de mots souhaite ouvrir et faire donner à lire les constances et les processus que le Ballet développe. Cet index vient détailler, par ces séries images cartographiées, le cahier des textes et entretiens qui accompagne le sommaire de ce livre, sommaire et index indéfectiblement liés.

Taxinomie hétérogène, mêlant métier et objet, partition et spectacle, médium et personnage de répertoire, l’index propose d’ordonner le cosmopolite des documents et traces pour filer des perspectives et tramer une histoire, une continuité que l’institution CCN porte comme projet, structure et finalité.

Il raconte aussi les montages et les imaginaires développés par les différentes directions artistiques, dont les assemblages et réponses s’inscrivent dans une histoire des formes visibles de la danse et plus globalement des cultures matérielles.

« A chacune de ces singulières rubriques, on peut donner sens précis et contenu assignable, quelques-unes enveloppent bien des êtres fantastiques – animaux fabuleux ou sirènes ; mais justement en leur faisant place à part, l’encyclopédie chinoise en localise les pouvoirs de contagion ; elle distingue avec soin les animaux bien réels (…) et ceux qui n’ont leur site que dans l’imaginaire. »

Michel Foucault, Les mots et les choses, Éditions Gallimard, 1966, p. 7

La rencontre des images, leurs juxtapositions, comme celles des différents costumes et typologies de danses instruisent une culture du Ballet. Cette lecture, par parcelles, permet de dégager les enjeux esthétiques et politiques qui circulent dans les spectacles et figurent l’histoire très encline de ces matières chorégraphies à l’Entertainment, à l’inclusion des subcultures et de la pensée d’une danse plurielle. Ici, un travail de restitution indexant les images et les contenus du catalogue sont resitués dans le répertoire complet des spectacles crées et joués de la création du Ballet en 1971. Des spectacles aux participants, des collaborateurs aux médiatisations, l’indexation produit une forme lisible et accessible, par analogie et concentrée, du catalogue.

***


@jbebooks
@balletnationaldemarseille
@cncs_moulins
Avec le soutien de la fondation Isabel Marant

Essais de Mathieu Buard et Delphine Pinasa
Entretiens avec Harley Weir, Isabel Marant, Emanuele Coccia, Lasseindra Ninja,(LA)HORDE, Alice Gavin, Salomé Poloudenny, Nicole Murru, Valentina Pace et Thierry Hauswald

@balletnationaldemarseille @la.horde

1300 images d’archives et d’images contemporaines avec BORIS CAMACA, LÆTITIA GIMENEZ, LÉO PENVEN, NICOLAS POILLOT, HÉLOISE BOUCHOT, HARLEY WEIR, ROBIN PLUS, CHARLIE LE MINDU, THÉANA GIRAUDET, FRANÇOIS QUILLACQ, ANDREJ SKOK, LOUISE DESNOS, ÉMILE KIRSCH, CAROLINE CURDY, les étudiants de l’ÉCOLE DUPERRÉ, ALICEGAVINSERVICES™…


464 pages
20 × 28,5 cm
Parution : Décembre 2022
Édition en français
ISBN : 978-2-36568-066-0

09/2022 CORPUS, Every why has it causeTextes courtsFEU_Issue 3_Heartbreak

 

CORPUS, Every why has it cause*

 

Acycliques et encycliques, les modes de Raf Simons marquent l’époque et travaillent à éclairer un corps et une allure, un faisceau de singularités, le portrait panoramique et semble-t-il inchangé d’une génération de silhouettes ; canoniques  ? Regarder les presque trois décennies de vestiaires que composent le corpus de ses collections, d’abord pour Raf by Raf, glisser vers les jardins de Jil Sander, en découdre avec Calvin Klein et enfin collaborer avec Muccia chez Prada  : le style de Raf Simons énonce une typologie de corps, celle d’un jeune homme - nous parlerons de cela en faisant l’impasse sur la time capsule chez Dior - qui s’est détaché sinon libéré du modèle accablant de déterminisme extrait des années 80 et prônant une liberté qui n’est pas seulement celle prise au regard de l’ainesse ou du paternel, mais plus globalement de l’expression d’une identité à soi seule, paradoxalement indéterminée et volontaire. C’est-à-dire peut-être dissidente de la globalisation émergente d’alors…

* Matthäus Schwarz, 1518 

 

« Qu’est-ce que c’est ? » [1]

« If we consider the male, the female, and homosexual as the first, second and third sex, the fourth sex might be that of adolescents. But adolescence is above all a sexually undefined state. » [2]

Deux livres sortis consécutivement tiennent lieux de synthèse du Label Raf Simons fondé en 1995. L’un, le Quatrième sexe, pour le traduire et lui rendre la proximité non dite d’avec le livre de Simone de Beauvoir que lui avait emprunté alors l’auteur, parle du corps adolescent et pré-post adolescent. Sans différence de genre ni de désir, sinon celui porté par le spectateur, le livre décrit un corps énergique, extatique, violent, ironique et sexuel, en ce sens, émotionnel. Comme traversé par une multitude d’états, variant, translaté vers une zone indéterminée, c’est-à-dire dans l’expression d’un pur présent, ce corps est changeant, linéaire, blanc, filiforme parfois, et porte le je-ne-sais-quoi, sprezzatura indolent d’une élégance sans expérience, qui se sait et ne se calcule pas. Cette suspension se charge de fasciner l’autre, et par l’ouverture de cette figure, des possibles qu’elle porte, qui ne sont pas un renoncement, mais l’incertitude de l’être, du non définitif se joue le premier corps de Raf Simons. Les traits des visages des hommes flirtent avec l’androgyne, le juvénile, l’ambivalent et la gueule comme le portrait de Robbie Snelders, figure centrale pour le designer, lui qui ouvre le bal du second livre « Raf Simons Redux » édité aussi chez Charta. Robbie irradie et se constitue en modèle et muse. Des modèles masculins impossiblement analogues que l’on nomme cabine sauvage, « open casting » dirait-on, s’émancipent de la norme toute musculaire des agences d’alors. Nowhere, les mannequins depuis le départ, entrent et sortent du champ de la caméra, une bande, une cohérence élective, un bel ensemble qui n’est pas la caricature d’un groupe de musique précisément, mais une meute qui s’est trouvée et éprise. Effectivement, non loin de l’allure de Kurt Cobain, mais tout autant de celle de David Byrne, trainent à l’esprit mais leurs carcasses sont trop vieilles. Le goût de Margiela pour le sauvage aussi, mais le corps élu chez Martin témoignait davantage d’une usure, d’un râpeux, d’une radicalité brutaliste, plus mâle.

La théâtralité de l’indétermination des corps chez Simons, du flux et d’une qualité de présent sans objet, une frêle errance, s’accompagne d’un vestiaire qui hybride l’uniforme, déverrouille les formes standardisées et précisément déjouent les typologies et niveaux de gammes. Une chose signe l’ensemble, l’élancée de la silhouette, flottante et fine, l’épaule globalement visible et resserrée, comme à l’os. La coupe de cheveux claire, la taille sur laquelle repose le pantalon est basse pendant que la fourche est haute : la jambe est dessinée, dégagée, élancée. Une grande lisibilité de la silhouette qui fait voir un corps hyper oblong, transitoire et fugitif.

Si le XIX siècle porte le costume comme le modèle des élégances d’un corps sans norme, le XXème siècle introduit dans le vocabulaire des formes vestimentaires la norme sérielle standard – Tee shirt, jeans, sweatshirt – déclinée par le jeu des nomenclatures, xs, s, m, l, … La possibilité d’associer les pièces d’habillement hétéroclites c’est-à-dire moins arque boutées sur le tayloring ouvre des hybridités d’allures. Porté par l’industrie du prêt-à-porter la possibilité d’un décontracté explicitement masculine sport, work, casual wear se déploie. Les allures vestimentaires dessinées par Raf Simons dès le défilé de 1995 rejouent cette diversité en y associant et modifiant les lignes et corpulences. Si loin, le corps et le vestiaire du capitaine d’industrie, du banquier, du vrp, de l’inspecteur, du héros moderne en somme et de son costume uniforme. Tout contre aussi l’uniforme scolaire qui normalise et que l’on se doit de bien porter, dans la convenance du respectable. Ici, l’allure associe le tayloring avec les autres registres, le presque rien et parfois le costumé sans verser dans les subversives et punks allures d’Helmut Lang. Certains disaient minimaliste, il y a quelque chose de classique baroque plutôt chez Raf Simons pour son label. Des proportions qui modifient les formes et les signes qui les ornent, une manière d’associer les genres sans corrompre le geste et la lecture de l’ensemble. De parler d’une élégance singulière, sans coquetterie, d’un goût pour le détail plutôt que pour la convention. L’uniforme ici est polyphonique, incompressible à l’un, chargé du singulier et du multiple, précis et discret. Et interroge de fait, les limites de la masculinité comme dans un temps suspendu.

Cette esthétique se poursuit chez Jil Sander pour lequel il déploie la même attention à dessiner si près du corps, à discuter âprement la morphologie de sa cabine. L’ensemble se standardise pour autant un peu, mais reste le laboratoire, avec le déploiement d’une silhouette féminine en écho symétrique, d’une masculinité juvénile, plus enthousiaste et sensuelle. L’enjeu de définition d’un corps est moins précis peut-être parce que le designer est au service d’une autre maison, pour la première fois, et qu’il s’inscrit davantage dans le concret du marché. Easy and ready-to-wear. La masculinité est bordée, patinée et fatalement moins en recherche ; Clément Chabernaud, mannequin de l’élégance française en devient la muse et symbole classique. L’amour naissant, comme chez Sébastien Tellier. Un charme discret toujours et cependant moins la formulation d’un statement en crise, si l’on repense à la collection Riot Riot Riot Fall/Winter 2001 - 2002.

Made in USA - Made in Italy

Du jeune fluide au jeune full sexy, davantage inclusif, la silhouette se réforme, changement de mœurs changement de corps. L’enjeu de la cabine chez Calvin Klein, garçon et fille en même temps, dans la perspective expressive d’une America first : Raf Simons et Willy Vanderperre emmènent l’éternelle jeunesse sexualisée en slip de Calvin Klein au Musée, brand géante made in USA, où ils auront moins narré des promesses de style que de spectaculaires déshabillés. Dans la lignée d’une exploration du ready-to-wear américain et des images, médiatiques, Calvin Klein avec Raf se pose en ovni singulier, minimal et sexy, agent provocateur efficace aux incarnations teenages urbaines. Industrie à corps rêvés et fabrique à icônes, la marque CK les proposait déjà, notamment avec Kate Moss jeune muse (1990) et Mark Whalberg mains au paquet (1992) un corps ajusté, sec ou fitté, dont les vêtements sont le prolongement des lignes radicalement tracées dans les étoffes simples et sans apparat : agencement des prémices d’un minimalisme unisexe, généralisé désormais, et qui rompait alors avec « la belle et grande » distinction classique « d’un homme est une homme, une femme est une femme ».

Mais c’est sans doute dans une réalité de produits commerciaux, qu’il tente de mixer les attributs des genres et les faire exister directement dans la rue. Particulier, en cela que cet uniforme supposé ne semble pas en être un. Plutôt l’exaltation d’un hyper individualisme, sans genre. L’architecture limpide du vestiaire de Calvin Klein dont les gimmicks matières couleurs surfaces de Sterling Ruby en print et en retail hybride les natures, horizontalisées. Pleinement efficace, tourné vers un présent éternel, avec des images d'une immédiateté frontale : un projet de style de vie défini par le contemporain. La DA consistant à placer des corps momentanés mais éternels pour ce qu’ils incarnent de jouvence et de liberté, érigés en icône. C’est le projet de Raf Simons, semble-t-il, de faire de ce corps transitoire et indéterminé une idole sexuelle aussi lointaine qu’inaccessible. Le corps sexuel sans la révolution ?

« You are a star
You wear it well
You blow my mind tonight
So we can dance all night

Nothing I could tell you
You look good when you wear it well
Nothing I could tell you
You look good when you wear it well [3] »

Enfin, maintenant, telle une aventure épique et cinématographique, Raf rencontre Muccia. Prada associe à son nom Simons et revisite dans le même temps l’uniforme identifié de l’illustre maison sans pour autant faire vraiment évolué la mixité ou pluralité de la cabine. Le jeune homme marche seul, tel un faisceau mu par la musique ; la cabine est sans équivoque juvénile et plus sexualisée que jamais. Ici, voyons le show spring 2022, encore plus instantané et presque feulant, de mini short et de trensh aux manches courtes, top less, un bob marquant l’horizon de la vision, le mannequin est météore ou irruption. Ni scoot ni soumis, plutôt l’Over look, too much sur canne de serins. L’érotisme n’est plus suggéré, en cela le cinéma qui s’y joue est si loin de Mort à Venise et si proche du Satiricon/Decameron. Dans le premier show 2021, dans un théâtre de couleurs et de matières, à nouveau, le corps est un bolide hyper déterminé, dont la trajectoire, vectorisée, est non pas fluide mais fulgurance ; individualisée, seule, nomade ou monde autonome ; la carrure est ajustée comme tournée sur soi, sans égard pour l’extérieur et totalement narcissisée. Self is the best ? Seule la musique qu’il écoute compte, sur une mondanité d’influenceur.

Mathieu Buard, juin 2021.


[1] Court extrait des paroles de la chanson Psycho Killer des Talking heads, 1977.

[2] Extrait de la quatrième de couverture éditée par Francesco Bonami and Raf Simons, in The fourth sex Adolescent extremes, Charta, 2003.

[3] Paroles extraites de Ready 2 wear, Felix Da Housecat, 2004

03/2022 Éditorial_À l’horizon, clartés obscures et temporains voisinsTextes courtsTEMPLE_10_La Farce

 

À l’horizon, clartés obscures et temporains voisins.

 

Éditorial pour Temple 10_La Farce

Au plein cœur de la cour, cette esplanade pentagonale oblique sertie de tours fameuses – fallait-il être simplet pour penser qu’une pente fut propice à offrir aux chalands et marchands le cadre heureux d’un commerce facile ; sitôt qu’une pomme tombait d’un sac malhabile, le pauvre hère fraichement propriétaire courrait à sa suite, l’aliment roulant son chemin vers le coin nord, si près des latrines. Les échoppes mêmes étaient construites chaque jour de cales et de briques pour contrer cette bizarre topographie, aussi rien que de l’équilibre gagné du retail, la journée était de facto acquise – les temporains s’agitent. L’activité mène bon train, le business joyeux laisse planer le sentiment d’une opulence dodue, ventrue, un brin libidinale. Les échanges et bons procédés fusent et les trocs de haillons comme de mets suris participaient d’émouvoir encore et encore le feulement et la rumeur de la foule. Le plaisir du jour.

Dans la Citadelle, sur cette place, piquée de pilastres monuments et de colonnes pléthoriques aux motifs glanés d’entre lesquelles fanions, enseignes et héraldiques agrémentent toujours les genres de la scène, plus en haut, une fontaine trône et gicle. À grand renfort de verroterie de couleurs, la foule labile se presse et s’abreuve, parachevant ainsi la mastication à l’heure zénithale et ouvrant le temps dévolu d’une clopine, d’un contentement posé, une main dans la besace. Le tableau d’alors est pour un temps figé et donne à lire, tel un éphéméride annoté des lunes et des saintes, des fêtes et des jeux, une bigarrure certaine – comment ne pas voir que le goût du voisin est franchement pourri, quand on a le temps de détailler, à la troisième latte, le gobelet vidé, la mise assurément dépenaillée de celui-ci, de celle-là, assorti d’un commentaire intérieur cynique et haut placé : franchement, mon leggings il est top, j’ai bien fait d’le chopper. L’interprétation de la scène fluctue : médiévalité selon la cour, asymétrie des codes selon les influenceurs, fluidité des matières selon la police montée. Passé le vestiaire, la mise des cheveux ou de ce qu’il en reste est passionnante, le cheveu, prothèse vernaculaire du reste, est tant bien que mal apprêté. Baldassare Castiglione disait déjà dans Le livre du courtisan qu’un toupet bien dressé fixait le reste.

Bref, les temporains sont sapés.

Chaque soir il fallait faire place nette, évidemment. Le jour cédant aux rituels de la nuit et aux suspensoirs obscènes, sous les tours fameuses et d’entre les colonnes et pilastres non moins millénaires, lâchant d’évanescentes fumées jaunes, les temporains, d’une tenue de soir agrémentée viennent cueillir la gigue comme le gonze, bousculer le gueux et ripailler du gros. La fête, la farandole, la parade. Au stand des saucisses, sous les lumières joueuses, les derniers cônes cuits sont farcis d’allégresse, recette d’un tout venant tassé et d’hétéroclisme tacite. Le coquin récite son ode, déclame sur le qui-vive ces affabulations. L’écosystème ici ne nie pas l’organique, les nudités et chiffons se mêlent, l’armure laisse à paraître de fébriles nuances de peaux, les crevés et autres tubes de tricot aérées moulent et dévoilent. Ça balance pas mal.

Temple 10, dit de la farce, est cette citadelle ouverte, tableaux et plateau de jeu sous le haut patronage de Bosch, Le Guin, Shakespeare, Britney et consort, qui trace avec délectation une esthétique de la radiance, les atermoiements heureux des voisinages, le partage du goût de l’entre deux, du mauvais genre ou de son absence de souci, plus simplement. La farce aussi comme l’affirmation, dans le champ du contemporain d’une liberté sans conformité consensuelle ou primesautière, de le dire me direz vous c’est déjà foutu, d’une écriture serpentine qui glisse d’assemblage en assemblage et dans ce volet Temple, non pas l’erase data classique, la nouveauté à tout crin, mais la variation de formes diverses, propose un regard.

Mathieu Buard, décembre 2021.

10/2021 Xolo Cuintle_ContrescarpesTextes courtsSainte Anne Gallery Paris_texte d'exposition

 

Contrescarpes

Depuis le haut de la contrescarpe, d’un demi œil il scrute, depuis cet ultime repli, le plateau désertique et poudreux, paysage non-stop, où l’hiver carbonisé lui semble avoir recouvert d’éternité l’horizon d’une nappe gris de cendre. La nuée trop rapide brasse le sol et fond sur les reliques du parapet coiffé de balustres, machins résiduels ou quasi rocaille zoomorphique qui habillent, comme une crête malhabile ou une collerette faite de clous, le fossé profond. Vestiges qui le masquent, affalé dans le haut des marches, l’œil tourné vers cette masse qui se précise si, trop, rapidement. Une meute plutôt qu’une masse. Elle avance vers lui et agite du sol cette matière instantanément atmosphérique, lancée frénétiquement vers la multiplicité de modénatures qui l’abrite. Menaçants, les bouts de membres surgissent énervés du mælström et sont sitôt ravalés, aussi sauvagement qu’ils en saillaient. L’amas de poussière qui vient converge. La lumière écrase le gris spectral, le son est tapi, étouffé dans cette odieuse poussière. L’inéluctable se signe de l’absence de toute empreinte d’un son dans l’espace. Rien.

Derrière lui, tout autant, rien.

De contrescarpe finalement, il s’agit plutôt d’une falaise, raide, verticale, calleuse et méchante ; les quelques marches qui subsistent laissent de quoi amorcer la descente, mais trop vite la descente devient chute et le vide laissé par l’écroulement de la construction empêche tout accès à l’étage d’en dessous, c’est-à-dire le fond plat et humide de la gorge. Reculer, c’est crever. La meute l’acculerait, il ne saurait que chuter et rejoindre à la vitesse verticale, pomme lestée, foutue et sordide, le sol intransigeant de cette croute molle de terre ; finir comme une pauvre mélasse aqueuse dans les porosités de la crevasse.

La facture des marches lui apparaît comme trop ornementale pour la situation, chiadée et secondaire dans le cas présent. Si près du bord. Superfétatoire, pense-t-il, mais pourtant il s’y accroche. Il se perd volontairement, activement dans les grains et méandres des reliefs qui l’entourent, préfixé par le précipice. La meute se rapproche, il le sent, le grain volatile qui se déplace à la vitesse d’un vent violent porte à son nez l’humeur musquée d’une troupe d’organes suants. Ces loups.

Il ferme son œil. Ses mains s’assurent des signes finement taillés, s’assurent qu’il est encore là, lui, à la lecture de cette archéologie soudaine et rêvée, cramponné à ces quelques fragments d’architecture encyclique. Il domestique les ornements pâles. Le récit des courbes et des déliés l’absorbe. Moins livide, moins merdeux, il reprend sa position de scrutateur, décidé à voir venir les autres. Le vent s’est renversé. Comme à l’avant-poste, il rouvre l’œil, à demi. Le décor lui apparaît finalement rustique, le paysage plat, à l’infini, désert de grisaille, laisse apparaître des plantes qu’il n’avait pas, comme cristallisées d’une même pâte, ni céramifiées, ni crues, ni cuites, vues. Le vent a dégagé la plaine. Et au loin, une dune aussi improvisée qu’irrégulière érige un nouveau bord. La horde même est époussetée : de petits chiens brossés gambadent et se mordillent les pattes.

L’occurrence faisant la profession, il s’interroge : la végétation lacustre inversée à la surface du lac asséché trace par rhizomes et contreperformances une arborescence curieuse. Ni flore, ni décor, ni souillure. Une vie lente.

Les réseaux ornementaux sont hybrides, comme une grille invisible qui guide les ramures d’un poirier, mais ici les retours et boucles sont paradoxaux. Il cherche le mot juste qui donnerait à penser ces évidents dysfonctionnements, et maintenant qu’il a domestiqué les canidés du regard, il se plait à divaguer sur la terminologie des fleurs, fêlures et câblages phytomorphiques qu’il observe. Une chose frappante, balustres et branches sont du même substrat. Auto engendrement, interminable anastomose qui recouvre le lit du lac. Etrange mobilier, ces rameaux fabriquent par tresses spécieuses, un filet, une nasse géante, déterré sans égard et jusqu’alors souterrain. D’un outre temps ?

Une goutte perle. Une seconde lustre le sol. Une troisième. Les chiens s’abritent.

Aucun nuage pourtant, un climat d’albâtre. Les gouttes tombent et suintent sur les pétales, sur les commissures, les reliefs, les ronces, les arches, sur les petits toutous tournés sur eux mêmes, en masses énamourées. Le soleil mouillé trempe la scène. Ce théâtre, car sinon quoi, bouleverse l’œil mi clos. Le champ de sculptures sonne l’angélus de l’ensemble oublié. Une hypothèse lui traverse l’esprit : ces êtres agglomérés, formes portées à la peau de cette pierre bizarre, sont le miel de ce soleil pleureur.

Et si le vent venait de l’œil ?

Mathieu Buard, octobre 2021.

06/2021 Les folklores de l’outre-forêtTextes courtsProfane_numéro 12

 

Les folklores de l’outre-forêt

 

 

La culture matérielle moderniste semblait proposer un bel oxymoron dans ses qualités et échelles  : les objets sériels, que l’industrie des formes fabriquait, prenaient en grippe dans un souci d’unité ou d’uniformité universelle les objets aux histoires particulières, ces étrangetés non multiples. En ce sens, se fabriqua un antagonisme entre industrie et artisanat, comme si le goût des formes ne relevait que des processus. Si l’on regarde cette constellation d’artefacts pris désormais dans une globalisation contemporaine, l’effet est plus paradoxal. Hors du mauvais œil, les objets folks apparaissent-ils comme si éloignés des objets globalisés  ? Dans le fond, considérer de façon binaire la mondialisation et les régionalismes, et ses folklores associés, n’empêche-t-il pas de penser ce qui fait le singulier de chaque chose  ? En ce sens, la mondialisation est-elle un folklore, numérique, si le régionalisme en est un autre, analogique  ?

 

«  Un groupe ethnique  ? demande Sutty. Elle reprenait espoir. Lorsque, au début de son séjour, elle avait fait la connaissance de Tong Ov et des deux autres Observateurs affectés à Dovza-Ville, ils avaient discuté du monoculturalisme absolu de l’Aka moderne, du moins dans les grandes villes, seuls endroits où les rares outremondains admis sur la planète avaient le droit de résider. Tous quatre estimaient que la société akienne présentait des variantes régionales, et ils rongeaint leur frein, faute de pouvoir les découvrir.  »[1]

 


[1] Ursula K Le Guin, Le dit d’Aka, Edition Le livre de poche, 2000.

Le voisin

Telles les modernités plurielles, le folklore est des folklores, somme de panthéons vernaculaires, multiplicité et faisceau des détails inscrits en variations de motifs, pratiques, us & coutumes. Des folklores comme des fleurs, l’ornement trouve ici sa place, le décoratif déploie son système, l’industrie sa gamme. Le visiteur, le touriste, l’outremondain pour reprendre le terme d’Ursula K Le Guin, contemple les splendeurs et enchâssements des signes agrégés autour d’une curiosité d’abord inédite puis il considère cette tradition figurée, tel un poncif baudelairien[1], en la regardant comme un vocabulaire et l’expression constitués du génie des lieux.

Deux mouvements diachroniques alors, l’amateur producteur qui porte et construit le folklore, celui qui engage la continuité ou l’apparition répétée d’un devenir style ; l’autre, l’amateur collectionneur, qui les glane ou les capte, travaille à une postérité toute autre, celle d’un réemploi ou d’une nourriture terrestre, source et ressource qu’exposent ces mondes. L’histoire des formes, prise dans des atlas mnémosynes, ou encore regardée dans les albums, tels les formats encyclopédiques de Jules Maciet[2], témoigne d’un registre où le divers singulièrement s’énonce.

Cela suppose de considérer le producteur, son goût et ses façons centripètes, qui concentre son attention à dire et faire, de ses gestes répétés et constitués, une grammaire à soi. Le folklore est un devenir animal, un bouc têtu, il se construit indépendamment, cabre les matériaux et considère avec curiosité ses manies et obsessions.

Cela suppose aussi, tel un doppelgänger inévitable, de considérer celui qui regarde de l’extérieur, par dessus la haie du jardin, le voisin ou l’autre critique qui s’arrête sur la chose produite. Il est collectionneur, par un grand rassemblement scopique et panoramique, selon une grille de lecture centrifuge, et scrute ce qui est produit, avec acuité et envie.

Et d’une certaine manière, le folklore de l’un devient le double, maléfique ou fantomatique, de l’autre. Les formes d’une familière étrangeté apparaissent, dont les signes dessinés sont autant cernés, tracés, lisibles que leurs référents sont mis à distance. Le référent est poncé. Lissé. Augmenté de cette distance, les détails et subtilités poussent, le strabisme individuel déforme, la particularité noueuse s’agite et dans le temps qui passe, le connu se singularise à nouveau. En une pluralité de mondes, enchâssés.

La matière éditorialisée,

Prenons le textile, un tissage, une maille, sinon un quilt américain ou une courtepointe européenne, prenons une céramique – une belle bizarrerie à la Bernard Palissy, pourquoi pas un plat aux reptiles. Le pré d’Auge daté début XVIIe[3] – et considérons la particularité des formes et le commun d’intérêt porté à la matérialité, de la matière à son devenir matériau. Faire feu de tous bois. Produire une assiette ornementale, une couverture de lit matelassée, un vitrail bariolé, une coupe ciselée. Appliquer un dessin sur une forme. Trouver le motif et la décoration. Fabriquer l’héraldique d’une individualité ou d’un goût, par et dans une mise en forme de la matière. Pour ne pas dire, sans en prendre le sens galvaudé, user de savoir-faire et activités créatives frictionnés pour tenir la forme d’un projet qui l’excède. Voilà ce qui tient le folklore, lorsqu’il côtoie les arts de vivre de l’anthropocène.

Quelle si grande différence alors avec un smartphone high tech, une babiole synthétique, une basket vegan ?

L’ornement dans l’objet est émancipé d’une raison univoque, dissymétrique dans les détails, joyeusement comme insidieusement mobiles, facétieux des variations et anecdotes de l’instant, que la ligne ou la couture, petite lubie ou glissement d’une rêverie dans le geste, trace à la surface des choses ; une occasion du fugace. Le folklore est un fragment de temps rêvé glissé dans le permanent, une collection d’imaginaires insérés, comme on fait une marqueterie ou un intarsia, tricot augmenté d’un fil traversant.

Se déploie donc, par le dessin, par la matière et par la couleur, non pas une culture uniformisée mais plutôt, les jeux de conquêtes et de débordements des uns par les autres. Faut-il que la couleur cerne la forme, faut-il que la touche soit le motif seul, faut-il que la matière soit le dessin nu ? L’ornementiste forge son écriture dans les jeux possibles des variables, choisissant sans genre ni hylémorphisme, l’adéquation possible d’une matière, d’une couleur, d’une technique… L’ensemblier avec sensibilité accorde ses matériaux et les rapports de ses motifs dans l’espace domestique. Le facteur Cheval dépose à la surface des façades de son palais de Hauterives une fourmillante concrétion de volutes sculptées où le toit du temple tel un pic orné de bas-reliefs et rondes-bosses entrelacés, affirme l’expression de cette rêverie totale. Seth Price dans le re-jeu d’un « folklore U.S » postal et post mode en 2012[4] lorsqu’il réactualise plastiquement et hors échelle des formats standards d’enveloppes. Les artefacts, hybridations holographiques et souvenirs artificiels décrits dans le film Blade Runner II que réalise Denis Villeneuve où se superposent différents modèles de réalité.

La matière prend sa couleur locale, sa figure ornée, dans une dimension de métamorphoses, et propose de considérer le choix non artificiel d’un geste assis de son auteur. Le folklore trouve ici sa condition dans le pittoresque, comme le paysage, la fleur ou l’insecte le deviennent, « qui fournit, qui contient des renseignements utiles aux peintres et aux amateurs d’art[5] » dans la clarté de l’affirmation d’un environnement ou umwelt. Le voisin derrière sa haie n’a qu’à bien voir.

Y2K, Tumblr et post internet

Un autre horizon se pose, celui du numérique, de son emprise et influence sur le ou les mondes et de la manière dont le collectionneur digital se veut l’archiviste du temps présent. Tout ce qu’agglomère le web comme un autre album Maciet interplanétaire, fruit des collectes de nos outremondains.

Les générations, depuis celle Y2K, nées aux environs des années 2000, sont acquises ou innées à l’internet. Elles sont rompues à la somme incommensurable des informations stockées, pensées mais pas classées, et qui s’amoncellent. Là, là-bas et ici, s’ouvre un folklore supplémentaire.

« Tradition populaire » future que la plateforme Tumlbr[6] proposait, propose encore : instruire médiatiquement un goût par un format éditorial, porter une image de l’objet pour une audience, rencontrer un voisin qui follow back les us et coutumes de l’autre ; une compilation d’instantanés photographiques ou animés, une « plateforme de microblogging », ce qu’Instagram peut être à certains égards, comme la pratique du scrapbooking le peut aussi. L’espace feuilleté d’une pensée qui se constitue au jour le jour, le prisme d’un goût singulier, compilé comme une évidence formelle qui se regarde, qui se commente, à laquelle on adhère.

En cela, l’esprit de cette médiatisation se déploie comme une esthétique de l’amateur, une collection grégaire et le cabinet de curiosités d'une actualité à suivre, … avec l'idée du "Follow me" comme sens de la visite… Ouvrir cet espace et y déposer des documents, c’est suivre sous l’attraction d’un mouvement continu une identité plastique, une collection qui se fabrique comme un collage ouvert, identique aux gestes de l’éclectisme historial du XIXème siècle ou aux signifiants joints des surréalistes. Partant de là, Tumblr porte bien son nom, entre cascade et culbute, le mode d’existence de l’édition digitalisée construit, polit et aplanit autant qu’elle agrège, les formes du contemporain comme prothèses et extensions. Ce qui fait le geste, c’est la plateforme qui s’invente là sans hiérarchie et le mode d’adhésion qu’elle suppose. La formulation plastique d’un auteur contre toute attente ; singularité qui s’inscrit dans l’espace d’une société d’images émergentes, fluctuantes, répétitives. Face cachée de l’iceberg, Zeitgeist folâtre.

Plus globalement, avec ce que l’on peut dire de post internet, le folklore peut être aperçu dans les formes fugaces devenues pérennes, dans les mèmes et glyphes digitaux, motifs efflorescents répétés dans les jardins et potagers numériques de chacun.

Mais encore, post photographique, post production, une question récurrente est la matérialité retrouvée ou choisie plutôt que le rien. Si la matière n’a pas de genre figé, elle accueille avec délectation les formes et formats des softwares dans le solide d’une impression tangible. La folle résurgence de la tapisserie, de la céramique, des traductions et transmutations plastiques s’énoncent comme la particularité du moment à inscrire ces sommes numériques hors des clouds et des bornes hardwares des centres data. De les déposer dans des substances analogiques, d’inventer sa propre recette et matière, de déterminer par un faire singulier un craft décoratif actualisé. En cela établir une écriture stylistique, non pas de maker ou de fablab qui sont des outillages plutôt que des goûts, mais de déployer le folklore, ici numérique, d’une matière mêlée, nériage d’un motif ouvert et transitoire : c’est-à-dire appliquer aux potentialités d’un savoir-faire advenir l’une ou l’autre des trouvailles humaines de l’outre-forêt depuis l’imaginaire. Et habiter le monde.

« the form must encompass the same dimension as its word ; plumage, fern, amethyst, insect, and project its fourth dimension. »

Tony Duquette, a personal culture, municipal art galery, Los Angeles, 1972.


[1] « Créer un poncif, c'est le génie » dit Baudelaire, dans ses journaux intimes, édités dans les œuvres posthumes 1908.

[2] Jules Maciet est l’auteur de grands albums qui collectent et archivent une grande hétérogénéité de documents ornementaux. Ces registres sont consultables à la bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs.

[3] Céramiques de Bernard Palissy, Librairie Séguier/vagabondages, 1986, p 55.

[4] Seth Price, U.S Folklore, Kœnig Books, London, 2014

[5] Définition extraite de la plateforme en ligne CNRTL - https ://www.cnrtl.fr/definition/pittoresque

[6] Le Tumbler c’est aussi l’appellation d’une variété de pigeon reconnu pour son mode de vol spécifique, en culbute ; l’oiseau lors de son vol faisant des boucles dans l’air, looping sur soi.

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12/2020 Le chant du cosmos_Trous noirs et singularitésTextes courtsProfane_numéro 11

 

Le chant du Cosmos.

Des trous noirs comme des collections.

 

Une collection quelle soit colossale, muséale ou intime porte un nom tu. Ramassée sous cet horizon, elle s’accompagne d’une matière en expansion, la somme ouverte des éléments concaténés et à venir, distension dont le caractère ou le mouvement décrit parle d’une nature, de l’obsession d’un auteur, aux critères pugnaces et persistants, d’une sélection relative à un goût, un caractère, une typologie. A bien des égards, la figure du trou noir, énigmatique et mythique, éclaire paradoxalement l’esprit d’une collection de genre humain. Avec toutes les approximations et ambiguïtés liées à ce corps céleste, je tenterais quelques rapprochements, analogiques. D’un modèle de réalité, l’autre.

Le trou noir est une masse, dont la mécanique relève de la « forme » de l’espace-temps, on peut la qualifier d’« une concentration d’énergie et de pression si compacte que le ralentissement du temps à sa surface est infini. On appelle l’horizon du trou noir la surface en question. » « Il s’agit de l’ensemble des événements de l’espace-temps qui se ne sont dans le passé causal de l’infini futur. Cette définition abstraite (…) revient à dire qu’un point de l’espace est à l’intérieur d’un trou noir si aucun signal lumineux émis de ce point n’arrivera jamais à un observateur situé loin de lui. Un trou noir est donc un monde en soi, qui n’est dans le passé d’aucun événement hors de lui. » - Que sais-je ? sur les trous noirs écrit par Matteo Smerlak, p51 et p58.

De cette description partielle et elliptique, l’on comprend la particularité et l’intensité de cette masse, dans sa représentation cosmologique, dans sa constitution même. A l’image de l’ensemble acquis d’un grand collectionneur, qui concentre la somme ou la masse d’hétérogénéités répétées. Cela offre ici les termes pour aborder la question d’une collection de choses, curiosités ou d’œuvres rassemblées. En soi. De la dépense, au sens que Geroges Bataille lui adjoint, engagée pour contracter ces éléments entre eux, pour obtenir un tout. A l’égal des phénomènes que l’œil nu ne peut mesurer, de l’échelle et du dépassement d’une expérience temporelle, ce que dit le trou noir est une mécanique d’ensemble, singulière et repliée, autonome et vorace et dont le système s’intègre malgré tout dans un horizon plus vaste, tangible et paradoxalement impalpable. Une énergie incommensurable.

Ainsi il en va des réceptacles et désirs des collectionneurs et de leurs fonds, de musées encyclopédiques en fondations, de collections particulières en cabinets de curiosités, de l’expérience d’une intensification réelle d’un divers enclos, de l’étagère qui déborde. Cette énergie tient d’une identité et d’une volonté, de ce que l’on nomme une singularité nue, le « centre » potentiel du trou noir, le commanditaire compulsif.

Dans les galaxies que nous observons depuis notre télescope, E-ELT ou de tout autre objet technique, les trous noirs sont absents. Invisibles. Ils sont pourtant de grands temples accomplis, architectures mues par une force centripète, irrésistiblement ils remplissent leurs nasses tissées. Processus d’acquisition infini qui fait circuler l’œuvre ou l’objet comme une archive à venir. Figurer cet invisible, c’est magnifier la masse. Cela peut vouloir ainsi dire rassembler à nouveau, au sens de réconstituer un ensemble, ce qui avidement manquait ou semblait manquer. Ramener au présent des éléments qui existaient seuls ou dissociés, démembrés.

Les navires amiraux et grands buildings, d’Ando, Koolhass, O. Ghery, que la culture moderne dédie à ses massifs, que l’existence humaine a agrégés, opèrent tels des loupes d’astronomie et condensent l’intensification d’une expérience tel un outil perceptuel. La dimension spatio-temporelle orchestrée ici bas, de l’ordre de l’installation, propose ce signal lumineux. Le musée n’est-il pas cette membrane et ce prisme qui contient et présente ? Où l’on sent bien qu’il est question d’une matière, de sa mise en jeu, de ses courbures et surfaces, de son expression, de l’ensemble ou sinon de l’effet de collection décrit. Muséographique, scénographique, gravitationnel et donc déployé et exhibé depuis son centre. Hors du temps, pris en écrin à l’intérieur du trou noir ?

Alors ; Regardons les manières des princes, qu’elles soient passées ou contemporaines ; l’accumulation des œuvres d’arts, les grandes toiles, les installations monumentales, les sculptures évaluées en tonne et m3, les dessins et les esquisses, ces lettres et brouillons, l’atelier entier parfois, bref cette collection concurrentielle accumulée dans des hangars, des stocks infinis, des lieux où se perdent le fragment pour le tout. Où l’inventaire donne à voir l’accomplissement de la richesse, de la puissance et de la rareté embrassées par le collectionneur (que l’objet de la collection soit modeste ou de chef d’œuvres). Dans le stock, par la liste ou la mémoire, la collection est là, babel comptable et historiographiée, répertoriée. L’œuvre ou l’objet eux, sont invisibles, hormis depuis l’œil scalpel ou microscope du possesseur. De l’extérieur, on suppute en conjectures. De l’intérieur, le collectionneur seul sait.

Le stock c’est le grand trou noir. La réserve, si l’on pense à celle du centre Pompidou, c’est l’expression même de cette présence en un point que l’observateur ne perçoit pas, l’angle mort sinon lorsqu’il y vient lui et qu’il entre dans le monde en soi de l’exposition temporaire, du musée, de la galerie, de la fondation. La caverne sept pieds sous terre pour ce qui concerne Beaubourg. Et dont le film de Pierre Huyghe, the cloud and the host, témoigne de la fantasque mécanique, dans le décor du musée des arts et traditions populaires à Paris.

A l’horizon des événements, la salle d’exposition. Brisure de l’ordre établi, la monstration rapide, fugace, l’éclat de la qualité de l’œuvre, une constellation éclairée hors du repli de la conservation et son obscure clarté. L’abysse, le vide quantique, le storage.

A bien des égards alors, le temps de l’œuvre est suspendu dans un achronie singulière tenue par le directoire du goût. La volonté d’une possession, d’une attraction. Il en va de même pour le caillou ou l’insecte collectionné. La collection est le ralentissement du temps propre de chaque chose dans un temps relatif qu’elle ingère et intègre dans son présent à elle, son régime de temporalité singulier en somme, où chaque élément avalé est mis en suspens. La force d’une collection c’est son état d’être ici et maintenant, de se présenter en lissant les différences ou les anachronismes de ses parties. La collection, c’est l’événement en soi qui redistribue cette masse raisonnée.

La pratique amatrice, totalement similaire, amalgame volontiers les mêmes causalités, désirs et secrets, soigneusement gardés, et transportent ces fragments imaginatifs que le trou noir suppose. Quiconque collectionne, crée. Qu’il s’agisse d’éléments cosmiques, de riens ou d’ornements. Les auteurs, singularités au cœur de leurs œuvres respectives ont leurs propres mécaniques d’agrégation, fussent-ils ou elles exogènes, œuvres contre œuvres, dans un jeu d’échange et de partage d’obsessions. Carlo Molino, Azzedine Alaïa, Matthew Barney, exemples distincts qui énonceraient que quiconque crée, collectionne. Le trou noir est-il du genre de l’œuvre ? Une fiction dans son énoncé ?

Il y a une téléologie dans le geste de collectionner, le trou noir en est un autre paradigme et modèle. Peu importe l’échelle des collections. Commencer cela, c’est engager l’œuvre d’une vie, sincèrement et de façon simple, suivre sa singularité, une forme d’attraction irrésistible et irrépressible, emballé d’emprunter une voie avide, jusqu’à la fin.

10/2020 Raphaël Barontini_SoukosTextes longsÉditions RVB Books

Raphaël Barontini_Soukos

Par delà, l’à venir.

La couleur démultipliée ou les exercices cosmiques du peintre.

Raphaël Barontini – Résidence LVMH Métiers d’arts – juin août 2020

« Cette vaste procession chamarrée progresse au rythme d’une musique jouée par des cors de métal, des instruments à vent fait d’os et de bois, et de mélodieuses flûtes électriques d’un son très pur. Les différentes bannières des grands Domaines font avec les banderoles jaunes ornant le parcours une orgie de couleurs (…) Au milieu d’eux, le roi Argaven XV porte une chemise, une tunique et des culottes blanches, des leggings de cuir jaune safran et une casquette jaune à visière. Une bague d’or est sa seule parure, emblème de sa fonction. »[1] Ursula K. Le Guin, La main gauche de la nuit

Chromie et achronie[2]

L’œuvre de Raphaël Barontini est picturale, éminemment. Elle excède cependant très vite le strict champ de la peinture sur un plan en deux dimensions pour trouver, dans les glissements et transgressions, des états de la matière couleur à des sujets, des échelles et agencements spatiaux augmentés, réassemblés, explosés qui font quitter la peinture le monde immobile du mur pour rejoindre celui animé, en quatre dimensions, des vivants.

La matière colorée constitue ici autant le liant ou l’air substantiel des éléments de références convoqués, ce qui autorise et concrétise l’existence des chimères, qu’elle anime le fond agité et cosmique dans lequel gravitent les formes et les êtres représentés. Cette manière picturale habite et possède toute surface, toute texture, toute chose dans un effet vibratoire mythologique et insuffle un prophétique et pluriel « au commencement il y a la couleur ». Et constitue un monde en soi, reflets de fantaisies fractales ou stellaires, infini. Aussi, au cœur de la pratique artistique de l’artiste, le médium pictural polymorphe : coloris changeant, teinte ou pigment transfiguré, contrejour ou lumière vitrail de lanterne magique… Une somme d’images aux polychromies spectaculaires que développe Raphaël Barontini depuis ses premiers portraits de cour et ses étendards, hybrides francs et créolisés d’une peinture de genre qui entremêle une culture transhistorique et de savants collages de motifs et impressions sérigraphiques pop qui déhiérarchiseront sciemment, à l’origine de son travail, la haute et la basse culture au profit d’une écriture transversale, d’où aucun sujet ni genre n’est mineur.

A la manière d’une grande constellation de formes hétérogènes et simultanées, alors, les figures peintes apparaissent, frontales et réticulaires. Elles décrivent un univers ou traveling cinématographique, un horizon poétique fait de motifs et de gammes colorées qui se rendent intelligibles aux spectateurs telle une procession merveilleuse. Cosmologie de héros modestes et puissants sur des formats versatiles et multiples : toiles libres métamorphosées, capes chimériques, trônes et trophées de divinités. Les rois et personnages mythiques habillés de couleurs siègent, dans une parade performative, pris dans un vif défilé science fictionnel. Les gestes magiques du peintre consistent à rassembler, agencer par la couleur en un seul lieu, une achronie, les valeureux, les résistants, ces êtres de signes.

Héros et vêtements de peaux

Dans Parades et parures, ouvrage fondamental sur une origine de la mode masculine, Odile Blanc désigne le corps masculin, à l’appui des enluminures colorées, comme le lieu de la représentation picturale de l’émergence d’une vêture spécifique, choisie et ornementale, et en somme d’un devenir à la mode ; l’insigne d’une puissance et d’une notabilité dans la représentation héraldique des tenues s’y fait jour. L’enjeu d’une beauté éloquente, par les assemblages savant des étoffes colorées, pourpoints et crevés, des chausses,… que revêtent sous les armures les chevaliers, déploie un registre formel inédit de variations et de nuances sur fonds d’ors. L’homme médiéval s’y distingue, s’y pare et parade différemment ornés de couleurs symboliques.

Les formes peintes sur des surfaces textiles mises en tri-dimensions que développe Raphaël Barontini affleurent le vêtement, l’accessoire mais avec la fugacité et la distance d’un éclair tant chaque forme, drapeau, tunique refendue, cape ou collerette dessine un ensemble de vêtures des temps à venir, par delà le politique, et inscrit ces vêtements images[3], ses objets images hors de la fonction d’un porté pour être le support d’une représentation et un langage plastiques. Au maximum, comme lors des défilés de mode, la pièce est performative mais l’ensemble reste avant tout de la peinture mouvante. Univers où règne l’iconicité, magique.

Motifs imprimés à l’échelle du corps que l’on peut étendre à la force de représentation des images du pouvoir par l’étoffe et le vestiaire des samouraïs, aux vêtures des divinités magiques égyptiennes et de leurs parures d’ors et de pleins coloris dont l’iconographie nous vient immédiatement en tête. Ici l’on pense à la folle rêverie filmée par Akira Kurosawa dans Kagemusha, l’ombre du guerrier réalisé 1980 où le héros, chevalier samouraï de pacotille se cauchemarde, fiévreux, dans ses habits de pouvoir usurpés, sur un fond atmosphérique de coucher de soleil surréel d’où il semble errer. On pense encore aux costumes de scène de Sun Ra, figure tutélaire et musicien poète d’un Afrofuturisme anticipatoire, politique, cinématographique et théâtral. Mi popstar mi divinité, Sun Ra, dans sa représentation scénique et les signes hétérogènes qu’il agence donne une lecture proche et prismatique de celui de l’imaginaire picturale des portraits et compositions plastiques de Raphaël Barontini. S’il y a un sujet politique, il est ouvert et discursif sans la lourdeur de l’identification au présent, vivant et d’humanité potentielle.[4]

Alors du mythe du vêtement de peau, de la seconde peau aux atours les plus prodigieux des héros flamboyants, une kyrielle de personnages à la mythologie stylistique proche, de celles que déplient Aby Warburg dans ses études des permanences des styles dans les œuvres de l’histoire des arts et ce de façon transhistorique : Saint Georges chasseur de dragons rencontre Saint Maurice[5] guerrier de Thèbes et Sun Ra ensorceleur, les totems et Vénus comme les portraits équestres, et pourquoi pas les héros extraterrestres d’une littérature contemporaine émancipée telle que la porte Ursala K. Le Guin[6]. Le modèle du héros classique est discuté, comme sa généalogie. Les certitudes ethnocentrées sont bousculées sur et par ces parures de rodéos médiévales métissées. Tel que le manifeste aussi les statuettes Ifé, nigérianes, qui sont sérigraphiées sur les œuvres et dont la perfection sculpturale fut attribuée à d’autres nations contemporaines avant d’être considérées comme telles, c’est-à-dire un génie vernaculaire. La figure noire ici apparaît avec évidence, comme une histoire complétée, non pas nouvelle, mais revue et corrigée.

Les narrations libres de Raphaël Barontini parachèvent l’introduction d’une figure noire héroïque[7], sur un même plan symbolique, celui du pied d’égalité. La parure, textile, sérigraphique, d’empiècements, de broderies et de passementeries participe à l’équilibre des identités croisées que le geste magique de peindre tient ensemble.

L’être en résidence, artefact extraterrestre.

« Si toutes les œuvres d’art n’étaient pas des objets rituels, elles étaient néanmoins rendues vivantes par le truchement des actes rituels. (…) Les objets étaient, quant à eux, des véhicules d’énergie et de mouvement. Matières vivantes, ils coopéraient avec la vie. »[8]

Le présent livre restitue la résidence d’artiste des métiers d’arts par laquelle Raphaël Barontini poursuit l’exploration des savoir-faire d’exceptions à l’invitation du groupe LVMH et investit avec énergie et ambition la manufacture Heng Long, tannerie de cuirs de crocodiles implantée à Singapour. Etre en résidence signifie nécessairement comprendre et jouer avec les processus de productions que l’entreprise possède et développe, artefacts ou surfaces, et qui comme dans un grand moment ouvert de recherche & développement explore les potentiels et les ressources extraordinaires d’un système de production performant.

A ce détail près que l’artiste a contrario de la position du designer initié vient de manière extraterrestre ou différenciée questionner les savoir-faire inclus. En tous les cas, telle est la position de Raphaël Barontini dont la sensibilité textile est assurée et dont la compréhension des processus d’impression, d’ennoblissement, de teinture et d’apprêt aura trouvé des échos des plus excitants pour tester comme approfondir, avec les critères de qualité et finition de l’industrie du luxe, des formats plastiques, des surfaces colorées glacées, une série de peaux de crocodiles aux aspects singuliers : mate, polie, brillante, lustrée, laquée… Par la technique adjointe de celle du peintre, sa palette et ses accords polychromes, le cuir dans sa totalité, tantôt les écailles seules ou encore les anfractuosités et interstices comme le lit d’une rivière d’or deviennent, en collaboration avec les artisans de la manufacture, des fragments cosmiques picturaux à appliquer à l’œuvre.

Avec la précision d’un scalpel spéculaire, Raphaël Barontini pousse les coloris à la surface et transforme la performance tannée en parure. Là se rejoigne la technique et l’ornement. Là les collages et inserts, intarsias ou marqueterie textile[9] associant impressions analogiques et numériques, pour ne pas dire quilting, trouvent la dimension de l’objet magique, la dimension de l’œuvre ouverte et d’un au delà de la peinture. Les prints, dans ce processus de complexification de la lecture de l’image des référents impressionnés sur les peaux, rejoignent l’expertise des montages visuels que l’artiste pratique. Les sujets votifs s’incarnent et deviennent les symboles accordés d’une panoplie fractale, dans le sens d’une mise en abime des motifs mêmes, comme répétés à l’infini dans l’ensemble que constitue la parure. Les tuniques de cuir refendu, les capes et collerettes, chaps ou jambières, les grands drapeaux mais aussi les surfaces libres et les futures toiles retendues sur châssis constituent le paysage magique d’un highlight, celui d’un univers de prospection glam science fictionnel.

« We'll run to the future

Shining like diamonds in a rocky world

A rocky, rocky world

Our skin like bronze and our hair like cashmere

As we march to rhythm »[10]

Précisément Sobektime[11], ou l’horizon magique référentiel.

« Le porteur du masque ne devenait pas dieu. L’initiant masqué célébrait l’épiphanie d’un être multiple et plastique (…). »[12] p 224

Une figure tutélaire dans le cadre de cette résidence cristallise de nombreuses préoccupations et attentions de Raphaël Barontini et vient donner une clé sur la pertinence de la collaboration engagée. C’est celle du dieu égyptien Sobek, dieu crocodile, dieu orné et dont la présence divine dans le Temple est celle de l’animal même, richement vêtu d’ors et de pierres. La peau de l’animal vivant, dans les jardins clos du palais divin en ces temps pharaoniques, est recouverte sinon incrustée de trésors. De l’animal image à la matière image, la profondeur d’un signe, la puissance du primordial. Il préside à la présence.

Sobek devient dans cette perspective la chimère, comme le dragon de Saint Georges, l’animal étrange, que l’on vénère et craint. Il est aussi à cet effet la parure augmentée. Raphaël Barontini travaille finement ce matériau et notamment dans la peau de cuir d’un crocodile géant redevenue par son travail bijou colossal, Soukos (traduction linguistique de Sobek), de bleus, de turquoises et d’ors. Océan coloré, déploiement qui rejoue le motif animal de l’écaille, le démultiplie et par les apprêts ouvrent la matière sur des horizons nouveaux, aux référentiels inconnus. L’œuvre souple est l’expression de cette hybridation qui par l’association de formes déplacées, glissées et superposées, dans un entrelacement sans fin, désigne une matière inattendue. La couleur émancipée est l’élément magique, elle dépasse la logique inhérente du matériau sans en détourner la qualité première. Cette grande peau tableau participe d’un décorum général, d’une œuvre en extension.

Le fruit de la résidence est une série d’artefacts montés, œuvres souples, éléments de parades et objets de manifestes aux finitions irréprochables qui s’organiseront possiblement dans un grand set, phénomène approchant celui de l’installation autant que celui d’une grande procession à la manière des sambodromes brésiliens de Marquês de Sapucai où les corps ornés dansants et sculpturaux sont autant décors d’une fête qu’augures de mouvements à venir. De fétiches en potentialité.

Dans cette perspective, l’œuvre de Raphaël Barontini poursuit son chemin, celle d’une projection vers un monde pluriculturel futuriste, héroïque peinture de cosmos telle que la science-fiction la désigne, développant de nouveaux référentiels pour de nouveaux mondes.

Mathieu Buard, août 2020.


[1] Ursula K. Le Guin, La main gauche de la nuit, Edition Robert Laffont, 1971, p 10-11

[2] Achronie - Caractère de ce qui se situe hors du temps, de la durée, du discontinu, et s'inscrit dans l'intemporel et le continu. Définition extraite du site www.cnrtl.com

[3] Si l’on reprend le terme consacré de Barthe dans le système de la mode et dont la fonction image n’est ni opérationnelle ni descriptive mais consiste bien à être vue, relevant davantage d’un tableau composé spectaculaire, de style que d’une forme usuelle en trois dimensions. Roland Barthes, le système de la mode, Edition du seuil, 1967

[4] Pour reprendre les termes d’Achille Mbembe, politique du vivant et humanité potentielle, titre du dernier chapitre de son livre Brutalisme, Edition La Découverte, 2020

[5] Saint Georges et Saint Maurice sont deux figures du panthéon chrétien, singulières puisque représentées par une carnation noire, saints africains et premières figures noires en ce sens admises. Deux héros africains qui intéressent Raphaël Barontini et dont les actes et patronages cristallisent les chimères (dragons) et les hauts patronages que nous développons dans le chapitre « l’être en résidence, extraterrestre entrepreneur ».

[6] Notamment dans le cycle de Terremer, dans son édition intégrale et postfacée par l’auteure aux éditions du livre de poche 2018, ou dans le cycle de Hain dont le roman La main gauche de la nuit est inscrit.

[7] Ici l’on peut rappeler l’exposition personnelle de Raphaël Barontini Back to Ithaque à la galerie Alain Gutharc où se dépliait d’autres figures historiques tels que Toussaint Louverture, le Chevalier Saint Georges, Thomas Alexandre Dumas…

[8] in Brutalisme, Edition La Découverte, 2020, p 224-225

[9] Raphaël Barontini lors de sa résidence associe des impressions sur soie de la manufacture italienne «  » et les fragments de cuir teintés, vernis, laqués de la tannerie Heng Long.

[10] extrait des paroles de Pyramids sur l’album Channel Orange de Frank Ocean, par le label Def Jam Recordings, 2012

[11] Contraction personnelle ou néologisme de la figure divine du nil de Sobek, ou sucos, incarné par le crocodile et de la forme nominale anglaise summertime qui évoque les heures d’été et dont le nom suffit à porter l’esprit l’interprétation de Billie Holiday.

[12] in Brutalisme, Edition La Découverte, 2020, p 224

10/2020 Affections / Affectations_AbécédaireTextes longsMODES PRATIQUES IV_Affections_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

09/2020 L’ère insulaire_Du l’exo dans l’universTextes courtsFEU_Issue 2_Sacré

 

L’ère insulaire

Du l’exo dans l’univers

 

Il en va de la cosmologie des individus comme des planètes. Organisé selon un faisceau de liens, tissage invisible et métamorphe, constitué en société et ce faisant, mettant à jour un univers savant, un cosmos énergique et vivant, lui qui tient par les attractions et les flux, baigné qu’il est alentour d’une matière fluide et glissante de laquelle chaque singularité se concentre et se déploie, indéfiniment. Il y a du grain.

De l’île à l’archipel, d’une seule exoplanète à la somme des lieux qui fabrique une galaxie, à des échelles variables, se rejouent les systèmes et agencements dont les manières de vivre et d’écouler le temps, futur, passé, latéral… partagent des règles interspécifiques joyeuses, communes, comme se partagent et se fabriquent aussi un monde de singularités, somme de différences alternatives et non inertes, loin de l’équilibre symétrique, idéal et parfaitement déployé de l’équation complexe mathématique où le signe = annule l’altérité. Il y a de l’irrégulier et sa joie, ici bas.

Il est alors question de bord, de bordure, de lisière. Et finalement naviguer vers une île ou rencontrer une singularité c’est comprendre dans un premier temps la mesure des variations que nous expose le rivage de l’autre. L’estran rocheux, celui qui se découvre lorsque la mer se déplace ou s’excentre de l’île, donne à voir cette variation particulière et offre le sujet, que l’on peut lire dans le temps magique de cet effeuillage. Curiosité que l’on observe de loin, cabinet des merveilles, base de données ou collection de cailloux, choisis et montrés. Il y a la traversée et une barque bien gouvernée, cybernéticienne, en bonne intelligence.

L’insulaire, lui, est celui qui étymologiquement appartient à cette île, prise comme point d’origine tout du moins, et trace le milieu (pas le centre mais l’environ) et les confins (ici le confin sans « s » deviendrait le bord de la singularité, une boucle, un beau nœud). Etre île, serait finalement définir le champ ouvert d’où rien n’échappe à l’attraction, la gravité du sujet en son cœur. La singularité s’y déploie de façon non binaire, tel un trou noir, et offre cette complétude ambivalente parce qu’asymétrique et expansive. Etre proche d’une singularité pour soi, c’est être aussi pris dans le tellurique et le liquide, entre deux flux, deux vitesses paradoxales, deux impermanences, la mer et la croute, à fonds perdus. Où opèrent les distorsions et anfractruosités simultanées. Il y a du mouvant plutôt que rien dans l’horizon galopant.

Celui qui navigue, finalement comme Michel Foucault le décrit dans Les Utopies réelles, ou tout autrement comme ces voyageurs exotes décrits Dans la toile du temps par Adrian Tchaikovsky[1], celui-là donc véhicule et pense les singularités en provoquant la rencontre, agrège une société, une cartographie des tendresses d’un monde, entendu comme l’infini des possibles. Et dans le même temps, dans un grand retour sur lui, qui le confine et le déploie, « face à face avec lui-même » dirait Victor Segalen, il s’accorde, l’exote ; ce qui est beau chez Tchaikvosky c’est la double rencontre, radicale, des araignées et des hommes, par le langage, le contact, la guerre et puis l’organique société qui s’invente par delà l’a priori des différences physiologiques et des modalités de représentations qu’impliquent cette physiologie et qui définit une géopolitique ou « biopolitique » pour chacun. Nous pourrions citer alors d’autres récits imaginations, de personna outrecuidants ou téméraires, chez Dominique Gonzalez Fœster, Andréï Tarkovsky, James Graham Ballard, qui jouent de cette étrange limite, d’une pensée ouverte sur l’ère insulaire. La trajectoire, le déplacement, le pas de côté sont l’expédiant salutaire du poncif, l’anxiolytique face aux angoisses du vide, de la mort, de la fin, pour celui qui ne pose pas, pour un temps seulement, ses propres confins pour mieux les contredire. Il existe ce grand attracteur.

Loin de la figure héroïque, dans cette cosmologie non inerte, les flâneurs et les flâneuses de galaxies, glaneurs et glaneuses, stylisticiens tout autant, avec pour seul bagage une langue véhiculaire et sans grand récit cathédrale, déplient la transgression, dépassant les régions du connu, et décrivent « le geste qui concerne la limite (…) l’éclair de son passage [2] », jouant des aspérités et des porosités des îles, le vide d’entre les planètes, au présent de la métamorphose. Dans cette transgression, il y a le feu sacré, on le sait.

Mathieu Buard, mai 2020.


[1] Adrian Tchaikovsky, Dans la toile du temps, Folio SF, Edition Gallimard, 2019

[2] Michel Foucault, Préface à la transgression, Edition de la pléiade NRF Gallimard, 2015, p 1199.

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06/2020 Une KyrielleTextes courtsProfane_numéro 10

 

Kyrielle*

 

 

Une collection est sans coup férir la définition d’un style, sinon de sa figure[1].

 


[1] Le goût du collectionneur y apparaît là comme l’expression d’une série d’obsessions qui lui sont propres, rétroactivement. Et cependant qu’au départ, la bizarrerie d’amasser, d’accumuler ne donne pas la qualité, pour un temps seulement d’ailleurs, de l’idée que l’on devienne collectionneur, les gestes répétés et compulsifs écument le présent en vue d’une trouvaille ad hoc. Celle là, celle de plus, celle qui manquait. Indéfiniment, quand la mer lèche un estran rocheux et découvre des cailloux et coquillages oubliés, le glaneur interloqué mais précis, coriace au divers y fixe son œil. Il cherche à nourrir la typologie, prend un seau et une pelle et creuse sitôt, encore et encore, dans les sillons du réel. Insatiable.

Nous nous intéressons à la passion joyeuse de Laurent Goumarre, dont la kyrielle d’œuvres et d’objets témoigne de collections particulières, agencées. Du lieu, son appartement, où, se tient touche à touche une grande totalité, où exultent ces typologies saillantes. On pourrait procéder en deux temps. L’un offrirait la dimension d’ekphrasis**, c’est-à-dire la façon dont nous parlerions en détail, précisément, des collections taillées une à une par le maître. L’autre, hypotypose***, commenterait avec couleurs l’agencement. Et ses règles, car il y a toujours. Nous le tenterons, mais l’intrication, disons les mailles de la collection, looks chinés polychromes, sont très serrées.

On pourrait causer modèles. Des Esseintes dandy rêvé, Carlo Mollino dandy réel, et leurs appartements témoins mais cela consisterait à banaliser, ce qui chez Laurent Goumarre est un goût pour un hétérogène, des formes du pittoresque décoratif, des imageries et iconographies sans hiérarchisation de classe ni de genre. Populaires, sexuées, naïves, animalières, critiques, folles mais jamais abstraites. Ainsi se définirait le style du collectionnisme Goumarre. Une image me vient, à la manière dont les éléments sont rapportés entre eux, sans peut-être la même nécessité d’en faire un métier donc un exemple, ce serait la figure que construit l’ensemblier décorateur Tony Duquette. Dans l’intensité du recouvrement de l’espace, où le propriétaire est presque chassé de chez lui par la foule des objets, des peintures, des céramiques, des cartes postales… Théâtral et total, dont les côtoiements figuratifs frôlent les abords d’un accord kitch, absolument consenti. Dans la même mise à plat systémique qui recompose un collage géant en lieu et place du domestique. D’une saturation emphatique : une somme. Une place pour s’assoir ? Peut être là, à gauche de la pile sur cette chaise memphisséenne, ou non plutôt sur ce tapis imprimé façon tapisserie 1950.

D’agencements il est donc question, d’accrochages plus encore. Laurent Goumarre raconte comment un matin, ou peut-être une nuit, il se prend à déplacer les choses, les redispose, en change les places. Dans cet appartement, au commencement, tout est mobile. Tout contre les cabinets d’art et merveilles justement. Et comme la théorie des intrications quantiques, enchevêtrements d’un système invisible de dépendances, distances et de liaisons variables entre les éléments, ici des objets et œuvres, les intrications sont des occurrences aux sources de paradoxes visuelles. Complexité que l’on pourrait caricaturer et dont seul le maître a le secret. Mais l’a-t-il seulement ? L’intérieur de monsieur Goumarre développe une sorte de propriété des ensembles, avec intensité, épris de ses glanages, il ajoute des séries de panoplies aux séries de panoplies, qu’il éclate ensuite, et dispose par touche et écho, à la manière picturale impressionniste, dans l’ensemble de l’appartement.

Les familles sont recomposées. Sauf peut-être dans la cuisine, lieu du dur, du cuit, de la céramique qui emplit les placards, dessus, dedans, dessous, partout. Belle céramique, nous y reviendrons. On a comme le sentiment d’une collection de digressions heureuses. Et le fruit de chocs primordiaux m’indique aussi Laurent Goumarre, possiblement, lorsqu’il a ses premiers émois esthétiques, enfant. Devant Suspiria de Dario Argento, dont la couleur est vorace, tenace, impudente, décorative et meurtrière. Devant un roman photo porno. Et de la pulsion scopique, de l’image immédiatement vue, réelle, crue. Cependant, pas d’œuvres pornographiques dans le grand cabinet appartement, (sauf si un enfer me fut caché lors de cette visite), un érotisme certain, sexué, ça oui. Cela donnera aussi un ton, un rapport particulier à la matière, aux matériaux, au compulsif, au subversif, à la ritournelle.

D’abord faits de photographies et de peintures, d’objets de design et d’objets du divers, les ensembles sont constitués et accumulés, avec en point d’orgue la figuration. Photographie parce que nette, plane et frontale, espace d’un imagement dirait certains, comme de la peinture, dont l’accès et le choix ici se détournent de la virtuosité pour frayer avec la notion du motif, à la façon dont le mouvement américain Pattern and Decoration interroge les interstices et genres des médiums des beaux arts pour les culbuter aux régimes spéciaux des arts décoratifs, attachés eux au domicile. A cette échelle, dès lors, le design d’auteur italien, se décline. Très naturellement vous me direz puisque ces architectes designers Memphis regarderont les artistes du fameux Pattern and Decoration à leur présentation d’une biennale de Venise, 1979 je crois. On comprend surtout que les collections de Laurent Goumarre s’alimentent de saisonnalité et d’aller-retour, de surprise en matière élective. Le collectionneur est le commissaire de son goût.

Je déplierai ici surtout et en hommage les allées de céramiques, petits tumulus dispersés partout dans l’appartement. Parler à nouveau de la cuisine qui regroupe avec amour les œuvres de céramistes à la notoriété que trop peu reconnue. De Vallauris charmants, de potiers talentueux et d’émaux figuratifs (coq, chien, crabe, animalier vous dis-je). La céramique, ici c’est la forme de l’interstice : amateur, auteur, artisan, genré, plastique, moche, fulgurant, jouissif.

Comment tout voir ? Finalement ne plus rien voir ?

Que dire des chemises ? Je ne sais, des piles au bout du lit. Un placard dont la barre horizontale ploie sous le nombre. Surchargé ?

Oui.

Mathieu Buard

Paris, février 2020.

* kyrielle comme ensemble ou longue suite, mais comme jeu sonore aussi.

** ekphrasis comme description précise et détaillée, évocation vivace d’un sujet donné.

*** hypotypose comme ébauche et figure de style consistant à décrire une scène de si frappante qu’on croit la vivre.

Toutes définitions fabriquées à partir de CNRTL et Wiki. Merci

03/2020 Vera SzékelyTextes longsÉditions NORMA

 

VERA SZÉKELY

Entre deux rives, la pratique solitaire d’une plasticienne.

 

« Il est difficile de me définir. Je ne suis ni sculpteur, ni artiste textile proprement dit, ni architecte… Je suis une plasticienne qui momentanément utilise en grande partie le matériau textile. Ce n’est sans doute pas définitif, il s’agit peut-être même là d’un opportunisme car c’est le textile qui sert le mieux mes préoccupations actuelles concernant l’espace. » p. 152 - Vera Székely Traces, Daniel Léger, Bernard Chauveau Edition, 2016

« Après Hanna Dallos et Paul Collin, mon troisième maître a été la solitude » p. 157 - Vera Székely Traces, Daniel Léger, Bernard Chauveau Edition, 2016

« Oui, je suis contre l’inertie, contre le statique, contre le laxisme, contre l’attente, les bras croisés. J’aime bouger, j’aime aussi être au calme pour réfléchir, me reposer. Mais le repos c’est aussi une fraction du mouvement, on ne peut pas courir sans cesse. S’installer définitivement dans un état, c’est l’inertie, c’est la mort. Je suis contre la mort en tant que manifestation totale de l’inertie. (…) » p. 155 Vera Székely Traces, Daniel Léger, Bernard Chauveau Edition, 2016

En regardant l’époque et sa grammaire prodigue.

Détailler rétrospectivement le travail de Vera Székely, s’est être confronté à une forme d’hétérogénéité manifeste, une pluralité de médiums et formats qui témoignent d’une trajectoire particulière, empirique peut-être. Et si l’on envisage d’embrasser d’un seul tenant cette pratique, d’offrir l’effort d’un exercice de clarification ou de définition, semble-t-il, l’artiste, elle, aura su déplacer et brouiller les lignes. Plus encore Vera Székely semble aussi avoir voulu déjouer, contourner, fuir même une scène institutionnelle classique qui cherche sa propre postérité, et ne laissera pour finir que des traces sans image figée ni protocole patrimonial : objets, signes et installations, qu’elle refuserait assez de considérer comme un ensemble ou un tout cohérent, c’est-à-dire d’assumer une œuvre non arraisonnée. Comme si sa trajectoire artistique était mue par une volonté d’émancipation, d’éloignement d’un modèle, d’une tutelle, du poids des choses, et de l’autre. Nous dirions volontiers que son approche est transversale et pluridisciplinaire, mais cela engagerait une relecture par bien des aspects anachronique.

Aussi, Vera Székely se nomme plasticienne, terme pratique qui assure avec justesse cette polyvalence des matières, matériaux et techniques qu’elle s’emploie alors à manipuler, le temps de sa vie, à déployer et contracter, étirer, écraser, briser, monter, lacérer, armaturer… Très vite une liste de verbes transitifs, d’actions s’égraine ce qui du point vue de ce qui lui succède, son œuvre, fabrique un constat d’évidence : un rapport franc, frontal et déterminé à la matière et à sa mise en œuvre, non pas virtuose, mais plutôt sensible, paradoxalement brutale et curieuse. Et finalement « opportuniste » tant elle nous invite à considérer ses choix comme des « hasards objectifs », termes qu’elle reprend à son compte à la manière d’un leitmotiv, d’un mantra.

Du début de sa carrière au sortir des années 40, d’abord graphique puis touchée par la céramique décorative entre autres crafts, des tableaux tapis aux sculptures boites de bois et de métal, jusqu’aux grandes voiles architecturées des années 1980, les productions de Véra Székely rencontrent l’époque et s’arriment aux mutations des formes de son contemporain. Celles du courant moderne, assurément, dont Picasso, Léger, Le Corbusier signent le temps long. Mais aussi des arts décoratifs qui élisent des architectes décorateurs, autres que ceux des « formes utiles », les ensembliers, auteurs des arts ménagers. Puis des glissements qui s’amorcent, par l’arte povera ou dans le grand continuum du minimalisme et post-minimaliste, notamment. Des changements de conceptions et représentations des œuvres qui trouvent des échos chez ces générations d’artistes. En regardant l’époque, chacun, absorbé, est une éponge de la grammaire de l’autre.

Le contexte pour Vera Székely, appliqué ou in situ on pourrait dire, déterminera assurément le protocole de production de ses œuvres, fixé par la commande privée ou la commande publique, par l’espace privé domestique ou l’espace public muséal, enfin par l’atelier, lieu d’une médiation solitaire. La notion de la spatialité sera fondamentale et cela dessinera une permanence et qu’il soit analogique, tangible ou graphique, l’espacement ainsi conçu entre les éléments, entre les formes agencées sera l’équilibre, le «  » du travail. Les écarts infimes, les resserrements et les interstices comprimés dans les œuvres importeront comme condition de l’existence de l’œuvre, comme l’expression de l’espace même : une profondeur dans le temps, la mise en suspens de la matière dépouillée, dans une paradoxale agilité inerte.

Depuis ces contextes décisifs, il se pose une série de questions, telle que la volonté d’une expression sourde et de la réception aveugle de son œuvre. De son expérience possible ou de son extériorité. L’œuvre est-elle offerte à un spectateur en particulier ? Y-t-il un spectateur rêvé ? Ou l’œuvre est-elle seulement ouverte à quiconque, dans une solitude créative à la Molloy de Samuel Beckett, où la perception est l’expérience induite, anthropomorphique, d’une présence insulaire ?

« Par contre j’ai le sentiment qu’il n’est pas nécessaire que les objets que je crée soient éternels. » p. 154

La trajectoire du travail de Vera Székely affirme une volonté d’émancipation, à de multiples égards. De la notoriété acquise depuis le trio artistique formé par André Borderie, Pierre et Vera Székely, de celui du travail du couple Székely lui-même et de l’appréciation enfin de sa seule pratique artistique, autonome, l’on comprend cette ambition d’émanciper un langage plastique singulier et de le signer de son nom propre. Emancipation de la figure classique de l’artiste, elle préfère l’entre deux, le processus, l’expérimental et l’éphémère, des saisons de gestes plutôt que l’éternité de l’œuvre achevée, consacrée et définitive. Emancipation encore, au regard des savoir-faire, de la tradition et des médiums ou catégories esthétiques et leurs propriétés, défiant le geste de faire, jamais pleinement adéquat au matériau et à sa mise en forme, technique. Se défiant aussi d’une catégorisation, ni artiste textile, ni sculpteur, ni peintre… que la critique d’art fonde.

De mouvement en mouvement, les déformations de la matière opèrent, une réduction expressive en un langage, où un vide plein fabriquera la boite, la voile, le feutre. Au présent, un geste après l’autre.

Ce présent article tentera de resituer l’époque comme il a été esquissé ici, l’époque de Vera Székely, de ce qu’elle traverse, de ce qui la retient, de son temps finalement et des résolutions et des caps franchis pour son travail. Du point de vue de la méthode, il s’agira de faire une restitution de l’œuvre dans un contexte de production, en la mettant au regard de ses contemporains. De façon parcellaire et choisie, partiale aussi, pour déployer une lecture, et faire apparaître les trajectoires, continuités, divergences et singularités. Cependant qu’un point d’achoppement interdira une adhésion pleine à quelque mouvement artistique en particulier : Vera Székely navigue toujours entre deux rives, et ne souhaite aucune escale.

« C’est que le style est répété, ou plutôt généralisé. (…) C’est cette force de maintien dans et par le mouvement qui permet d’identifier un style, et de l’identifier comme style : une forme se détache sur un fond, s’individualise et dure, car elle ne cesse de se re-détacher de l’indifférencié. » p. 22 Marielle Macé, Styles – critique de nos formes de vie, Gallimard Essais, 2016

Appliqué à la vie Moderne, le paysage domestique des arts décoratifs

L’esprit nouveau initié par les avants gardes artistiques de la première partie du vingtième siècle, du cubisme de Pablo Picasso, Georges Braque et Albert Gleizes, celui tiré de l’énergie du Bauhaus de Walter Gropius, Mies van der Rohe ou Paul Klee, celui des temps nouveaux aux échos fondateurs de l’union des artistes modernes, dont Le Corbusier, Robert Mallet Stevens, Eileen Gray, Charlotte Perriand sont les penseurs… Tout porte le projet et les réalisations d’un nouvel mode d’existence, d’une modernité exhaussée… La révolution esthétique, soutenue par un propos social et de progrès manifeste, rejoue l’articulation de l’art et de la vie et essaime des modèles, des formes de conceptions liés à la grande fonctionnalité efficace et inaugure un langage plastique nouveau. Il se fabrique alors, paradoxalement et rétrospectivement un grand style moderne, véhiculé par les expositions, les galeries, les villas aménagées, la presse et salons, de Milan à Paris.

Sans antagonisme et de façon concomitante, les arts décoratifs pris comme un grand mouvement d’ensemble, dont les salons de 1925 ou de celui de 1937 dénommé « le salon des arts et des techniques appliqués à la vie Moderne » à Paris décrivent une production artistique engagée dans ce renouveau formel et des usages et modes de vie, agrégeant à l’esprit nouveau la finesse et la complexité d’un autre modèle de faire dont la figure de l’ensemblier décorateur ou artiste décorateur participe, pensons ici à René Prou, Jean-Michel Frank, Francis Jourdain… Ainsi, de la manière de façonner et d’orner les objets, de façon certes luxueuse, avec les savoir faire et leurs traditions respectives, s’affirme un langage artistique supplémentaire où les œuvres et les objets et étoffes s’accordent, s’influencent, se coordonnent. Modernité dans une acception plurielle.

Déclinant des collaborations fines, au delà d’un clivage simpliste entre industrie et artisanat, le langage plastique de la grille moderniste, les motifs et sujets naviguent de la peinture ou de la sculpture vers les objets et les intérieurs domestiques. Des tables, chaises, aménagements produits par Le Corbusier et Ozenfant depuis les années 1920. Des tapisseries et tissages plasticiens d’Anni Albers initiés au Bauhaus de Weimar dans les mêmes années. Du langage très émancipé, sensuel et dans une manière de coloriste des céramiques et des étoffes imprimées ou tissés de Raoul Dufy… Ici, l’on pense aussi aux poteries et céramiques utilitaires réalisées par Picasso à Vallauris plus tardivement dans les années de l’après guerre et donc les formes sont la contraction géniale de références antiques ou premières dans leurs formats et de son langage synthétique cubiste, d’une ligne brisée multiple et figurale. Cette rapide liste d’artistes montre cependant la vitalité et la porosité d’entre les arts dits appliqués et de celui de l’art. Une nouvelle tradition des accords et de la circulation du langage artistique dans et par de nombreux matériaux qui, non content d’être la meilleure expression du projet moderne, intègre de manière organique cette écriture. Des arts de la modernité.

Lorsque Vera Székely s’installe à Paris en 1946 avec Pierre Székely, elle arrive avec un bagage créatif lié et baigné par les arts graphiques ; d’un art du signe finalement et de la composition. De la relation aussi du signe à la surface et à sa matière. La céramique sera cette autre surface qui accueillera son écriture d’alors sous influence des maîtres contemporains abstraits. Celle de Picasso, celle de Klee, celle de Giacommetti. L’émancipation du style « moderne » et de ces modèles sera plus tardive pour Vera Székely, par des changements d’échelles et de médiums que nous verrons. Ici le programme esthétique d’un langage déconstruit et abstrait, d’une composition qui prend la couleur et la ligne pour leur matérialité et les institue comme « constituants formels d’un médium donné, d’en faire les objets de vision1 ».

Depuis l’atelier de Bures-sur-Yvette, la céramique devient le médium d’une reconnaissance partagée, celle de Pierre Székely, sculpteur et Vera Székely décrite elle comme céramiste, que l’on comprend être la façon la plus simple de décrire sa pratique de la couleur par les émaux, du signe déposé sur la forme « libre » céramique, c’est-à-dire sur une forme en terre montée sans tour (technique du potier) ni moulée. Le travail collaboratif, un trio avec André Borderie, construit des ensembles complexes, où les créations sont signées du sigle triple szb. Ici le travail de sculpture, de peinture, de céramique et des objets convergent vers cette pratique de l’artiste décorateur finalement où tous les objets réunis sont traités dans un même langage esthétique, et dont la chromie s’accorde parfaitement ; nouvelle tradition d’ensemblier évoquée plus haut qui permet de rejouer les accords et les matériaux, et dont l’aspect collaboratif est signifiant, partant du principe que chaque geste technique, artisanal ou industrieux, accompagne le geste voisin et sert l’ensemble.

Le Bateau Ivre, maison totale, est un exemple fort de cette production collective et d’une synergie, pour un temps, porteuse et qui donne à chacun une place cohérente, à partir de 1952, entre le couple Székely et d’André Borderie mais aussi des commanditaires, Fred et Monique Gelas. Le grand mur céramique que réalise notamment Vera s’inscrit clairement dans une tradition de la fresque de carreaux émaillés, et dont le langage reprend les compositions et les couleurs modernistes. L’œuvre est unique, in situ, dédiée. La fresque se propose comme un tableau mis au rapport de l’architecture et dont les signes entrent en écho et prolongement avec le mobilier et les objets de l’art de vivre. Ainsi la table, son plateau oblong, en écho aussi avec la grille métallique orthonormée du dossier des chaises et des galettes colorées de confort des assises s’y trouvent positionnés. De l’intérieur à l’extérieur, cette fresque décorative est la matrice verticale et la grille visuelle qui structure le raccord entre les éléments domestiques ; composition immersive comme peut l’être traditionnellement aussi la tapisserie murale ou cette autre grille horizontale qu’est le tapis au sol. La grande baie laisse à voir le paysage et le mobilier mis en extérieur apparaissent ici, à l’image éditée, comme un prolongement de cette fresque monde, où la lumière et l’ombre du jour parachèvent l’unité sinon la fusion visuelle de cet espace domestique. Tout semble alors s’auto-qualifier par côtoiement. La fresque céramique, par son échelle et sa variation picturale d’émaux organise les plans et profondeurs, une spatialité hyper qualifiée. L’application d’une écriture décorative qui coure des murs aux objets est récurrente à cette époque, et l’on pense bien volontiers avec la même intensité aux formes émaillées, fresques et objets couverts de motifs coordonnés de Jean Derval, Robert Picault, Roger Capron ou Jean Lurçat. Où s’installe cette nouvelle tradition d’une liaison d’une écriture totale, ornementale qui glisse de surfaces en surfaces. De cette manière que l’on retrouve aussi chez Jean Royère d’un décor total mais non saturé, où les éléments de mobiliers et de décors sont des signes choisis, équilibrés donc placés.

Très vite l’économie de Vera et Pierre Székely passe par la production et la présentation de céramiques, présentés dans le système des galeries de design de collection, à la Galerie MAI notamment, les formes utiles tels que des plats graphiques émaillés dialoguent avec les formes étrangères à une tradition des potiers et jouant plutôt selon les modalités de contenants aux volumes assemblés, géométriques et organiques. De bas reliefs sculpturaux et petits mobiles, dont les lignes et formes tracent des réseaux et où les formes d’équilibres rejouent la spatialité d’un tableau sans fond. Les photographies de Willy Maywald de la maison de Marcoussis en témoignent pleinement, ainsi que de formes plus décoratives encore, sortes d’outres organiques de terres dont les becs allongés énonceraient, comme signes, la fonction d’un vase, d’un grand soliflore, inventent un ensemble de pots décoratifs. La série des photographies de Marcoussis est éloquente de cette façon de triturer la matière, terre ou laine, et de la contracter, de la mettre en forme, d’en faire des ensembles colorés, dont le bord dessine des figures incertaines ou presque anthropomorphiques, à la géométrie très expressive. Et dont on sent qu’elles appartiennent finalement au répertoire de Vera Székely.

Dans cette déclinaison d’un artisanat contemporain appliqué à la vie, Vera Székely développe une série de tapisseries plasticiennes, sur métier à tisser, dans une tradition du point manifeste d’Aubusson, où la matière textile est proprement expressive, visible et signifiante. Selon des modalités très particulières qui s’apparentent à de la broderie, le fil a fort titrage (épaisseur), montre toute sa plénitude de fibre, toute sa texture. La technique de points passés plats et de points placés libres dessine des zones colorées : en somme le même fil en remplissant les surfaces, par masse, organise et restitue de l’ensemble de la composition initialement de la tapisserie. Là encore, les modalités d’une traduction avec les lissiers, le carton (maquette du projet) simple qui préside à la composition joue d’une forme d’émancipation de la technique de la tapisserie nouée main. Comme on peut le voir dans la grande œuvre panoramique réalisée pour la Villa Chupin en 1960 à Saint Brévin-les-pins conçue par l’architecte André Wogenscky, la matière textile est une laine épaisse, contractée, l’écriture de signes graphiques est très explicite, visuelle. On parle de matière avant de parler de virtuosité artisanale. D’un renouveau des arts textiles, mais aussi d’une forme d’intensité de la prise en main de la matière, rapide, singulière et énergique.

De cette période décorative, claire et affirmée, les photos de l’aménagement intérieur de la maison de Marcoussis est la plus significative du rapport intriqué, mêlé de l’écriture artistique des deux Székely entre sculpture et céramique et d’une culture partagée pour ce goût d’ensemblier, éclectique et très organique finalement, qui emprunte au langage de la modernité l’épure graphique et géométrique abstraite, et qui y ajoute la matérialité explicite, cette sorte d’expressivité gestuelle. D’une table basse de carreaux émaillés à la tapisserie, des sculptures corps aux tableaux et lithographies qui reprennent finalement et étrangement les mêmes dessins et motifs, on assiste à une actualisation du système décoratif autant qu’à la construction d’un cabinet de curiosités modernes appliqués à l’art de vivre.

Un détour s’impose, ici, conjoncturel, mais qui raconte la difficulté de l’auteur, une femme, de s’émanciper du modèle masculin, terrible de présence et d’interdit. L’on sent très bien la volonté, déjà dite de Vera Székely de s’affranchir de cette collaboration d’avec ces deux hommes. Borderie et Székely. Et de gagner en autonomie et solitude, pour son travail. Ce détour nous mène à la collaboration asymétrique d’Albert Gleizes et de sa « disciple » Anne Dangar, céramiste elle aussi, qui avait pour tache de diffuser l’esprit nouveau du cubisme à travers des objets usuels et porteurs de ce langage moderne cubiste. Là aussi, la place de l’autre masculin est prépondérante, de sa signature à sa représentation. A Moly Sabata, dans les années 1930 et 1940 Anne Dangar, esseulée reporte ces motifs décoratifs sur des pots, assiettes, mobiliers et objets liturgiques, tout comme Vera Székely, avec une grande plasticité et une intensité du geste mais sous l’influence de l’écriture de l’autre. L’on peut penser aussi à la façon du geste dominateur de la fresque peinte par Le Corbusier dans la maison e-1027 d’Eileen Gray… D’une marque ou d’une emprise qui ne permet que peu l’émancipation et la liberté. Entre figure tutélaire et femme artiste sous tutelle.

« Ma subjectivité s’exerce au moment du choix du matériau. » p. 156

« …ni peinture, ni sculpture… je me souviens que je voulais parvenir au non-art, au non-connotatif, au non anthropomorphique, au non-géométrique, au non-rien, à tout, mais d’une autre sorte, d’une autre vision, d’un autre genre. » Eva Hesse, déclaration pour le catalogue d’Art in Process IV, Finch College Museum of Art, New York, décembre 1969. p.132

Matériaux sans crafts, une sculpture prise entre les traces du modernisme, de l’Arte Povera et d’un certain minimalisme.

L’émergence de la sculpture dans « un champ élargi », comme le catégorise Rosalind Krauss, indique très clairement l’ajustement du médium à un « au delà de la sculpture ». Ce dépassement est lisible dans l’exposition d’Harald Szeemann When attitudes become form2, en 1969, curation fondamentale qui distribue de façon ramassée à la Kunsthalle de Berne et volontairement ambivalente une série d’œuvres fruit de la réunion d’artistes qui du minimalisme et de l’arte povera3 va présenter et interroger la sculpture dans ses fondamentaux, ses matériaux, ses assemblages, ses contextes. Entre attitude, geste, procédure et accrochage, la présence des œuvres matérielles excèdent le socle, l’érection ou l’aspect tridimensionnel centripète et pousse très avant l’état de la matérialité, de l’inachevé, du mou, de l’informe, de l’éphémère et du variable. L’exposition d’Harald Szeemann pose ce qu’il y a de commun dans le travail sculptural de ces artistes et l’on sait tout autant les différences conceptuels énoncées par ces artistes réunis. Différences dites notamment par les minimalistes et la théorie de la gestalt, de l’aspect critique et phénoménologique, de la forme déconstruite ou théâtralisée diraient certains. Tout à côté, les catégories que définit Germano Celant et de ce que regroupe de façon plus sensuel, fictionnel, spontané (temporel) et vivant des œuvres de l’arte povera. Le commun de ces œuvres, par la matérialité particularisée, tactile, physique, c’est aussi la dimension d’une expérience pratique.

« Il y a deux termes distincts : le constant connu et le variable expérimenté. (…) Si l’œuvre doit être autonome, en ce sens que c’est une entité qui contient en elle la formation de la gestalt » Robert Morris, Notes on sculpture, in Regards sur l’art américain des années soixante, Editions Territoires, 1979, p. 90

De la sculpture, il est donc question, de matières en formes, en tableaux, en boites, en tas et en élévations, mais aussi de la dépouille des matières où tout prend place dans des côtoiements ou proximités volontairement indifférenciés dans l’exposition When attitudes become form ; des feutres mous accrochés ou suspendus de Robert Morris, Felt Piece, les pièces posées à même le sol, la grille surface de dalles d’acier de Carl André, Steel Piece… celle d’Eva Hesse, Augment, de latex sur toile, les fragments de graisse exposés blocs expressifs ou écrasés sur les bords de la pièce, Fettecke de Joseph Beuys, le bloc cubique de ciment contractant une matière métallique plissée et drapée de Giovanni Anselmo, Torsione, mais encore l’œuvre déposée comme abandonnée de Mario Merz, Sit-In faite de cire, de néon et de fer. Jannis Kounelis, senza titulo fait de bâtons dressés de fourrure, comme des réminiscences historiques… Matière performative, en pleine présence, et débarrasser des critères usuels de définition de la sculpture des avant-gardes, en somme.

Vera Székely, dans les années soixante engage une rupture d’avec le style décoratif, les agencements formels laissent à la matière brute, dépouillée et physique, la pleine place. Comme s’il fallait sortir de la couleur moderniste pour être seule. L’aventure de la sculpture et des matières boites suspendues de Vera Székely, c’est en creux une histoire de la couleur qui disparaît. C’est aussi la volonté de sortir de ce langage graphique qui n’est plus le sien totalement. L’exercice des agencements et principalement le jeu de la matière exécutée, agissante est déterminant : métal (fer, plomb), bois, sont pris d’empreintes, de traces, de gestes qui font de la matière même un signe du présent. L’aspect expressif, restitution du geste ou de l’attitude en résistance, signe la détermination face à la matière, sans équivoque chez Vera Székely, comme pour en découdre. Aucun savoir-faire virtuose, la pratique d’une tension formelle dans et par la matière choisie que constitue le processus à l’œuvre. En écho à son temps ? Dans la synchronicité d’une question d’époque ? En tous les cas Vera Székely est dans un mouvement de recherche et un approfondissement gestuel, d’une conquête de la spatialité. D’une pratique de la forme qui s’exerce enfin pour elle-même, en présence.

Est-elle minimaliste ? Pas du tout, puisque que la dimension perceptuelle et phénoménologique, de la place du spectateur même, ne l’intéresse pas. Vera Székely semble rétive à conceptualiser l’approche et donner à la forme sa dimension critique et réflexive. Plus proche formellement de l’arte povera en ce sens, mais sans le discours, et de certains artistes tels que Luciano Fabro et plus encore Paolo Icaro qui travaillent à structurer dans des vocabulaires proches des volumes, des surfaces et des assemblages qui augurent des possibilités physiques du vivant, de la réalité « matérielle » du monde. Si près alors, dans le rapport criant qu’entretien Vera Székely à la façon de venir jouer de la physicalité, de la tactilité, ici la sculpture tableau se pose comme un assemblage, c’est-à-dire une situation donnée du processus. Son mouvement précaire y est marqué, l’effet de présence à la lecture comprime l’espace alentour, plutôt à la manière d’une densité repliée, d’une contraction de la matière temps. L’œuvre est alors inscrite dans une temporalité frontale, de l’instantanéité du geste.

Si loin, en revanche lorsqu’elle réalise les sculptures de bois à Port-Barcarès, dont l’aspect de totems constructivistes joue de formes presque trop arrêtées, statiques, hiératiques. Si loin encore lorsqu’elle fige par trop de force dans le cadre le bois brulé, le métal martelé et que les « tableaux » retrouvent un accrochage somme toute très classique qui artificialise le geste, devenu maniériste, et le fige en objet de décor.

Mais si l’on revient à la proximité avec Paolo Icaro, la bascule sculpturale s’opère pleinement chez Vera Székely dans son rapport à l’espace, à son déchiffrement, à son occupation aussi. Ses outils visuels sont cependant différents, les voiles suspendues, les toiles armaturées de Vera Székely se déploient et jouent à plein la visibilité, l’expression sensible immatérielle de l’espace, en présence et en quantité. Là, le mou, le fluide, l’agile donnent à ces étoffes des formes « d’erres » nouveaux et révèlent l’espace même.

« L’apesanteur, pour moi, est essentielle. Je ne veux pas être classée parmi les sculpteurs. Je n’ai jamais sculpté réellement un matériau pour arriver à une forme. Les grands volumes sont toujours lourds, immobilisés par principe. J’ai toujours été beaucoup plus intéressée par l’assemblage et la structuration. » p. 147

« Plutôt des pré-formes. Parce qu’en soi une membrane évidemment c’est une forme, mais s’il n’y a pas d’assemblage, une mise en espace tout à fait particulière, ce n’est pas grand chose. Mais l’intervention de l’esprit, de la sensibilité et de l’improvisation est plus forte là où il n’y a aucune structure préalable » p. 153-154

L’aventure de l’espace domestiqué et la question du paysage tout court, une situation ?

« Le mou et ses formes »4 s’énonceraient comme un programme pour l’œuvre déployée de Vera Székely. Les voiles armaturées, tenues par des arceaux, ce qu’elle engage dans la seconde partie de sa carrière, pourrait-on dire, travaille la structuration d’un informe, le textile, et de la tentative de rendre permanent le précaire, de maîtriser l’espace, de le dresser.

Nous parlerons dans un premier temps des grandes voiles, agencées, tuilées presque, qui se tordent, dansent et sculptent les hauteurs des espaces que Vera Székely habite. In situ, à l’échelle, ni trop invasive, ni trop expansive – les voiles arquées sont placées, coordonnées entre elles, dans les fameux espacements et côtoiements que nous décrivons depuis le départ et qui donnent à l’espace comme une grille de lecture de l’air présent, du vide présent. Ici, l’on peut dire, dans cette pratique de l’in situ, que l’on retrouve finalement les aménagements d’espaces habités par les fresques émaillées des maisons et lieux domestiqués du début sa carrière d’artiste. Mais précisément le signe est déployé dans l’espace, les profondeurs ne sont pas rabattues sur le plan vertical de la céramique, ils sont architecturés et ordonnés pour l’espace. Les voiles suspendues, tenues, tendues, déroulées presque narrent un mouvement, une chorégraphie expressive, digne de celles que Loïe Fuller déploie dans Serpentine, vidéos de ses danses filmées. Mouvement pure, apparition d’un temps mouvement finalement chez Vera Székely. Il y a une force d’évocation, poétique, dans ces grands battements d’ailes sans corps. L’expression d’une énergie, d’une vitalité, qui, avec cet élan, trouve des airs de sculptures atmosphériques, non loin des propos tenus par l’exposition When attitudes become form mais qui de manière monumentale ici, se faisaient l’écho, dans un champ élargi d’une pratique de la sculpture comme structure, process et situation, au moyen du précaire, du léger, du fluide.

Une autre série d’œuvres agence des voiles suspendues à des structures angulaires posées au sol, barres de bois ou de métal assemblées entres elles qui menacent et pointent en direction des structures textiles. La tension ici trace une démarche d’antagonisme, entre l’angle et la courbe, le rigide et le souple, un dialogue de nature et de dimension. Les coques sont parfois remplacées par des bandeaux fluides (métalliques ?), tels des papiers découpés à l’échelle du lieu, ils dessinent des formes spatialisées dans le site intérieur, chapelle ou galerie. Ce principe d’antagonisme est frappant tant il obéit à la démonstration visuelle, d’une tension expressive abstraite, dramaturgique.

Si l’espace est rendu visible, c’est cependant un espace intérieur, pour Vera Székely, dont il s’agit avec les voiles et les feutres suspendus. L’in situ n’est pas l’occasion de couvrir ou de s’enchevêtrer dans l’espace du paysage, comme le réalise Christo et Jeanne Claude sur le Reischtag ou sur les multiples collines et côtes rocheuses qu’ils cartographient. Là où une comparaison pourrait s’ouvrir, elle cesse dans le territoire expérimenté et agencé, l’un extérieur, l’autre intérieur. Si l’on peut inscrire, dans la ligne du post minimalisme, le travail de Christo dans le champ critique du land art, comme le décrit très bien Gilles Tiberghien5, Vera Székely, en dimensionnant ses œuvres à l’espace intérieur trouve des dispositifs spectaculaires mais qui n’ont que peu à voir avec les enjeux perceptuels conceptuels. Tant à la Kunsthalle de Budapest (1981), qu’au Paris au Musée d’art Moderne de la ville de Paris (1985), les voiles distribuent un ensemble massif, un outil visuel qui a titre de pure présence est une grille de lecture de l’espace architectural, par comparaison, par analogie, le spectateur voit le vide de l’architecture dévoilée par les structures de toiles ou de feutres.

Le spectateur n’est pas pris dans l’exercice phénoménologique d’une lecture anthropométrique, de gestalt ni de perspectives agencées. Le mou est exposé hors gravité et immobilisé, à l’inverse finalement de Robert Morris qui joue de la pesanteur du corps et du geste sériel pour structurer la forme ; les structures et bois agencés ne sont pas à la manière d’Anthony Caro des modes de disjonctions visuels, l’éloignant de tout autre chose que de l’espace. Ici dans, ses installations de paysage, Vera Székely appuie l’obsession du signe, du trait, du dessin dans la matière. Et si l’on peut penser faire un rapprochement de caractère, sur les gestes in situ qui révèlent la nature du lieu, selon un outil visuel contextuel, c’est avec les œuvres de Daniel Buren, qui, lorsqu’il habite un lieu, redonne à lire ses particularismes, d’éprouver ou d’effacer les limites du site, sans le geste expressif cependant puisque Buren garde son trait de 8 cm comme seul instrument.

Les œuvres de Vera Székely s’agitent de paradoxes, qu’il s’agisse d’installations en intérieur et paradoxalement de sculptures bien moins monumentales en extérieur, comme à la maison des arts d’Amiens, où se déplient des ailes à agencer, des modules à superposer plutôt qu’un agencement qui prenne en charge la singularité de la topographie. La contingence technique rattrape le projet fou d’une lévitation plastique, d’une monumentalité théâtrale. Là, l’expression des nécessités techniques, d’un toit, d’une structure qui suspend ou tient les œuvres est nécessaire. Série ouverte plutôt que série protocole, les gestes ne sont pas des processus ordonnés. Encore, une chose folle et qui parle beaucoup de la recherche d’une maîtrise de la matière est l’expression d’un mou paradoxal, d’un mou figé, fixé, harnaché, et finalement solidifié. Paradoxe qui se prolonge dans la volonté de ne pas confronter ses grands ensembles assemblés6 au vent, de contredire le vent et l’air en somme, de contrevenir au mouvement pour parvenir à l’inertie de la sculpture classique, d’un retour à la forme tenue de coques exaltées. Cet art textile rigidifié opère comme un oxymore magnifique. Celui d’une posture de création, toujours entre deux seuils.

Mathieu Buard

Mars 2020.

1 Rosalind Krauss, Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Edition Macula, 1993, p. 194

2 L’exposition When attitudes become form est sous titrée works – concepts – processes – situations – informations

3 L’Arte Povera se formule en 1967 par le critique italien Germano Celant, qui réunit une génération d’artistes dont le registre formel est commun, entre les villes de Turin, Gênes, Rome et depuis des expositions ou manifestations artistiques présentées substantiellement entre 1960 – 1967.

4 Titre du livre de Maurice Fréchuret aux éditions Jacqueline Chambon, 2004

5 Gilles A. Tiberghien, Land Art, Dominique Carré Editeur, 2012

6 Pour anecdote, l’on peut considérer que ces coques comme des constructions semblables par anticipations aux architectures démonstratives issues des maquettes de Frank O’Gehry. Cette analogie formelle relève cependant de cette même oxymoron décrit plus bas, d’une impossible structure devenue pérenne, d’un précaire gagné et figé.

02/2019 Balmain / RousteingTextes courtsMagazine_Magazine n°32

 

Balmain/Rousteing_À propos de la D.A. éditoriale

in MGZ32 – Ping Pong avec Céline Mallet.

 

Depuis près d’une décennie Balmain, aujourd’hui possédée par le Qatar, développe une communication tentaculaire, combinant empowerment et soft power, redoutablement efficace. Son leader charismatique, Olivier Rousteing, a élu pour dernière muse le cinquième élément Milla Jovovich, amazone puissante. L’occasion d’un passage en revue des formats de communication Balmain, version Rousteing.

La femme Balmain

L’on pourrait décrypter les évolutions des femmes qu’Olivier Rousteing habille au regard d’une histoire de la maison Balmain depuis 1945, passant de Pierre Balmain à Christophe Décarnin, d'une certaine idée de femmes, non pas de portraits mais d'oraisons glamours et de blasons tenaces. La maison Balmain aime habiller les femmes de pouvoir, sinon toutes, au moins certaines, de l'histoire contemporaine ainsi que les femmes du monde. La haute couture et le luxe s’accordent bien avec l’exaltation d’une séduction spectaculaire. Pierre Balmain, Oscar de La Renta, Christophe Décarnin et Olivier Rousteing perpétuent cette tradition. Mais l’on doit à ce dernier d’avoir accaparé les grandes égéries pop, elles-mêmes adulées sur les réseaux, pour gagner une aura médiatique et démocratique inédite.

Now it’s show business. Balmain est devenu cette machine de guerre : une mode à l’opposé du normal, très bling, saturée par le dessin et le décor au risque de la caricature, théâtrale, portée par des dieux et déesses au corps miraculeux, mutant voire virtuel, un corps traversé par les intensités du contemporain comme dévoué à l’image : corps populaire, métissé, mondial, opulent mais modelé par le sport, la chirurgie, la cosmétique, et travaillé pour la scène – l’arène. Équation redoutable, entre mirage et accessibilité ! De là, Balmain peut essaimer comme il le souhaite…

Instagram

Instagram est le lieu de cette passion pour une communication horizontale et massive, où matière, corps, égérie, tout au même plan, fait événement, pour dire ceci : Balmain is now. Est-ce pour autant une hyper transparence de la communication ? Dieu sait s’il y a du filtre et de l’artifice dans ce segment de la mode contemporaine qui hurle au glamour (avec une super choré’ et des stroboscopes). Le contouring de Kim, ce maquillage qui sculpte intégralement le visage avec la lumière et une dose de fond de teint, en est d’ailleurs une bonne métaphore.

Mais précisons : il y a deux comptes Instagram, celui de la marque, consacré aux égéries, de Binoche à Beyonce, de Kim à Rihanna et tous les modèles susceptibles d’improviser un déhanché en carapace étincelante… et celui d’Olivier Rousteing lui-même, égérie parmi les égéries, symbole de réussite, qui incarne le créateur dans son sens génial, élitaire, narcissique – une sorte de Gianni Versace made in France.

Plutôt qu’un partage réel, les comptes Instagram clament la volonté de communion permanente, désirante, autour d’une icône. Un mouvement ascensionnel. Quoiqu’on y discute aussi politique, lorsque Rousteing dit sans fard cette fois, son admiration pour les sommets élyséens… Brigitte Macron le lui rend bien, puisqu’elle porte régulièrement des pièces à manches souvent extraites du corpus du vêtement masculin, costume ou militaire, donc d’une certaine stature.

Le site Internet

Balmain entend donc faire rêver le monde entier. Le site Internet, où les pastilles d’images s’animent frénétiquement au moindre clic, renvoie une allure immédiate, reconnaissable et un luxe lisible par tous, hâbleur, au premier degré : lumière ! Mon beau miroir… Les ajourés arachnéens, les hyper broderies, les drapés brillants, les imprimés électriques… Toutes les formes les plus manifestes d’ennoblissement sont convoquées. Rien à voir avec l’invisibilité hautaine, les propositions en mode mineur, les gestes alternatifs et tous les seconds degrés de l’avant garde, qui commence (timidement) à vouloir produire autrement, à retrouver de la rareté, du silence.

Sur le site, autre espace du retail, cette anecdote : « Il est très facile pour Olivier Rousteing de décider quelles sont les créations qui feront leur entrée dans sa gamme Balmain Kids : il retravaille tout simplement les modèles présentés aux défilés Balmain, et pour lesquels les parents lui supplient de proposer une version enfant ».

Les collaborations

Balmain clame les dernières mutations de la grande industrie du luxe et son fonctionnement ces dernières décennies : un luxe ouvertement global et tantrique, avec tout ce que cette proposition peut avoir de paradoxal, et dont les objets, lorsqu’ils ne sont pas directement accessibles peuvent donner lieu à toutes les franchises, les partenariats, les déclinaisons. H&M à l’évidence, ou l’Oréal qui avec Balmain, clamait en 2017 : Unis, nous sommes invincibles !

Balmain, comme entité commerciale, postule une volonté d’édicter le statement d’un goût d’hyper visibilité, corollaire aux collaborations multiples, aux allants non pas démocratiques mais populaires. Avec l’Oréal, la diffusion d’une cosmétique de masse fait démonstration, le lipstick en palette multicolore mate aux offices de liant universel, donne le change, très classiquement. Un teaser ultra court et ultra bright, pour l’hyper color riche, sur les partitions de McCann Paris et une réalisation de Colin Tilley entre les Tuileries et Opéra, enferme l’hypothèse de ces tribus dans une vision nerveuse et néoglam d’une vie d’étincelles.

Les campagnes

Où l’on retrouve des corps fantasques dont la pointe cardinale est Kim Kardashian West, accompagnée de son compagnon Kanye, présents dans la campagne papier spring-summer 2015 réalisée par Mario Sorrenti, sous la direction de Pascal Dangin. Cette « Army of lovers », série de quatre images, où le couple se représente, est l’écho sans ambage d’une perspective qu’Olivier Rousteing développe depuis son début, de montrer frontalement et sans autre artifice que l’icône convoquée et sans autre filtre que l’immédiateté la plus instantanée, tout juste des néons et une bagnole en arrière-plan, tel que les nouveaux média et les réseaux sociaux l'exécutent, la forme pour le fond, un retour très américain au medium is the message McLuannien.

En 2017, Olivier Rousteing développe une série d’images, entre hommages et citations aux grandes icônes de la mode, à la Newton… Noir et blanc, Rebel Rebel. Ce qui est amusant, c’est la kyrielle de ces images sur le site Balmain, qui défilent, cinématographiques. Imprimées, ces campagnes sont. Mais finalement, les campagnes presse ne seraient-elles pas le parent pauvre ? Le virtuel et l'imagerie people qui l'infuse auraient-ils dévoré la campagne traditionnelle ?

Visual Merchandising

Pour le reste et a contrario, le visual merchandising institue une mise à distance, le sentiment d’un accès exclusif, d’un étiage « riche » de matériaux et d’assemblages quasi carénés, qui édictent la rareté comme exception, un quasi sur mesure. Le sentiment d’une haute couture. Or, blanc, essence de bois viennent par complémentarité faire valoir les gammes de matières textiles et rendent lisibles le vestiaire de vestale glam rock, rebellion amazon power. Et des miroirs, pour écho, qui flattent narcisse et ses ors encore… Le Parthénon retail donne le sentiment d’être paradoxalement en solitaire, l’accumulation des miroirs jouant le rôle d’une élévation divine mais déserte. Autoconsécration ? Autosacrement ?

Les miroirs qui rythment l’espace des boutiques en sont une métaphore monumentale. Comme la version exclusive du selfie, pour celle qui peut se payer la robe plutôt que le simple bâton de rouge, même à 16 euros – mais que les jeunes filles d’aujourd’hui testent aux yeux de tous et longuement en ligne, afin de s’accaparer un peu de puissance, en espérant mieux.

Le défilé

Dans le défilé, l’on constate une énergie rock, un rythme séquencé, d’idoles acérées, dans des décors de vaisseaux haussmanniens et des clairs obscurs forcés, où les brillants argent et or claquent. De corridor en salle de bal, le récit est très cohérent avec le discours global de la Maison Balmain. Femmes puissantes qui déboulent avec assurance et vitesse, qui traversent le set parisien, c’est-à-dire mondain, c’est-à-dire chic. Comme Milla, aura magnétique d’un cinquième élément indiscutable. La kyrielle des images défile non sur un mode cinématographique, mais plutôt à la manière hystérique d’un clip à grande vitesse, un hyper battement de papillon, un film de Ryan Trecartin sans la distance acerbe.

L’on a effectivement tendance à oublier les images des campagnes presse devant la grande efficacité des plateformes ou du défilé people : les corps et des postures y sont simplement plus impeccablement retouchés, les poses plus arrêtées, maniérées ou grandiloquentes… C’est la seule décision remarquable de mise en scène, avec le casting évidemment. Ainsi la succession des décors y est indifférente, comme le fragment du palace ou l’entrée de gala qu’attrape incidemment le paparazzi juste derrière Kim. Un lavomatic : qui le croira ?

Ici, le système de la mode serait-il bordé jusqu’à un point de non-retour ? Ne resterait-il qu’à attendre le moment de bascule, la décadence ? Reste que le compte d’Olivier Rousteing constitue parfois une véritable agora. Fascinante interface ou se négocie la réalité ou l’irréalité, post modernes, d’un lieu commun…

Mathieu Buard & Céline Mallet

8855c

Notes

milla jovovich / last vidéo

color riche

https ://www.youtube.com/watch ?v=dC2VUuvsBtU

et sa bloggeuse

https ://www.youtube.com/watch ?v=7RzpdW3hQvc

10/2018 Stylométrie, une saison de modes_AbécédaireTextes longsMODES PRATIQUES III_SAISONS_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

 

 

ABÉCÉDAIRE MODES PRATIQUES III

Stylométrie, une saison de modes.

 

Co-écrit avec Céline Mallet.

Photographies : ©Cécile Bortoletti.

 

 

Entre éternité et transitoire, la mode.

Entre saisonnalité et durabilité, l’industrie.

Entre nature et culture, la vie.

 

« 

Je veux dire les formes changées en nouveaux

corps. Dieux, vous qui faites les changements, inspirez

mon projet et du début du début du monde

jusqu’à mon temps faites courir un poème sans fin.

Avant la mer et les terres et le ciel qui couvre tout,

le visage de la nature était un sur le globe entier,

on le disait Chaos, matière brute et confuse,

rien qu’un poids inerte, des semences

amoncelées, sans lien, discordantes.

 »

Ovide, Les métamorphoses, traduit du latin par Marie Cosnay, Editions de l’Ogre, 2017

 

 

 

A

Andropause

Si les muses et belles y sont, par un fatal oracle aux abords de l’adolescence, prévenues, les apollons et autres stentors ne goutent guère l’idée de la limite hormonale, d’une température variable et d’autres gains de poignées palpables. Des saisons le corps est ainsi le théâtre, dont le dénouement est universel et masculin hélas. L’affaissement, la décrépitude et le dégarnissement s’y engagent, héros pathétiques d’un âge qui se décompte. À rebours de l’énergie électrique de l’adolescent dont parle Houellebecq, le capitaine d’industrie viril est lui aussi sujet au caduc moment de l’andropause. La mode, elle, aura dans le vingtième siècle puis dans le suivant, décidé d’en faire fi et de penser des corps d’une insolente jouvence. d’Helmut Lang à Raf Simons, de Margiela à Dior, le jeune homme est l’anti vieillissement, le corps fin et agile du prêt-à-porter. Esthétique d’un corps qui, chez Jean Patou, Claire McCardell et consort, prenait déjà la tournure d’une évidence pour la gente féminine dès 1930. Du prêt-à-porter à son obsolescence, le corps comme le vêtement sont de passage.

Anachronismes

On peut penser que l’ordre des collections s’organise de façon très naturelle ou « géographicosaisonnière », mais si l’on observe de près les formes créées ou que l’on s’intéresse aux thématiques abordées lors des présentations, défilés et croisières, l’on constate finalement que les référents et sujets de style soutenus dans les collections ne répondent que bien peu au temps, à l’espace et que bien souvent plutôt, non contente d’être une vision utopiste sinon idéale d’une beauté ordonnée, fusse-t-elle disharmonieuse, ce qui frappe avec la mode donc, c’est le caractère anachronique que prend l’objet de la collection. La mode est un contretemps, une uchronie fondamentalement culturelle. Gucci avec Michele, Balenciaga avec Gsavalia, Jacquemus avec la grande méditerranée revisitée, Westwood avec les pirates aristocratiques… Tous ces créateurs présentent des vocabulaires dont le point commun, loin de savoir si le motif est canard ou si le logotype usagé domine, est une prise à revers spatio-temporelle et donc en rupture avec le moment familier et commun.

Le rythme du retail lui propose des ajustements d’articles les plus agressivement calqués sur les variations de l’application météo marquée d’incertitude…

Monade magique, la vitrine seule, dans sa concordance des temps ajustée, résout une partie de ce temps futur perdu et de ce présent retrouvé.

Automne

« À l’âge de cinquante-cinq ans, Gabrielle Chanel est à l’apogée de sa beauté. Ses traits et sa silhouette se sont encore affinés, jamais elle ne s’est habillée avec plus d’invention et de perfection, jamais elle n’a été plus admirée, plus recherchée. »

Le Temps Chanel, Edmonde Charles-Roux, Editions de la Martinière

« Mercredi 23 juillet

Edith Sitwell est devenue énorme, se poudre généreusement, se met sur les ongles un vernis argent, porte un turban et ressemble à un éléphant d’ivoire ou à l’empereur Héliogabale. Je n’ai jamais vu un changement pareil. Elle est mûre, majestueuse. Elle est monumentale. »

Virginia Woolf - Journal intégral 1915 1941- éditions Stock - page 827

Avion

Voyager en avion n’est pas exempt de dangers : outre les contrôles de sécurité et leurs séances de strip-tease drastiques, menacent l’inconfort d’une éventuelle classe économique, la pression dans l’habitacle de la cabine qui fait la jambe lourde, l’air climatisé sec et froid. Puis il y a la désagréable perspective du décalage horaire, le choc thermique à l’arrivée comme ultime ou premier trauma. Les conseils quant à la meilleure tenue à adopter en vol long courrier abondent aujourd’hui dans le sens d’une même allure basique et fluide, confort et tout terrain : qu’elles soit legging, jogging voire pyjama, toutes les variantes du pantalon slim et molletonné sont plébiscitées pour le bas, pendant que le haut se déploie dans une même sphère pratique, soutien-gorge brassière si il y a lieu, sous les amples t-shirts et sweats de rigueur. Les bijoux et breloques ayant été relégués en soute, reste la qualité de la matière pour se démarquer : soie plutôt que coton, ou le cachemire d’une grande étole dans laquelle se protéger durablement. Les sneakers sont inévitables. Ainsi que les yeux masqués ou lunettés pour sombrer, enfin, in utero… Loin du tarmac, les podiums ne serviraient-ils qu’un moment de style excentrique ? En pratique, les impératifs de l’avion signent à l’évidence la tenue mondiale.

B

Bagagerie

Qu’il faille se parer, lors des longues nuits étirées de long drinks sur les côtes et dans les villas des stations balnéaires, suppose de se déplacer avec ses atours. La bagagerie, version appliquée du sac aux déplacements modernes en avion, en bateau, en voiture; et    le format réduit des malles d’antan pluggées sur les carrosses attelés (qu’évoque le beau texte de Darwin fils, dans l’évolution dans le vêtement), la bagagerie donc, fait partie des accessoires du luxe avant d’être l’apanage des parures de mode. Gucci, Prada, Louis Vuitton tirent leurs patrimoine de ces héritages de sacs de voyage, weekend puis baisenville. Le voyage, l’art du mouvement, le tourisme obligent donc à avoir recours à ce complément qui agrémente la vie de son nécessaire, et parfait le lifestyle dont Diana Vreeland nous explique dans ses éditos le bon sens pratique. Le voyage, le sac, la vie.   

voir : Darwin, Diana Vreeland

Beau, bel, belle, Baudelaire

« Tout auteur doit inventer un poncif, disait Baudelaire « il faut que je crée un poncif » : eh bien, pour moi, c’est fait. Bourdieu dit très joliment que le rôle de l’écrivain est un rôle de pirate. Il rappelle l’étymologie du mot pirate. Peiratès, c’est celui qui tente un coup, qui essaie, qui essaie d’éviter. L’écrivain a un rôle de pirate qui évite les écueils que sont les lieux communs. Cet évitement est l’impératif de l’écriture dite littéraire. Barthes comme d’autres évitaient en leur temps les lieux communs de leur temps. Ils changent sans arrêt, plus vite que jamais maintenant, avec le grand Communicant.

Eviter les lieux communs - pour transporter quoi ?

La littérature du demain. Celle qui contrarie l’aujourd’hui. »

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Edition Albin Michel, 2016, p. 323.

Biarritz

Biarritz, Cannes, Venise auront été, à l’orée de la modernité, les lieux de villégiature sinon le théâtre mondain des premiers jeux des maisons de Couture qui, avec pignon sur plage ou canaux, distribueront les modèles que Jeanne Lanvin, Paul Poiret, Mariano Fortuny auront conçus dans une logique saisonnière… D’emblée, la pensée sportswear, ou sinon celle d’un certain confort digne, vient bousculer la conception du modèle vestimentaire. De la boutique à sa communication, la maison de mode, dotée d’une signature de créateur, déploie un lifestyle balnéaire, transatlantique, et donc le goût pour une allure rapide, légère et dynamique. Il en ira de même pour l’hiver. À Biarritz ou à Saint Moritz, le loisir des éphémérides inventera pour partie les rythmes et systèmes des collections, croisières ou défilés contemporains. On pense ici aussi à l’hommage atlantique de Sébastien Tellier, sexualité, d’un « Biarritz en été… »…     

Bikini

Ou minimum sur les plages d’Héliopolis (Côte d’Azur), le Bikini est le dernier rempart à la nudité, à la bienséance et sonne l’heure du court, du Yeye et d’un certain Swinging London. Au delà de la presque tenue d’Eve, ce qui est frappant avec le bikini comme avec la mini jupe, ou le legging et body de jersey ou de nylon, c’est la joie toute puissante d’une libération des usages et des mœurs, dont toute une génération se saisit pour exprimer l’avénement d’un contemporain aisé, insouciant mais optimiste, léger et futuriste. De là, Twiggy, Vidal Sassoon, Courrèges et Rabanne, sinon l’éponyme Blow up d’Antonioni.

Boy (saison des amours)

La mode de Gabrielle Chanel, épousant sa vie, évolue au rythme des lieux, des opportunités et des amants. Il y a la saison balbutiante avec la cavalier Etienne Balsan, l’opulent moment russe au côté de Dimitri Pavlovitch, la saison anglaise aux must chic et sportswear en l’illustre compagnie du Duc de Westminster. Il y a le temps des costumes avec Paul Iribe et Luchino Visconti, mais encore la morte saison des désordres d’après guerre, pour payer une liaison trouble avec Hans Gunther Von Dincklage… Mais le printemps de Gabrielle, c’est l’anglais Arthur Capel, dit Boy, qui l’aura incarné, offrant à la jeune femme, en temps et en heure, argent, confiance, liberté d’entreprendre et boutiques à Deauville, Biarritz, Paris. Boy est lui-même aventurier, conquérant, brillant, rapide; sportif et beau. Il est l’alter ego de cette femme de tête et d’affaires. Sa mort accidentelle, en voiture, nécessairement violente, est le drame d’amour dont on ne se remet pas. Une photographie prise à Saint Jean de Luz en 1915 montre les deux complices en tenue de bain, allongés coude à coude, sauvages et désinvoltes : deux enfants du siècle, et le cliché irrésistible d’une séduction androgyne au long cours.

Bronzage

Très lié au bikini et à ses crèmes anti U.V connexes, le bronzage est longtemps l’apanage du paysan, marqué des empreintes du soleil comme des peines saisonnières que l’agricole activité lui inflige. Puis, soudain, lorsque les loisirs balnéaires ou la pratique du ski dans les alpes neigeuses font du mouvement, de la vitesse et du sport un must, les maillots de bains et l’hygiène au grand air indiquent qu’un ramage doré est le signe extérieur d’une vie faite d’aisances et de plaisirs. Qu’il en soit ainsi, le bronzage, joie et chaleur, sera l’allure contemporaine d’une nouvelle classe active. Viendront plus tard les cabines de bronzage et leurs gammes de couleurs plutôt orangées, cuivres ardants, médiatiques, précisément surexposés. Pour l’exemple quelques amateurs : Giorgio Armani, Donatella Versace, Marc Jacobs, Silvio Berlusconi… D’autres en revanche, au grand jamais or et bons vampires, souhaitent garder le privilège vissé d’une peau laiteuse ou diaphane : Karl Lagarfeld, Hedi Slimane, Raf Simons… Au milieu et en même temps, Kate Moss par Juergen Teller, soleil et idole.

C

Cannes (et festival)

Fleur fanée sitôt éclose, la robe cocktail est l’éphémère, du red carpet au marché cannois … Qui porterait une seconde fois ce gant devenu oripeau ? Le diable, en Prada ou pas, jamais.

Coney Island

Pointe sud sud-est new-yorkaise, à l’ouest d’Eden donc, Coney Island est. Si bien commenté par Rem Koolhaas, ce lieu de divertissement créé à la fin du XIXème siècle organise les jeux du peuple avec les moyens médiatiques et techniques pléthoriques de l’époque. Ile waterproof mais pas ignifugée, Coney Island est une lieu de ballade du dimanche, populaire en été pour ses attractions et ses fast food, take away précurseurs qui enjoignent le visiteur à transporter avec lui son repas pour mieux jouir du présent et de la plage. Coney island est l’idée d’un havre de loisirs joyeux et espiègles, où la foule endimanchée fuit la ville monde. Dans le même temps, les Hamptons, au nord-est de NYC, deviendront le havre de villégiature d’une classe sociale aisée; un Ralph Lauren en assure le mythe tardif et le totem quasi-phallique. Des jeux et des larmes (de rire) sur la côte est, américan way of life.

Croisière (un problème de type grec)

Le Costa Concordia peut bien faire naufrage, la collection croisière initiée depuis quelques années par l’industrie du Luxe parade pour le beau mois de mai, portée par les agréables exigences de la villégiature et l’idée du voyage dans sa version la plus sélective, puisqu'elle est une réminiscence des collections sportives et de plage conçues dès les années 20 par un Jean Patou, ou une Gabrielle Chanel, à destination d’une élite amatrice de loisirs et de grand air.

Dans le désordre climatique actuel ambiant, qui plus est aggravé par les trajets au kérosène déréglant la planète en circuits affolés, le vestiaire mi-saison de la collection croisière s’offre désormais comme un compromis désirable, et qui sait entretenir le spectacle à Dubai, Séoul, Kyoto ou Rio, comme alimenter le recyclage permanent de la fast fashion avide de modèles.

En 2018, le défilé croisière signé de la Maison Chanel reconstituait quelque chose comme le Parthénon sous la cloche imposante du Grand Palais parisien : décor à grand budget en forme d’hommage à la Grèce éternelle, « où, dixit Karl Lagerfeld, l’on a jamais fait de plus belles silhouettes de femmes », et parce que « l’Antiquité, c’est vraiment la jeunesse du monde, puissante et imprévisible, comme leurs dieux qui ne pardonnent pas. »* Odyssée ? Dans un monde étrange, où jamais ne se croisent les belles en drapés libres des podiums, et les exilés tragiques qui secouent de leur malheur les quatre coins de la Méditerranée.

*http ://www.numero.com/fr/fashionweek/mode-chanel-collection-croisiere-2017-2018-grece-inspiration-karl-lagerfeld-grand-palais-paris-

Cardin Pierre (1922 - )

Dans les années 60 la jeunesse d’après guerre se conjugue au futur; l’eldorado est une étoile, et le seule saison désirable la saison lunaire, dont l’étrangeté radicale est sans doute seule à même d’incarner le désir de renouveau porté par des jeunes gens d’abord soucieux de ficher par dessus bord les spectres gris d’un siècle bien amoché. Chez Cardin le corps est svelte, androgyne, mobile; et le vêtement une carapace synthétique légère à toute épreuve, épurée, vivement colorée. Is there life on Mars ? Après viendront les licences, et les seventies décadentes.

D

Didion Joan

« In New Orleans in June the air is heavy with sex and death, not violent death but death by decay, overripeness, rotting, death by drowning, suffocation, fever of unknown etiology. The place is physacally dark, dark like the negative of a photograph, dark like an X-ray : the atmosphere absorbs its own light, never reflects light but sucks it until random objects glow with a morbid luminescence. »

Joan Didion, South and west, Edition Alfref A. Knopf, 2017, p.5-6

Dandy

Personnage symptomatique d’un dérèglement climatique et spatio-temporel, le dandy est un être de paradoxe et de léger déni, qui ne s’attache jamais à s’accorder à son contexte ni à s’en soucier d’ailleurs, et qui est porté intimement par des températures sinon par un caractère exote, qui n’est ici ou là que de passage et choisit pour uniforme un costume    unique_allure qui ne passe nulle part donc partout. Cette hyper singularité semble ainsi déclamer l’être hors saison.     

Darwin & fils

Dans une suite brillante de raisonnements, le neveu de Darwin expose l’évolution du vêtement par la belle course poursuite que l’homme se joue, au regard de ses    déplacements, de ses petits pas qui progressivement relient les villes, les contrées et les exotourismes. Fracs et tournures ne résisteront pas à la révolution des transports et à ce désir de mobilité. Train, avion, voiture, dans ce monde de mouvements pré-futuristes fruit d’une saison moderne, le vestiaire ou disons le vêtement, fusse-t-il interprété comme fonctionnel, se métamorphose.   

Doudoune par Moncler

Si la mode contemporaine est au sportswear, au wearable et au simple but expansive, les doudounes logotypées, matelassées ou tout simplement fourrées sont l’éloge de ce life style. Chaudes et métalliques d’aspect, la marque Moncler fait de l’accessoire de sport, veste ou combinaison de ski, un must, renouveau d’un produit déjà ultra vendu et compassé par Uniqlo dans une autre fourchette de prix et de plumes… Les collaborations « House of Genius » avec Craig Green ou d’autres assurent un retail à la demande, selon les vœux pieux du PDG. On peut noter la force des campagnes éditoriales de Moncler, qui où que l’on soit en ce bas monde, avec Liu Bolin et Annie Leibovitz amicalement, nous aident à nous confondre avec Dame nature ; camouflage heureux d’une vie résolument réchauffée, images qui font envisager le produit technique comme un accessoire de mode.

Duvet

Petites plumes tendres que l’on peut caresser sous le ventre ou l’aile des oiseaux; poils fins et doux des pelages animaux. Quant au genre humain, l’épiderme mâle peut accueillir le poil hirsute comme gage de virilité mais l’épiderme femelle se doit d’être lisse ou glabre : toute promotion intempestive du poil, toute ombre même ténue sous l’aisselle, le mollet, au-dessus de la lèvre, seront fortement soupçonnés chez la femme d’un ensauvagement de mauvais aloi, ayant qui plus est le toupet de vouloir s’approprier les appâts du sexe fort. N’en déplaise donc à Patti Smith et à la femme à barbe, le duvet féminin est strictement circonscrit, taillé, idéalement épilé… Mais de fait il fait un peu plus froid. Magnanime, Martin Margiela s’empare dans les années 2000 de l’autre duvet, l’édredon de lit rempli de plumes, et lui appose simplement deux manches afin que ces dames puissent sortir en grande couverture douillette.

E

Ephéméride

Tel est le nom que porte la variation du temps, de l’écoulement des saisons et leur ritournelle. Ephéméride, cela pourrait être le blason des robes cocktails, de la fast fashion aussi, en somme de ce que l’on porte et détache de son calendrier chaque jour.

Exotourisme (2002)

Nom d’une œuvre de Dominique Gonzalez-Fœster, plasticienne des éphémérides et des synesthésies temporelles, exotourisme comme un mantra, témoigne d’une conscience d’un temps pluriel, diffracté, déréglé et suspendu, d’une tropicalisation qu’elle définit comme « une des possibilités de la métabolisation. (…) fertilité, le pouvoir d’une nouvelle conscience, quelque chose qui a ses propres désirs, sa propre croissance, organique et expressive. » Bloc de percepts, ces œuvres mondes deviennent, dans l’entretemps d’une collaboration avec Ghesquière, à cette même période, des Espace Balenciaga à Paris, Londres et New York. Capitales de mode ? Environnements assurément que Gonzalez-Fœrster exploitent comme des vitrines plurielles sans produit ni saison.   

Extrait du catalogue programmatique de l’exposition Dominique Gonzalez-Fœster 1887 - 2058, Edition Centre Pompidou, 2015, p 201

Été (spécial beauté)

Ou la saison des injonctions contradictoires, prenant en filet les corps et le corps féminin. En paradis grec ou canaries la garde robe estivale file voluptueusement la métaphore d’une liberté retrouvée, mais l’empire cosmétique contre-attaque sans ambages, déployant dans les pages glacées des magazines une batterie sidérante de crèmes miracles et autres onguents sorciers. En mode moderne la beauté a ses spécialistes et ses médecins de la ligne, moins décadents libertaires qu’implacables spartiates. La nutrition est de pointe, les exercices de gymnastique sont ciblés, la méthode pour doper son énergie fractionnée. Et si les courbes s’avèrent de retour, ses dernières auront pris grand soin dès le printemps d’être fermes et toniques, pour s’exalter sans équivoque en micro maillot de sirène. Comme le titre en 2018 un célèbre hebdomadaire féminin français : « notre peau est émotive mais on a les solutions. »

F

Fantaisie

Maître mot de la haute couture, puis du prêt-à-porter, la fantaisie est le symptôme de la liberté créative chez Poiret, Saint Laurent, Margiela, Westwood, Owens, Gsavalia et consort. Elle apparait être le ressort ou moto intérieur des créateurs auteurs. Fantaisie comme manière de rapporter au monde réel une rêverie ou une vision supplémentaire qu’incarne le vêtement, le mannequin, le décor, l’esprit du temps et le lifestyle ainsi réunis.   

Fleurs

Eternel motif, fantasque sujet de rêverie, poétique, essence de l’éphémère et de la séduction, la fleur est, en un sens, le calice des vertus cardinales d’un signe mondialisé et ce depuis et post l’homosapiens artiste. Oversize, liberty, mille fleurs, cette représentation ornementale est une abysse, l’eldorado d’une plénitude des agencements et nouveautés qui font mondes dans la peinture, la mode, l’art des jardins, l’art des bouquets et des vases … La fleur est infini.   

« 

Rose is a rose is a rose is a rose

 »

Gertrude Stein, 1913

Fortuny Mariano

Ingénieur du textile aux plissés rares autant qu’indescriptibles par leurs lumières, inspirés des fluides sculptures à l’antique, coloriste du color block, scénographe et contemporain des techniques de pointe, pourfendeur des évolutions du monde et notamment de la photographie, Fortuny est une figure majeure du designer de mode. Comprenant les différents systèmes dans lesquels il joue, Mariano fait de ses compétences sensibles le terreau de l’applicabilité des matières, des formes, des mécaniques. Il est en somme à lui seul un oxymoron, dont les plissés clair obscur, les vêtements et motifs floraux pris entre culture et nature, l’allure féminine de cariatide hiératique sur corps contemporain agile agencent ces grands paradoxes, industrieux et virtuoses.   

Fourrure

Plutôt claire pour les dames pendant la saison médiévale et plutôt sombre pour leurs rugueux seigneurs et possesseurs des forêts, qui jouissent exclusivement du droit de chasse. Le froid ne suffit pas seulement à justifier le port de la fourrure : elle est signe de pouvoir, d’opulence; et l’effet d’un transfert équivoque de l’homme sur la part animale, qu’il s’agit de maîtriser et transcender. À l’ère moderne cependant, la saison industrielle de la fourrure en aura écœuré quelques uns, lorsque les visons désormais élevés puis achevés en masse s’entassent dans l’indifférence anti-héroïque et l’horreur des entrepôts géants. Alors se payer le frisson d’un manteau de contrebande, en peau de bébé phoque au risque du lynchage, du courroux de la PETA ? La banquise fond à vue d’œil. Et en attendant le désordre météo, le fil et la fibre synthétiques font de petits miracles.

G

Gernreich Rudi

Esthète, danseur et créateur d’origine autrichienne exilé aux États-Unis, promoteur du monokini à destination de la jeunesse sexuelle et androgyne des années 60. Et d’autres formes provocantes  : ainsi la culotte haute exaltant les seins nus ou le trikini au dessin exigeant venant enlacer la nudité du mannequin muse Peggy Moffitt, liane au visage lunaire et théâtral, les yeux ourlés de khôl, et icône d’une saison décomplexée et sorcière comme le chante célèbrement Donovan.

Grisaille

Quoi de plus beau, quoi de plus authentique sinon de plus naturel que la lumière grise du ciel « bas et lourd » déclamé par Baudelaire, ce magnifique parisien, pour exalter la mode, ses filles et ses allures. Si l’on excepte l’allégorique studio et ses artifices, où les saisons ne sont que la cosmétique interchangeable des lentilles colorées - Antonioni les filme par interposition dans Blow up - le gris le vrai le tatoué, c’est ce fond de ciel, photogénique, de la lumière de Paris. Grisaille chérie qui donne au photographique comme à toute pierre son éclat, à toute étoffe son chien. Et de la flaque, spleen liquide, le gris du ciel, que Gœthe théorise bien, reflète et étale son chariot de couleurs, chiffonnier joueur.

H

Haircut

Madame de Sévigné écrit les derniers caprices capillaires à sa fille adorée, exilée en province; La précieuse du dix-septième siècle se coiffe d’ailleurs à la Montespan, à la Mancini, à la Hurlupée. Le punk crache dans ses mains pour mieux plaquer sa crête iroquoise. Le chanteur Beck hallucine dans la chaleur de la côte ouest une coupe du diable providentielle… Signe de fertilité, de puissance, de beauté, la chevelure est aussi la carte mémoire de nos états d’âme. Mais pour la mode, le cheveu est une matière comme une autre, corvéable et ductile, sujette aux tendances, analysée par les experts, métamorphosée par les artistes du poil dont on se dispute les miracles dans la confidentialité des boudoirs. Le cheveu est souple en été, structuré en hiver, court en période de deuil, impitoyablement brushé pour le bal et la nuit. Et poudré, crépu, bouclé, ondulé, texturé, ciré, gélifié, shaggy, wavy, nappy. Jusqu’à la prochaine tocade, ou le changement drastique de vie.

Has been

Couleur passée, épaule trop large, fourche en baisse, motif ringard, matière dégueulasse, queue de rat, chaussure pointue. L’has been est le qualificatif du déclassement, l’appellation contrôlée d’une mise au ban. Ce qui est passé du in au out.

Bien souvent, on note que ce mouvement de décote s’impose par saturation, écœurement caractériel lié à l’hyper représentation d’un modèle. Las, les early adopters annoncent le be nouveau, le la du newcomer. Au risque du never been de cette tendance, c’est-à-dire de l’absence d’une adoption massive par le public.

I

Île

Paradis alternatif pour la génération hippie, qui y bulle en sandales et tunique antiques. Station pour la jet set internationale qui y étrenne ses yachts rutilants. Plateau pour toutes les déesses au bain du Vogue lorsqu’il se consacre aux libations de l’été. Et métaphore valant pour tout studio d’une maison de mode, dès lors que l’on le regarde comme une petite communauté indigène, au tempo éternellement décalé puisqu’il s’agit toujours d’anticiper la saison avenir; un asile et une utopie créative où s’ourdissent les secrets d’une fiction dont on verra le temps de quelques mois, les héros et les héroïnes en parures nouvelles et pirates partir à l’assaut des quatre continents.

In

L’in c’est l’être dans la saison, l’acmé adorée. Et ce déjà, sur la pente descendante, comme tout soleil qui se couche, comme toute fleur qui flétrit. In est un devenir Out.

« Nous savons que ce qui est un costume de rigueur aujourd’hui sera un déguisement dans vingt ans, et que nous considérons aujourd’hui comme ridicules ou grotesques les redingotes de nos aïeux. Seuls les militaires échappent à cette loi de nature, en raison du caractère auguste et vénéré de leurs fonctions… Il ne faut pas s’imaginer que chaque mode nouvelle est la consécration d’un type définitif de vêtement, qui doit remplacer pour toujours celui que l’on abandonne. C’est simplement une variante »

Paul Poiret, En habillant l’époque, Edition Grasset, 1930, p. 187-188

Ishop (ou E-shop ?)

Post échoppe, post vitrine, post grand magasin, post plv, post mall, post corner, post flagship et surtout néo retail, l’e-shop est une manière de diffuser par des canaux contemporains et médiatiques les marchandises et productions de la mode. La grande question, la seule, est celle de l’expérience, celle du client. Quelle aura à l’ère digitale pour une transaction empirique qui engage le luxe comme la possession ? Marc Zukerberg aura-t-il la réponse ?

J

Jersey

« En 1916, Chanel voulut trouver un tissu aussi proche que possible du tricot. Rodier, faute de mieux, lui soumit une marchandise qu’il jugeait inemployable : le jersey. C’était exactement ce qu’elle cherchait : du tricot fabriqué sur machine. Elle jura à Rodier que ce tissu allait conquérir le marché. »

Le Temps Chanel, Edmonde Charles-Roux, Editions de la Martinière

Jetlaged - Lost in translation

Largués et désorientés : un acteur venu faire la vedette pour une publicité et une étudiante en philosophie américains, Bob Harris et Charlotte, errent dans un Tokyo incompréhensible. Dans le film au sujet éminemment post moderne de la fin des années 90 intitulé « Lost in translation », le romantisme amer de Sofia Coppola tisse l’atmosphère nébuleuse d’un long déphasage. Ses héros en exil se calfeutrent en eux-mêmes, ou s’absorbent dans le halo indéchiffrable d’un néon au bord de la fenêtre écran d’un hôtel de luxe.    Pour le poète Robert Frost, « pœtry is what gets lost in translation  »… Mais reste t’il quelque chose à traduire lorsque tout ce qu’un étranger attend de vous est que vous fassiez la promotion d’un whisky ? Bill Murray et Scarlett Johansson font donc profil bas. Et le vestiaire suit : à peine une petite culotte ou une perruque rose poudré pour provoquer l’érotisme ou signifier la fête, sinon la ligne nette d’un petit manteau sombre APC pour poindre dans la foule_ avant de disparaitre… Quelques années plus tard, les jeunes gens emmenés par la maison Gucci elle même reprise avec faste et fracas baroque par Alessandro Michele, erreront à leur tour dans toutes les villes du monde pour les campagnes de la marque, mais cette fois dans des atours à l’éclectisme hautement bigarré : autre tournant post-moderne, ou la désorientation en forme de retraite minimale vire à l’affolement (mélancolique) de tous les langages.

K

Klein Calvin (1942 - )   

Exemple type du ready-to-wear américain, pratique et minimal jusqu’à toucher une forme de radicalité, sexy et provocateur dans sa communication. La marque Calvin Klein s’impose depuis les années 80 comme l’industrie magique du corps rêvé de la jeunesse, une fabrique icônique qui aura très tôt imposé le corps forever teenage, svelte, glabre et poli de Kate Moss comme le modèle du siècle. La saison promue par CK est donc celle d’un unique printemps, chahuté par l’hyper individu new-yorkais, self-made man or woman et machine célibataire n’interagissant avec un groupe que sur un mode essentiellement sexuel; un printemps érotique et actif, athlète mais en salle, urbain et climatisé.

K-way

Modèle contemporain du vêtement qui opère un retour heureux à la mode, phénix de ces bois, le K-way est avant tout l’idée d’une matière et d’une forme efficace, utile et nécessaire, conçu dans les années 50. Comme la capote militaire redessinée par Paul Poiret en 1914 ou les uniformes de Cardin, Courrèges et Balenciaga pour les belles des flottes aéroportées nationales, il répond à une question d’époque. Le K-way est un vêtement de pluie, imperméable, synthétique, léger, hygiénique, qui a pour particularité d’être son propre contenant et étui : ainsi replié dans l’une de ses poches, il disparait, comme une fleur non éclose. Il peut encore être porté en « banane » autour de la ceinture ou de façon plus explicite, en bandoulière, façon colt. L’apparaître dans une noble simplicité sportswear, reste le maître mot, fusse-t-il normcore. Décliné dans de multiples couleurs, il est sujet à la variation et à l’idée d’une consommation singularisée ou élective.

KHOL

L’acronyme de Kering, Hermès, l’Oréal, LVMH désigne la puissance financière des groupements industriels du luxe français.

L

Lee Edelkoort

Monument de la tendance et des prophéties colorées fondé en 1950, la montagne sacrée aura nombre de fois déclamé la mort de l’art, de la mode, de la vie. L’émergence des bureaux de tendances est, dans les années 70 et 80, le signe de l’externalisation du design des secteurs de l’industrie du vêtement et du textile. La place du designer ou du styliste est équivoque et fragile, pour les systèmes puissants et déjà globalisés de la production manufacturière. Il faut donc des oracles aussi certains qu’idéologues pour diriger les tendances et goûts des capitaines d’industries. Les bureaux de style et des modes de vie s’ouvrent alors, et à Paris notamment. Une reine est née, qui rassure les inquiets de leurs succès et infortunes, qui labellise l’ad hoc, qui néologise le futur…

Contrairement aux idées reçues, la tendance n’oriente jamais la mode même, mais plutôt les déclinaisons cosmétiques et mass-market de créations radicales ou nouvelles déjà émergées. Le bureau de style spraie donc ou diffuse ce goût, en une fragrance digérée et faite d’échos d’un présent passé. « easy, breathy, beautiful »

Londres (fashion week-end)

Au 18 septembre 2018, à Londres, ont défilé entre autres : Port 1961, Gareth Pugh, House of Holland, J W Anderson, Mary Katrantzou, Simone Rocha, Roland Mouret, Christopher Kane, Burberry, MM6 Maison Margiela…

M

Marseille

De Mallemort en Lubéron à Paris et de Paris à Marseille, de l’hiver froid raconté par sa première collection à l’hiver chaud du Souk marocain de son dernier défilé en 2018 - où les filles ondulaient en djellabas et longues jupes fluides, parées d’escarpins à brides langoureusement ouverts - Simon Porte Jaquemus opère une petite révolution climatique au sein du prêt-à-porter féminin français, plutôt porté par la morgue rêche et bleu-noire de la Parisienne, sa silhouette perpétuellement automnale sous un ciel gris urbain. Mais il y a Paris et la Province, Paris et la Provence, le grand Sud bleu blanc ocre. L’autre carte postale susceptible de séduire et rayonner de par le monde. Réchauffement ? Comme le clame le créateur lui-même sur son compte instagram : « I want only share sunshine with you all. »

Maroc

Puis en 2018, Simon Porte se réfugie dans le doux hiver marocain pour prolonger la béatitude d’une collection estivale. Or, dès les années 60 Yves Saint Laurent, grand couturier français né à Oran, s’installe à Marrakech avec Pierre Bergé, et y retourne toute sa vie pour dessiner ses collections, à l’abris des fureurs et des cycles du monde. Marrakech est pour Saint Laurent un ilot, un tapis, un jardin clos, un musée. Foucault dirait une hétérotopie. Le créateur vaque en son palais, entre éden et enfer opiacé, en compagnie d’une bohème décadente : Paul et Talitha Getty, Loulou, Marianne, Mick… Les turbans, les caftans, l’avalanche de bijoux berbères et d’argent, les perles de bois et les voiles, le raphia ou l’or, les couleurs stridentes et profondes… sont une Afrique et un Orient imaginaires, contes plutôt que contrées.

Megève

Analogue hivernal aux villégiatures balnéaires, ce village pittoresque est une station juchée sur un flanc rocheux, dédiée aux pratiques alpines et aux joies neigeuses. Deux fameuses boutiques distribuent les atours d’une pratique sportswear chic, AAllard (depuis 1926) et la maison Hermès (depuis 1950). Les articles, fuseaux, doudounes, accessoires, pulls, gants et autres fourrures… Relatent une allure technique et sportive, facile et confort comme le maillot une pièce l’est.   

Voir Saint Tropez, Biarritz, Cannes.

Milan (fashion week-end)

Au 24 septembre 2018, à Milan, ont défilé entre autres : Versus Versace, Jil Sander, Moncler 2 1952, Max Mara, Fendi, Etro, Prada, Moschino, Emporio Armani, Roberto Cavalli, Versace, Salvatore Ferragamo, Missoni, Marni, Giorgio Armani, Dolce & Gabbana…     

Minimal

C’est la mode d’Helmut Lang à Jil Sander et notamment Raf Simons. Des créateurs qui auront proposé des allures aux volumes simples, réduisant la couleur au bloc ou la radicalisant, structurant la ligne claire d’une silhouette sans ennoblissement et dans les limites postmodernes, crêtes acerbes et sculpturales. Minimalistes, aussi, en réponse aux exubérants et généreux prédécesseurs de la décennie 80. On peut noter que ce retour à la simplicité minimale, celle tant rêvée par les modernes modernes trouva des échos favorables dans les formes et formats sans symbole ni trop plein ornemental des robes et vêtements dessinés par les auteurs tel que Lanvin, Fortuny, Patou, Chanel … qui auront fabriqué la tenue minimum en leur temps.

Minimum

Maillot de bain porté sur les îles d’Héliopolis non loin d’Hyères, petit triangle d’étoffe accroché par un cordon qui couvre a minima la nudité des naturel.le.s insulaires.

N

Nanotechnologie (Micromégas ?)

Du macro au micro, de la fibre à l’algorithme, le vestiaire techno explore les possibles de l’hyper enveloppe, armure intelligente et thermorégulée, protectrice voire auto soignante. Nano comme l’optimisation radicale d’une seconde peau, qui donne à son porteur le sentiment d’être le géant génial et quasi ataraxique d’un monde facile et acquis. Ici, l’industrie est le volcan d’Héphaïstos, Nike lab en sa demeure.

New York (fashion week-end)

Au 14 septembre 2018, à New York, ont défilé entre autres : Tom Ford, Jeremy Scott, Eckhaus Latta, Longchamp, Boss, Mickæl Kors, Rodarte, Calvin Klein, Coach 1941, Marc Jacobs.

Nature 2

Depuis Jean Jacques Rousseau la forme d’une nature originelle perdue demande à l’homme social de considérer la politique comme l’éducation selon la vertu d’une grande morale systémique : celle du bon sens et de l’inventivité sensible. Nature comme point de départ et de chute pour l’être contemporain, qui, sans autre fard, va vers l’apocalypse. De catastrophe en catastrophe, la nature c’est le loupé ontologique-écologique. Joyeuse fin ?

O

Out

Voir In

P

Paris (fashion week)

Si les marques emmenées par KHOL vertèbrent le luxe mondial, à Paris défilent l’alpha et l’omega des maisons de la couture et du prêt-à-porter. Le calendrier organisé par la Fédération donne le vertige : chaque créneau, comme pour un rendez-vous chez un ophtalmologiste ou un chirurgien courus, est bataillé, chaque voisinage surveillé voire agilement chipé à sa voisine décadente. La semaine de la mode parisienne incarne à elle seule les enjeux comme les combats d’influences des grands groupes. Ainsi, en septembre 2018, l’arrivée d’Hedi Slimane, chez Céline comme chez LVMH, aura été honorée d’un créneau inédit. Dans le même temps chez Kering, Gucci en cette belle saison était française et non plus italienne, YSL dansait sur l’eau et Balenciaga turbinait un set de défilé explosif et apocalyptique avec Jon Rafman. Puissance contre puissance, à Paris, pour une fois, plusieurs centres se font concurrence. Les empereurs marchands ne dorment pas.

Patou Jean (1887-1936)

L’instigateur du parfum Joy, fragrance aux mille fleurs promue à l’époque comme étant la plus chère du monde, Jean Patou est d’abord un couturier qui dessine au début du vingtième siècle un art de vivre casual chic et des pièces émanant d’un sportswear de classe internationale : le vêtement féminin est simplifié dans la forme, fluide et lisse dans le choix des textiles. Nul excès de broderies ou de matières ne viennent troubler l’allure : la taille est dégagée et droite, la séduction libre comme témoignant d’une existence facile. Patou    apprécie la souplesse du jersey ; il propose aussi très tôt des lignes exclusivement dédiées aux activités sportives et de plein air, et habillera ainsi la championne Suzanne Lenglen. Qu’il s’agisse de partir en croisière à New York ou d’égayer ses jambes dans le cadre d’une partie de tennis à Deauville, les modèles choisis par Patou, aux carrures athlétiques, parlent autant à la cliente américaine émancipée qu’à la garçonne européenne des années folles. Déjà revisitée par Karl L., l’annonce de l’arrivée de Guillaume Henry à la maison Patou, en septembre 2018, par l’entremise du groupe LVMH, réouvre le patrimoine efficace et galant de cet élégant parisien.

Plage

C’est dans l’air vif des plages de la normandie Belle Époque où l’élite commence timidement d’exprimer un corps, que Gabrielle Chanel pose les bases de ce que sera l’allure moderne : débrouillée sinon sportive, libre, nette. C’est donc une plage que met en scène la maison Chanel pour la belle saison 2019 à venir, son directeur artistique at large Karl Lagerfeld ne cessant de réinvestir l’histoire de Gabrielle afin de mythifier la femme et son vestiaire. Sous la nef industrielle du grand palais parisien toujours, les dunes et le mouvement des vagues en vrai, la pittoresque paillote comme si vous y étiez, et les déclinaisons printanières du célèbre tailleur en tweed vaquant aussi nonchalamment qu’il leur est possible. Dans le fond, on n’a pas osé imprimer le dessin de la côte en 3 D mais qu’importe, le budget reste digne d’un péplum hollywoodien. Gabrielle aimait mêler le vrai et le toc dans les bijoux qu’elle arborait, manière de moquer la bourgeoise traditionnelle lorsqu’on l’instituait comme aimable coffre fort d’un mari… S’émerveillerait-elle aujourd’hui du kitsch manifeste des défilés Chanel actuels, au-delà de leur démonstration de pouvoir ? Adieu désinvolture et trouvailles de la plage, bonjour grandiloquence maquillée des récits marchands post mortem.

Promenade

« Elle avait maintenant des robes plus légères, ou du moins plus claires, et descendait la rue où déjà, comme si c’était le printemps, devant les étroites boutiques intercalées entre les vastes façades des vieux hôtels aristocratiques, à l’auvent de la marchande de beurre, de fruits, de légumes, des stores étaient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux. »

Marcel Proust - Le Côté de Guermantes - À la Recherche du Temps perdu III -    page 136 - Folio classique

Prêt-à-porter

Ready-to-go ? Énoncé à New York il a quelques saisons, le « See now, buy now » aura dit la volonté américaine de dérober une certaine hégémonie européenne liée à d’antiques traditions du luxe. Cette proposition aura ainsi voulu révolutionner la conception et la diffusion du prêt-à-porter contemporain, possiblement consommable dans le hic et nunc de son dévoilement médiatique. Or c’était oublier les réalités incompressibles de la chaine manufacturière, ses matières, formes et standards réglés au métronome… Et les temporalités troubles du désir lui-même, qui projette, attend, rêve, diffère.

Voir Eshop et Retail

Q

Quiproquo

On ne porte pas un jean boyfriend pour être plus à son aise, et cette pièce, à l’ampleur calculée au cordeau comme témérairement ajustée sur les hanches, ne saurait être en rien celle que l’on emprunterait à un compagnon, par sympathie et paresse.

On ne glisse pas une chaussette de tennis dans une sandale compensée à talon très haut, on n’arbore pas un manteau XXL constitué de cinq pardessus (des)accordés les uns aux autres,    simplement parce que l’on n’a pas su choisir et qu’il fait quand même froid.

Le moche, pour reprendre un mot sardonique de Loic Prigent, n’est peut-être que la quête effarée d’un nouveau glamour. Et la mode une comédie des erreurs, des malentendus,    de contretemps_orchestrés avec une extrême précision. Dans un pan contemporain, de Gucci à Balenciaga, le jeu aura aussi été de désarmer par quiproquo choisis et frontaux.   

R

Redoux-regain

« Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. »

Harmonie du soir, Charles Baudelaire, Les fleurs du mal (1857).

Retail

Science de l’ordre et du désir assouvi, la vente au détail présente, démontre, distribue. L’activité a pris un essor démentiel. Dépassant le simple fait d’étaler les produits et denrées vestimentaires, elle devient le prisme d’une « expérience client », et d’une spectacularisation, en miroir, de l’attrait individuel pour la chose. Le retail est désormais la somme des percepts vécus mais aussi produits dans la boutique, et de ses effets depuis l’entrée en magasin sur le client. De là, découle l’art des variations du même produit, pensé en amont par un marketing habile, l’art aussi de placer et déplacer ce « Même » pour lui donner le baume du nouveau, l’art enfin de sublimer un mode de vie plié, empilé et porté sur des socles et stèles dédiés. Bref, tout pour la    boutique.   

Voir Eshop

S

Saison 1

Lorsque les étals devinrent aussi gourmands qu’avares, la belle nouveauté, l’article du désir, s’est désynchronisé de l’air du temps le vrai, frais ou chaud. La logique carnassière du retail, des soldes, les blockchains de l’hyper-industrie, l’ultra géographisation post mondiale… Et la doudoune comme le bikini se sont vendus en même temps dans les mêmes endroits, sur toute la surface du globe. Las, chaque collection réalisait finalement le devenir mode : cet être permanent d’impermanence.   

Stylométrie,

« subst. fém.,ling. Science qui utilise les statistiques pour l'étude du style (supra II A). On peut mesurer le lexique et la syntaxe d'un style (…). La stylométrie usera de tous les moyens de mesurer : on pourra compter, calculer, faire des analyses factorielles, des prévisions statistiques, des comparaisons, (…) son objet global demeure cette propriété de l'ensemble sur laquelle s'exerce finalement le jugement esthétique (J.-M. Zembds Rech. de styl., Nancy, C.R.A.L., 1967, p. 36).

Homon. style2. Étymol. et Hist. A. Ca 1290 estile « manière d'agir » (Gautier de Bibbesworth, Traité sur la lang. fr., éd. A. Owen, 278); ca 1350 stile (Gilles le Muisit, Poésies, I, 125 ds T.-L.); ca 1480 selon son stille « à sa manière » (Myst. Viel Test., 43204, éd. J. de Rothschild, t. 5, p. 295); 1540 changer le stille de sa vie « changer de manière de vivre » »

Fragment extrait du dictionnaire CNRTL

http ://www.cnrtl.fr/definition/stylométrie

Saint Tropez (voir Megève, Monaco, Miami)

Toute station balnéaire ou thermale est un salon mondain orné de petites cages dorées, de tableaux miniatures esquissés par un Huysmans. Là, les oiseaux rares et migrateurs, viennent le temps d’un vol léger, les plumes lissées, flâner. En ces lieux rituels paradent de concert les oies blanches, les cigognes noires et les grives, mais aussi les tortues joaillières et les vénus en fourrures, promenades ou catwalks en décors naturels. La plage comme les vagues ici sont vraies; nul subterfuge sinon celui chirurgical des fards déposés au dessus et au dessous des becs et museaux, masques pour selfies où l’anti UV est banni.

Smoking

« Le smoking pour une femme est une vêtement de base du soir qui sera toujours à la mode. C’est une valeur sûre, qui n’a pas d’époque, pas de saison. »

Yves Saint Laurent

Soldes

Quand l’objet du désir redevient manufacturé, et sa valeur ratiboisée aux moments des fins de collection.

Quand on s’arrache à l’ouverture de certaines journées dédiées les fringues, oripeaux, frusques et autres mauvaises affaires, mais que l’achat se veut prise de guerre, que l’attrait du paraître est un match capital, entre rapine et rapt, un acte soudard.

Sold out, c’est l’écoulement des stocks dans leurs totalités, la joie rêvée et impossible du magasinier ! La belle volonté de l’entrepôt d’être solde de tout compte selon l’expression consacrée. Mais le vêtement soldé qui demeure en boutique, ne devient-il pas, ultime renversement, un élu possible au panthéon du vintage ?

T

Thermorégulation (voir Andropause)

Qu’il s’agisse de soie, de laine, ou des microfibres nouvelles de l’industrie textile, un enjeu de taille, et une alternative à la peau tannée de bête à longs poils, aura été de créer des surfaces où la circulation calorifique, son gain ou sa retenue, soient efficaces, pour qu’alors la frêle carcasse humaine ne soit plus l’esclave des frimats, des canicules, ou sujette aux sudations indues. Du chaud au froid, la grande quête textile vise la dimension confortable d’une thermorégulation.

« Ciel ! Ma polaire ! ? Ou est ma polaire ? » Note de l’auteur

U

Usage

Du jardin à l’usine le vêtement fonctionnel, workwear mais pas seulement, l’uniforme utile en somme_le bleu, le rouge, le jaune, en tissage et en maille… Ne s’éprend jamais des modes. Cette espèce vestimentaire est plus encline aux ennoblissements techniques, aux renforts optimisés, à l’ajout de technologie. Avec elle on entre dans la saison moderne des arts appliqués, leurs déclinaisons et leurs usages, d’évolutions post Darwin en révolutions, numérique incluse.

Uchronie

« Ce pourrait être le début d’une prise de conscience, mais cette réminiscence s’étiole et disparaît, absorbée par le trop-plein de réalité de la rue de Rivoli à la pause-déjeuner et à l’heure des soldes d’hiver. Ce n’est pas le bon jour pour un mort vivant. La ville est saturée de flux frénétiques tandis que Charles, non pas le poète maudit mais le zombi amorphe, dégueule lentement, dans un borborygme pénible, (…). Bien entendu, il dégoûte et effraie les riverains hyper-mobiles de la grande ville moderne, qui ne le voient que d’un œil et ne le tancent que d’un soupir. Pourquoi se soucier de ce miséreux alors que, partout autour d’eux, les attendent les marchandises fétiches et la fantasmagorie ? »

Eric Chauvier, Le revenant, Edition Allia, 2018, p.27

V

Vreeland Diana

Spécimen rare d’oiseau exotique, plumage bigarré, bec picassien, ramage résolument moderniste. En réalité, éditrice et rédactrice de mode légendaire, qui aura transcendé sa laideur par un sens suraigu et fantasque du style dans tous ses états. On doit à Vreeland les éditos les plus chers de la presse mode (Harper’s bazaar, Vogue). Sous sa directive, les équipes constituées des plus grands photographes (Avedon, Bailey, Klein, Penn) et des mannequins les plus impressionnants (Veruschka) prennent systématiquement l’avion vers des contrées lointaines. L’important n’est pas la robe en elle-même mais ce que l’on fait avec, rappelle Vreeland en substance. Plus les paysages et les conditions seront extrêmes, plus la fille et l’allure seront une ivresse spectaculaire. Les saisons ne sauraient donc être un cadre tiède : l’hiver est un sommet montagneux immaculé au Japon, et le manteau une débauche superlative de fourrures ; l’été une pyramide, un temple grec ou une architecture troglodyte turque inondés d’or et de soleil, afin que claque dans ses plus belles couleurs un    voile imprimé Pucci. Vreeland porte l’idée du style comme l’émanation d’un déplacement climatique et d’un voyage, comme une rencontre heureuse mais aussi une conquête très protégée, du divers.

Vitrine

La vitrine est l’apanage des saisons, le temps retrouvé, l’ici et maintenant de la collection mise en service, sans anticipation ni retard. La vitrine, c’est le hic et nunc de la mode. Lieu d’une présence dont l’évidence ne fait pas défaut. C’est la devanture achalandée qui est promesse de joie. Tabernacle des tabernacles, un présentisme pour reprendre la fameuse pensée de François Hartog, un régime de temporalité encapsulé et paradoxalement ouvert sur le monde, par de vers la vitre transparente. Le roulement des quatre saisons s’y assure, le déroulement des plans de collections aussi. À grand renfort de socles et de décors, cette grande horlogère est aussi menteuse qu’enjôleuse.

W

Walter Benjamin

(paris capitale de la mode)

Si Walter Benjamin théorise la vie moderne, la capitale de la mode et les passages dans le même laboratoire lutecien, c’est qu’à ce moment précis sont réunis là les pointes saillantes d’une existence nouvelle dont Charles Baudelaire dépliait malicieusement quelques décennies auparavant, en étoile errante, de poétique en piques critiques les thèmes de cet art de vivre. De la foule à la reproductibilité, de la vitesse à l’oubli, de la beauté au dégout, Paris la ville personna, est réceptacle, calice et alambic.   

« La discordance de la cité préhaussmanienne était étriquée, sombre, incertaine et piteusement émotionnelle. Avec le tracé des grands axes, Charles comprend que Paris est désormais un bain de multitude, une expérience dominée par l’anonymat, permettant à chacun d’observer ses contemporains afin d’en retirer un contentement esthétique, un voyage immobile et vaguement transgressif. »

Eric Chauvier, Le revenant, Edition Allia, 2018, p.28

Webzine, digital magazine

Longtemps le magazine de mode édité, imprimé, périodique, depuis le Mercure Galant jusqu’aux Vogue actuels, suscitait l’époque et sa convoitise. Aujourd’hui sa version web, ou plateforme digitale, ouvre un espace perméable au flux comme à l’air du temps sans ses fluctuations les plus fines; un espace permanent susceptible encore, de s’adonner aux joies du son et de l’image mouvement, lorsque les artistes et les photographes s’accaparent ces derniers pour explorer la mode comme narration et évènement étendus. Le webzine étire les limites, s’arroge une insolente versatilité dans le choix de ses annonceurs et ses partenariats. Now or never. L’objet papier tremble désormais sur ses bases. Et développe en réaction une temporalité nécessairement plus longue, moins synchrone, plus arrêtée dans ses choix et ses prescriptions : un retard, une mémoire… Critique ? Osons le mot.

Pendant ce temps, tous les smartphones de la planète tressautent à chaque minute pour saluer l’apparition d’une petite image carrée : billet, humeur ou séduisant papillon. Bien plus encore que le Webzine, Instagram cristallise pour la mode l’idée d’une communauté agissante et désirante, et une puissance d’attraction continue. La pluie et le beau temps, now and ever, anytime.

Winter

« Winter is coming. »

Ned Starkin, A song of ice and fire, George R. R. Martin, 1996

X

Xennials - Génération géniale

Chaque génération, à l’ère marketing, semble avoir son appellation spécifique, AOC du cadre politico-culturel dans lequel la génération grandit. En ce sens, Xennial correspond à la tranche humaine née entre 1975 et 1985 et constitue ce bloc particulier qui voit l’émergence quotidienne de la question de l’information, de l’accès et du flux, de la boite mail et de Facebook, des consoles et des téléphones portatifs… Autant dire de la préhistoire de l’hyper contemporain. Agile à se saisir de cette modernité, mais distinguant encore un fer à repasser d’un marteau, une vache d’un mouton, le Xennial est un point de jonction entre l’ancien et le nouveau monde.

Viendront ensuite les Millenials, ceux qui naissent peu avant ou pendant le bug de l’an 2000 : génération acquise à l’internet, à la pluralité et l’instantanéité maximum, à l’effondrement des deux tours et au seapunk, mais qui ne nait pas pour autant avec le tout smartphone tactile et ses « appli ». Les bébé post Millenials eux savent scroller sur un écran tactile in utero.

Les Millenials, ces ringards…     

Alors, le marketing, stratège dans la multiplication des petits pains, use de la compréhension de ces origines respectives et générationnelles pour attraper le bedeau - rendant le temps retrouvé vomitif. Le marketing est mort… vive les bureaux de style…

Y

Y a t-il un pilote dans l’avion ?

Le réchauffement climatique pose cette question d’une gouvernance du monde, et de la naïveté de l’humain à s’en croire le maître et possesseur. La terre en réalité tourne, indifférente à l’état d’angoisse coupable de son locataire.

Yacht

N’accoster sur les rives d’aucun pays si on le souhaite, envoyer ses sbires se mêler à la population locale en cas de nécessité extrême. Choisir son eau, sa température, son air, son panorama. Afficher sa morgue sans risque de retour. Sur le pont : fourreau cocktail les grands soirs, bikini éternel par mer calme, et short, chino, pantalon corsaire; un vestiaire croisière chic et sportswear étudié pour maintenir la température du corps au mépris des aléas du temps, protection anti-UV optimum_ protection tout court.

Yeye

De Johnny à Sylvie, l’époque adoube le blue jean pour tous, la mini jupe, la robe trois trous, les imprimés graphiques et les collants nylon color block, sinon les jambes nues. Une liberté du bassin, des genoux et des bras, lachée dans des torsions activistes s’accorde au rythme du Yéyé. La mode et la musique proposent un art de vivre de la jeunesse, émancipée ou en passe de gagner ce droit. L’allure classique, post post post Coco, celle de maman, reste toutefois persistante chez une Sheila.

Z

Zoo

La mode proposée par Rick Owens et sa compagne sorcière Michèle Lamy est un bestiaire dystopique à la grande force d’imaginaire. Les formes extensives, les parures sans anthropomorphisme ou sans physiologie correcte, dessinent un vestiaire en rupture avec la symétrie sagitale. Les corps comme les textiles fusionnent pour devenir zombie, chat écorcé racé, grue au désir éruptif, beau poulain transgressif. Dans ce panorama d’apocalypse, les animaux sauvages d’Owens s’exhibent encore sous serre ; Zoon logon ekon dont le vêtement est le mot le plus sûr.   

06/2018 Antoine Carbonne_Judas / Question de méthodeTextes courtsBruxelles_texte d'exposition

 

Judas / Question de méthode

 

« Au milieu de ces eaux combien de fois plonge t il les bras

pour prendre le cou qu’il a vu – il n’attrape rien !

Que voit-il, il ne sait, mais ce qu’il voit le consume,

C’est la même erreur qui abuse et excite ses yeux. »

Narcisse et Echo, livre III

In Les métamorphoses, Ovide, Editions de l’Ogre, 2017

Décoratives

A l’ombre de grandes surfaces ornementales, de papiers peints éteints et défraichis, de murs mûrs, les toiles reposent. L’ancien semi décoratif, jusqu’alors inerte, cailloux semés dans ce champ vertical hiératique, glisse et tombe. Les lais, agiles, regagnent l’état premier du motif, c’est-à-dire dans un premier temps celui d’une mobilité, de ce que peut la chose en mouvement à la surface et dans l’espace, puis de ce qu’il peut face au sujet, comme l’on dit peindre sur le motif, directement devant. La roche suspendue, le héraut masqué, l’écho, l’inconnu, le lac, la cascade, la fleur, tout indistinctement se met en branle, les dimensions se mêlent. Le mensonge croît.

Par couches, la fresque est totale, comme chez Zoran Music, et contamine chaque parcelle. La toile, le lais et son mur touchent à l’oxymore d’être soudainement en frontalité comme en abîme. Maxi collage, irruption d’une réalité dans une autre, sur et pardessus. Paysages encastrés. Décors en cascade.

Au leurre, les motifs picturaux de la peinture du peintre répondent : « si près si loin, qu’à cela ne tienne – Judas de quoi ? » La peinture est décorative, au risque de quoi ? D’une duperie, d’une illusion organisée ? Cartel du crime plastique. La peinture l’est-elle seulement, décorative ? Dans le semi de mille fleurs et de six roches, aubussonnais, un Sisyphe pathétique mais héroïque continue son âpre quête, quelqu’un crie, à côté.

Jus de peintre

Antoine Carbonne, ici, présente une série de peintures postées sur les tentures qu’il a peintes, elles mêmes inscrites dans le contexte domestique marqué d’Attic. La vidéo qui tourne au ralenti, encadrée d’une toile marouflée laisse apercevoir une cascade qui peine à s’écouler, tant son rythme inhabituel dérègle notre désir de perception normale ; dans ce flux contredit, gagne ce que la peinture engage, ici, un aller retour assez brutal entre le motif décoratif, de la tapisserie, et celui peint, pictural à plus d’un égard et qui l’on pourrait dire opportun, spontané, séduisant tant l’autre est figé. Comme les aiguilles d’une horloge qui font du sur place, par la stricte répétition mécanique, les motifs imprimés s’émoussent, ceux qui tentent d’avancer reviennent fatalement au même plan. En contre champs, les verdures peintes de Carbonne, les figures grotesques, outrancières, agitent un temps nouveau. La narration saute de peinture en peinture, de case en case, sans phylactère certes, mais telle une ellipse, un flash, un mirage, déploie une cinégénie lynchienne. Saccades, terreurs, les sujets picturaux se synchronisent… et l’œil cille. Les verdures comme les figures se confondent, vibrent.

Là, c’est la technique du peintre dont on parle ; son jus est habile. Les différentes touches et leurs proxémies, les effets de flouté, les zones de conforts visuels dessinés et les abruptes ellipses picturales disséminent le sens univoque pour donner aux formes des contours flous, au modelé des faux airs, à la vue d’ensemble son double. La peinture est un doppelganger.

Imperturbable, l’eau s’écoule. La rivière pond et charrie son lot d’écumes décélérées, qui disparaissent trop lentement, série d’hallucinations - hippocampes, lapin, fleur, kamasoutra, folle sortie du bois - ou formes rêvées et monstrueuses auxquelles l’eau donne corps, tel un arc parabolique, et constituent le temps d’un mirage statique, au beau milieu du lac, la scène primitive. La peinture est ce doppelganger.

Rébellion oculaire

Dans cette pièce, chez Attic, la petite porte blanche que vous regardez est ouverte, il y a des gens, c’est sympathique. Le décor est compassé. L’installation joue et déjoue l’existant. Ca marche. Ici, le motif décoratif est un degré d’abstraction spécifique, loin d’une réalité factuelle et documentaire. La peinture fait tapisserie, elle construit un monde étranger, un jardin elliptique, un bois narratif, duquel manque toujours ce qui est hors champ. Ce manquement, c’est l’erreur, la trahison et la tragédie de la peinture. Et de ces discutables effets, des errances du peintre, de la difficulté à faire tenir ce monde, la crispation se dénoue dans l’immense jouissance, la cascade sacrificielle de la couleur, du flot des hallucinations et des faisceaux de convergences que les tonalités et les cernes, que les formes et les touches agrègent, dimensions de dimensions.

La peinture est un défi, son bord le défalque du réel, la position du peintre celle d’une rébellion oculaire.

Mathieu Buard, juin 2018.

11/2017 Ephémère « see now buy now »_entretien avec Pascal MorandTextes courtsMODES PRATIQUES III_SAISONS_École DUPERRÉ-INHA-CNRS

 

Ephémère «  see now buy now  »

 

Quand les tentatives de dérèglements, organiques sinon saisonales, veulent renverser l’imperturbable système de la mode.

Entretien avec Pascal Morand.

 

La force de frappe, la réactivité de la fast fashion au regard du marché de la mode et de ses consommateurs, de son succès économique, aussi, ouvrent la tentation d’un système unifié pour le prêt-à-porter haut de gamme, notamment, qui gagnerait en promptitude quand à l’offre faite au saint consommateur. La question venue d’outre-Atlantique, d’un changement des rythmes et de calendriers, des fashion weeks, et de la diffusion en boutique ou sur le net des vêtements «  réels  », le «  see now buy now  » aurait été la tentative sinon la tentation de priver les maisons de mode européennes d’un temps de création comme de diffusion, rompant avec une temporalité inclusive, et inventant une mode sans saison, mais sérielle, voire épisodique. Cette interview de Pascal Morand, président de la chambre syndicale et de la fashion week parisienne, décrypte et analyse les variations autour de ce thème, américain. 

MB : J’aimerais avoir votre perception de cette notion de « see now buy now  », que vous avez critiqué et pensé un temps donné, au regard de l’économie et du marché de la mode contemporaine ? Cela m’aurait intéressé de savoir comment vous le considérez au regard de la saisonnalité ? Et si la notion de saisonnalité a toujours un sens pour la mode ?

PM : Alors il y a plus plusieurs choses à dire par rapport à cela. Car « see now buy now  » ce n’est pas uniquement la notion de saisonnalité. Et le sujet que je me suis posé, que nous nous sommes posés plus globalement, parce que notre analyse extrêmement claire était que le « see now buy now  » s’opposait à la créativité. Après c’est une question supplémentaire que la saisonnalité, dont on va parler, tout ça s’emboîte mais pas de façon évidente.

Et donc, le « see now buy now  » peut tout à fait être adapter aux marques lifestyle, et d’ailleurs ça marche plutôt pas mal pour ces marques, et qui sont dé fait moins créatives. Ça amène à se poser la question d’ailleurs de l’intensité de la créativité de ces marques et de ces gammes. Mais ça marche. Et des marques comme Tommy Hilfiger peuvent le faire, puis après ce sont aussi des grands bouleversements, marketing, d’organisation, ce rythme. Par contre, ce n’est pas adapté pour une marque créative, quelle soit de prêt-à-porter, couture, ou plus généralement du luxe. Si vous regardez ce qui s’est passé pour les marques créatives, le « see now buy now  » n’a pas fait long feu. C’est un retour en arrière général, c’est arrière toute même. Ralph Lauren, ils y sont allés, ils en reviennent, puis on verra ce qui se passe pour Burberry, mais enfin on peut imaginer qu’il se passe le même revirement même si cela n’est pas dit formellement… (N.A : L’interview est donnée en novembre 2017)

MB : Mais disons que le fait qu’ils se soient séparés du DA signifie quelque chose de ce type…

PM : Oui et d’ailleurs ce n’est pas neutre, parce que, Christopher Bailey est un homme extrêmement talentueux, à la fois en création et en communication, donc il a bien compris que ça fonctionnait plutôt comme un adage mais pas comme une réalité de création. Et si ça fonctionnait comme un adage, disons comme un adage général, que cela serait un des principes possibles de diffusion, d’une proposition marketing, parce que ça avait tous les attributs d’un sophisme. Parce que vous ne pouvez pas ne pas être d’accord, aussi du point de vue du marketing et du consommateur. Vous voyez … « see now buy now  », quel en est le contraire de ce « see now buy now  » ? C’est « don’t see, don’t buy  ». Vous ne pouvez pas dire des clients « faut pas qu’ils voient »[1] ni qu’ils n’achètent. Ou alors, si l’on poursuit la logique du sophisme, cela serait le paradoxe du « see but don’t buy  »… Donc ça a tous les attributs d’un sophisme. Et dit avec une assurance intempestive. Les conditions de réfutation n’étaient pas très viables dans l’énoncé, immédiatement. Dans le sens poppérien du terme. Il y a de plus le côté qui sonne bien, y a une consonance. C’est comme « lundi c’est ravioli », vous voyez… Par ailleurs, ce n’est pas évident d’imaginer ce que peut être un adage donnant le point de vue opposé.

Puis, nous quand nous avons dit qu’il y a une trilogie entre la créativité, le temps et le désir, nous étions déjà dans un discours plus conceptuel et pas trivial, et qui peut être perçu comme intellectuel, alors que c’est juste, entre guillemets, la réalité.

Et puis il faut bien voir que derrière tout cela, il y a des intérêts. Pour les marques lifestyle c’est intéressant. Et puis il y a un groupe qui promeut le « see now buy now  », c’est Amazon. Et qui est de plus en plus présent dans la mode. Il y a du « see now buy now  » qui se fait à Londres, sous l’égide ou avec le soutien d’Amazon. Et à New York également. Donc la question c’est : qui donne le la ? Alors après dans le « see now buy now  » on a mélangé beaucoup de choses parce qu’on a mélangé des collections capsules, ponctuelles, c’est le cas de que nous avons donné précédemment avec par exemple Burberry à Londres, et une réorganisation complète.

MB : Du système de la mode ?

PM : Du système, effectivement. Après, la réorganisation complète, qu’est-ce que ça veut dire ? L’enjeu primordial c’est le temps et au fond si l’on veut écouter ce que je dis Amazon ou d’autres plateformes de ce type, qu’est-ce qui fait que s’est posé cette question, d’une immédiateté entre création et diffusion. Eh bien, c’est de la transposition d’autres marchés, de ce qui se passe sur le marché, sur un plan plus général, sur le net. Si l’on dit Zara par exemple, prenons la fast fashion comme exemple. Est-ce que Zara, c’est du « see now buy now » ? Oui et non. C’est du « see now buy now  » au sens où je vois un vêtement, un produit qui me plaît dans le magasin ou sur le sur le site, je l’achète. Mais c’est un truisme, parce que si vous voyez le vêtement, physiquement ou en image, c’est que vous pouvez l’acheter. Rien à voir avec le principe du défilé et de l’achat…

Donc ce qui comptait par rapport à toute ça, c’était la vision sur le net. Et c’est là qu’il y a une grande déformation, une distorsion. C’est là aussi que ça veut dire beaucoup de choses. Et cela fait écho à « shop now  », tous les boutons d’achat, « shop now  », « buy now  », que l’on trouve sur les sites d’achats en ligne… Alors ça c’est un aspect très important qui a beaucoup de conséquences sur la diffusion de la mode hors retail.

Et puis, après il y avait aussi une autre idée potentielle, un peu mélangée dans mes propos, qui était de différer le moment dans lequel on montre la collection, du moment défilé ou de celui de la présentation en boutique qui sont deux choses différentes. C’est pour ça que j’avais distingué différents types d’interprétations. Et là, si on prend l’interprétation dans le monde physique, qui repousse à plus tard la présentation de la collection, bien qu’achevée, et donc de repousser la diffusion et l’achat, ça a des conséquences, en particulier si je prends la fameuse métaphore du frigidaire, « il faut mettre ses collections au frigidaire », le créateur retient cette collection, et commence autre chose[2] ? Alors que pour le créateur, ce qu’il veut c’est présenter une collection qu’il estime aboutie, créativement et c’est aussi passer à autre chose, à la collection suivante…

Et par ailleurs, dans cette perspective, si on prend toujours ce modèle traditionnel, la question est de savoir quand sont passées les commandes. Donc, les commandes[3] doivent être passées plusieurs mois auparavant, notamment les matières textiles … Parce que le temps sur une chaîne de production, de la supply chain, est de quatre à cinq mois. Alors on peut réduire un peu, mais on ne peut pas tellement réduire. Zara l’a réduit à quatre jours, à une semaine parfois, mais c’est quand ils ont les tissus en stock, avec une efficacité particulière, avec une interrogation sur la création tout de même… Sur du travail créatif on peut réduire n’est ce pas… mais il y a toujours un délai de production, d’acheminement, de communication…

MB : Un temps incompressible, une réalité de l’industrie.

PM : Absolument. Les lois de la physique sont irréductibles, et là les lois de la logistique et de la production sont en partie irréductibles. Un délai de commande, d’obtention des tissus, c’est deux mois. Donc il y a cette réalité. Quand sont passées les commandes ? … Vous voyez, les commandes peuvent être passées avant que l’on montre les vêtements. Mais ça implique aussi des prises de risques importantes, aveugles en ce sens…

MB : Oui des décisions, mais qui sont d’ordre créatives aussi d’une certaine manière. Des paris sur les potentiels d’une collection et du désir à venir…

PM : C’est là qu’il y a le lien avec le consommateur. Parce que finalement, quand vous regardez les études qui ont été faite notamment anglo-saxonnes, on disait c’est le consommateur. Mais c’est là, que ce point de vue là, il y a dans la littérature académique, marketing, une distinction très claire entre le marketing de l’offre et le marketing de la demande. Entre le marketing qui est « creative requirements  » et « customer requirements » ou « customer driven ».

Vous avez aussi la question du prescripteur, et de savoir qui sont les prescripteurs ? Et ça veut pas nécessairement dire que c’est moins bien, mais vous avez les prescripteurs et c’est là le lien avec le net, avec le « see now buy now  », c’est aussi et surtout des bloggeurs comme ça peut être aussi telle ou telle star, etc. Et ce n’est plus la critique de mode. Donc ça revient aussi à dénier un certain professionnalisme. La valeur analytique de la critique de mode. Qu’est-ce que ça veut dire « j’aime ou j’aime pas ». Tout ça est très approximatif. Moi, j’aime bien ce que Wittgenstein dit la dessus. Parce que quand il en parle, de l’esthétique, il ne dit pas « j’aime ou j’aime pas », il sait que ça veut rien dire. Il dit que le terme le plus approprié, c’est le verbe « apprécier ». Parce que dans « apprécier », il y a la connaissance de tout ce qui est véhiculé, la connaissance des éléments cognitifs, et puis vient l’émotion qui se greffer à cette cognition, et qui peut tout enlever, défaire. Mais qui peut tout enlever, quand tout le reste est absorbé, connu.

Donc il y a aussi ces éléments là, tout à fait important. Et disons que cela serait le volet classique du « see now buy now  », de réalité physique, et puis il y a le « see now buy now  » de la réalité virtuelle. Dans la réalité virtuelle on est dans un autre modèle. On est dans un modèle qui suppose que la réponse au marché prime, donc que c’est le consommateur qui prime, et qu’il faut anticiper sa demande totalement, par une utilisation des données, et par des modèles de décryptage de ces mêmes données, voir d’intelligence artificielle qui sont adaptés et qui permettent de faire des liens et d’analyser quantitativement ces datas.

MB : Et effectivement, cela marche pour des marques de lifestyle, parce que si on se pose la question à l’envers, pour désigner des groupes de luxe ou des maisons de mode, de prêt-à-porter de luxe, qui produisent une expérience client spécifique, de boutique, l’expérience virtuelle ou digitale est pour l’instant un problème. Et du coup, elle n’a pas sa valeur… appliquée, pour le moment…

PM : Si cette expérience est fondée sur l’accès et l’achat, elle est problématique. Ça c’est aussi la question de la surprise. Qu’est-ce que ça veut dire la surprise ? Si on regarde sur le net, moi j’écoute beaucoup de musique, c’est sûr que les algorithmes permettent aussi de découvrir de nouvelles choses, de proche en proche, quand on navigue on fait comme ça…

MB : Par analogie, presque…

PM : Par analogie. Et c’est sûr qu’il y a des modèles sous-jacents, des intelligences artificielles, on pourra – on peut encore le faire modérément dans la mode – reproduire les patterns des créateurs. Mais ce n’est pas pour autant qu’on arrive à complétement absorber le phénomène de la création, le phénomène de la surprise, etc. Il y a une dimension de l’humain qui n’est pas très recevable, parce que au bout d’un moment, l’humain s’arrête là. Au delà de l’utilisation des données, au delà du process, des datas …

MB : Et qu’il y a une temporalité, à la fois dans la conception mais aussi dans la réception. C’est ce qu’on disait tout à l’heure, de ce qui est incompressible, mais je pense que l’équivoque entre saisonnalité et « see now buy now  », elle tient de cette notion de temporalité qui est au cœur de tout ce système.

PM : Je vais revenir sur la critique, parce que, si on regarde le cinéma, le modèle industriel comparativement est intéressant. Au cinéma, une fois que l’œuvre a été faite, elle est reproductible. Alors que dans la mode, la reproductibilité, d’abord elle est coûteuse, et elle est risquée en terme financier. Donc on ne peut que la gérer différemment.

On retrouve en tous les cas dans le cinéma, la question de la critique. Netflix, ils en ont rien à faire de Cannes. Ça ne les empêche pas de faire des supers séries, sur Escobar ou sur d’autres… Il faut vraiment analyser cela de façon approfondie, comme pour le lifestyle. Mais vous voyez où intervient le champ de la critique. Disons que, c’est intéressant l’histoire du cinéma, dans la diffusion, parce qu’on peut isoler l’enjeu de la prescription en temps que telle. Qui existe aussi dans la mode mais qui se mixe avec la question de la temporalité. Et par rapport à la saisonnalité, y a eu pas mal de confusions, parce que quand le « see now buy now  » est sorti, il y a un certain nombre de personnes qui légitimement ont fait le lien avec le « buy now, wear now ». Ce qui est un vrai sujet. Ce qui renvoie à plein d’autres questionnements, et notamment au mode de distribution, à la globalisation, aux soldes qui sont extrêmement prématurées, aux Etats-Unis, et parce qu’il y a aussi une concurrence féroce du net… Il y a donc un vrai sujet avec la saisonnalité. On voit bien, en tout cas que dans les défilés, au point qu’un certain nombre de marques, de créateurs, et pas seulement Kanye West, appelle ça « saison 1 » et « saison 2 ». On peut penser que l’enjeu dans la mode, c’est de renouveler en permanence l’offre pour répondre aux aspirations potentielles, mais sans penser au consommateur pour autant, tout en étant efficace, en tant que développement durable, face au système, etc…

MB : Mais c’est intéressant parce que le système en soi s’adapte aussi à ces notions précisément, c’est-à-dire qu’il y a des temporalités très inscrites dans les calendriers, qui sont un peu débordées, au sein des collections même, par le fait qu’il y ai des assemblages qui s’adressent à la fois à un public qui serait très asiatique, un public hémisphère sud et hémisphère nord à la fois, et que du coup au sein d’une collection il y ai une espèce d’étiages très complexe d’éléments de temporalité, désynchronisés, mais qui finalement se synchronisent au sein d’une collection, et dont on sent bien que ça va dans le sens de cette complexité du système à pouvoir le suivre après, en terme de diffusion, de vente…

PM : Oui, je vais rajouter un autre élément de complexité, qu’on voit aujourd’hui ce qu’est le système de stratégies des maisons pour simplifier. Il y a les marques qui gardent le calendrier, qui collent avec le calendrier de la fashion week notamment, parce que ça va très bien pour X raisons, mais pour lesquelles les ventes – si on parle en mode féminine – les ventes dans les défilés vont représenter 20 ou 25% de l’ensemble seulement. Or, les calendriers des collections tendent à s’avancer, à se décaler, donc c’est pour ça que les pré-collections se font de plus en plus, en novembre ou début mai.

Ensuite, vous avez une autre tendance, qui consiste à réunir les collections, converger vers une, au moment de l’homme et de la couture, d’où des candidatures en couture et d’où des co-éditions. Et on voit bien qu’il y a vraiment deux tendances. Parmi celles qui veulent faire ça au même moment, y a celle qui veulent mettre l’homme et la femme en même temps, et ceux qui veulent mettre la femme, et l’homme, à des moments différents. Donc tout ça c’est des enjeux de temporalités. Nous, pour nous qui avons en charge la coordination de la fashion week, tout l’enjeu – et c’est vrai pour les camarades des autres fashion weeks italienne, new yorkaise, … – c’est de permettre cet éventail de modèles économiques sans pour autant que on aboutisse à une entropie excessive et qui puisse finalement se retourner contre les marques elles-mêmes.

MB : Oui, dans une sorte de dérèglement de la proposition, saisonale pour le coup, au sens d’automne hiver…

PM : Absolument. Donc voilà en gros la situation. Après, sur la question du désir et du temps et de l’attente, c’est comme si, avec le « see now buy now  », on avait résolu d’un coup d’un seul, d’un coup d’adage, un coup de dés, la problématique du rapport du désir au temps, à l’attente. Celle de l’instantanéité. Mais, ce n’est pas neutre ce rapport à l’instantanéité. C’est aussi une tendance sociétale, dont Tinder et compagnie sont le modèle le plus explicite…

MB : Oui, parce que dans l’instantané, il n’y a pas aussi cette dimension d’exclusivité et d’adhésion ferme. C’est-à-dire que l’instantanéité offre, dans un rapport à l’image, une forme de panthéon, et sans doute une adhésion moins exclusive et durable. C’est pour ça aussi que je pense que la critique est difficile, parce que la critique c’est un temps différé, à l’écrit, et ça pose une parole qui serait dirigée, pour ne pas dire idéologue, et par comparaison dans l’image il y a une mobilité, une fluidité qui accorde non pas une versatilité mais une complexité, qui serait moins… définitive…

PM : Oui, mais d’un autre côté, il y a un besoin qui s’exprime, de voir des personnes qui sont suffisamment crédibles et que l’on a envie de suivre. Et ça, il y en aura de plus en plus et encore besoin. Je pense que ça peut être les créateurs, ça peut être aussi les mannequins, et ça peut être aussi les stars ou les critiques. Qui vont exister en temps que telles, des personnes que l’on écoute. Alors après, qu’est-ce qu’ils font de leur crédibilité, c’est là que l’on tombe dans le contemporain, c’est ce qui ne se mesure pas immédiatement. C’est la mesure de l’influence…

MB : Oui, ça c’est le contemporain. Mais la critique n’est ce pas justement dans la durée, dans la pérennité ?

PM : Oui, mais pour qu’elle existe, il faut qu’il y ait une crédibilité. Ou alors il faut une crédibilité institutionnelle, ou les deux, associée à une crédibilité intrinsèque… Et justement il faut les deux, il faut jouer cette carte là pour ensuite la déplacer. Et sur le rapport au temps, il y a aussi tout un mouvement, que ce soit slow food, de slow fashion, etc. Il y a une phrase que je cite souvent, que j’aime bien, c’est une phrase de Montherlant, qui dit : « un jour viendra, s’agissant de la vitesse et de la surenchère qui la conserve, la lenteur sera le seul moyen d’exprimer une certaine délicatesse. » Il répondait, c’était dans un dialogue avec Paul Morand, sur la vitesse. Et c’est d’actualité. Ça renvoie à toute la question du temps, voir à toute cette accélération, cette perception de l’accélération, comme cela a déjà commencé il y a un siècle. Et là avec la troisième ou quatrième révolution industrielle ce le nom qu’on lui donne… Moi j’aime bien ce qu’écrit Hartmut Rosa sur tout ça. C’est un philosophe allemand qui écrit sur l’accélération du temps. C’est un héritier de l’école Francfort.

Donc les choses s’emballent, et il faut arriver à créer et avoir des points de repère par rapport à ces rythmes, au système dans sa globalité. Mais de toutes façons, le système bouge, et de toutes façons la révolution digitale fait évoluer les choses… J’ai participé à une table ronde en Italie, à Florence, au Pitti Filati[4] pour échanger sur ces sujets…

MB : Oui effectivement. Sur la révolution numérique pour l’industrie textile par exemple… et ce qu’elle avait apporté ou pas, ce qu’elle proposait comme leurre en terme d’efficacité ou de rapidité… que dans le fond à part la question de l’imprimé, le digital n’avait pas forcément modifié tout, certes il a accéléré et parfois rendu possible des choses qui n’étaient pas tout à fait mécaniquement faisable auparavant… mais la seule modification c’était la vitesse de reproduction de l’imprimé, et cette espèce de diffusion accélérée et continue. Après tout le reste, était tenu par dans les considérations logistique, c’est-à-dire le transport, la matière première…


PM : Absolument, ce qui veut dire que dans tout ce qui se passe grâce au numérique ou avec le numérique, et toutes les conséquences que ça peut avoir dans l’interaction avec d’autres technologies robotiques ou autres, pour lesquelles la dimension high-tech est très importante. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut oublier l’aspect low-tech et med-tech. Les gros enjeux du med-tech, je travaille notamment sur cela, ce sont des sujets parallèles, c’est notamment les problèmatiques de supply chain qui précisément associées à la med-tech et qui sont essentiels à la réalité du marché. De la traçabilité pour le coup, la trade-tech, …

MB : Mais ça reste à l’état artisanal ?

PM : Je pense qu’il y a plusieurs choses et que c’est ce mix de tout, la question du high-tech s’adjoint auxs autres niveaux de technologies… Par exemple, un bijou que l’on peut le mettre dans l’imprimé, pas seulement le moule mais l’imprimer en 3D, même en 4D avec les formules évolutives etc. Donc il y a un mix de niveaux de différentes technologiques. Et par ailleurs, autre fait, les problématiques, sensorielles, de toucher, de savoir-faire, etc, deviennent encore plus importantes avec le digital, et c’est assez incontestable.

MB : Oui c’est un retour à une matérialité qui complète l’expérience.

PM : Oui c’est ça, je dirais une sensorialité matérielle. Qui complète l’expérience.

MB : Est-ce que s’oppose ou s’accorde, ou en tout cas comment on discute, cette fameuse notion de wearable et de saisonnalité. Parce que, dans la notion de portabilité il y a quelque chose qui jouerait avec l’idée du confort ou d’une capacité du vêtement à s’accorder à des intempéries, est-ce que elles ne sont pas finalement paradoxales par rapport à l’échelle du marché, ces notions ?

PM : Moi ce que je pense c’est que c’est très important le wearable. Mais tout l’enjeu, et ce n’est pas nécessairement compris dans la mode ou par les personnes qui s’en occupe… Ce qui n’est pas toujours compris, c’est que cela n’a de sens, hormis pour le vêtement technique ou le vêtement de sport, que si c’est dans une logique de mode. Sinon, ça ne marche pas. Comme le vêtement durable… Tout à l’heure je suis passé par hasard, dans un endroit que je connaissais à Saint-Honoré, il y avait un showroom d’une quinzaine de marques engagées différentes, parmi laquelle se trouvait la marque Veja. On voit bien que, et c’est très intéressant, qu’il y a chez eux une logique de mode. Une logique de mode ça veut dire une logique et émotionnelle et sensorielle, et sémiologique. C’est une logique pérenne. Sinon, ça ne marche pas. Et donc sauf sur les modèles à considération très technique, où les fonctionnalités sont comprimées. Sinon c’est anecdotique, soit c’est un gadget. Du coup ça n’a plus de rapport avec le vêtement, ni à la mode.

MB : Oui, cette thématique est intéressante, on se rend bien compte en faisant l’arborescence des sujets abordés que c’est finalement que l’on peut connecté la majorité des sujets qui intéressent la mode, pas qu’au contemporain. Mais effectivement, cette jonction entre saison et portabilité, saison et vintage même, c’est très intéressant je trouve. C’est passionnant dans la notion de patrimoine, mais pas que… C’est-à-dire c’est aussi dans la dimension de perspective créative. Si on regarde, il y a plein de designers qui ne se fournissent que dans le vintage, et qui finalement font avancer leur propre langage, en réhabilitant une saison, c’est à dire une époque, aussi …

PM : Le vintage, c’est aussi une manifestation de la post-modernité. Mais je trouve que ça va presque au delà aujourd’hui. C’est un aboutissement post-moderne, mais pas que… Il y a de la créativité dans le post-moderne, mais on voit bien qu’il y a une recherche de sens…

MB : De convoquer les références sémiologiques comme vous disiez. Ou sociologiques. Ça, on le voit très bien avec Demna Gsavalia chez Balenciaga. C’est-à-dire d’une manière d’aller chercher - on peut discuter de la justesse du style - mais une façon d’aller chercher des éléments sémantiques, et des signes aussi, qu’il réinjecte purement et simplement dans ses collections… Et cela a à avoir avec le vintage malgré tout… Alors pour terminer, sur le système de la mode, tenue par une fédération, et au regard d’autres fédérations : quels sont vos rapports ? Comment discutez vous entre vous et notamment de ces questions de calendrier ?

PM : Oui, bien sûr on se parle, c’est pour ça qu’on a monté ce forum. Nous, en tout cas, pour ce qui nous concerne, on se parle et on échange sur tous ces sujets et d’autres que nous avons évoqués dans cette interview. Ça peut être des problématiques aussi assez voisines, parce qu’on est plus ou moins similaire les uns et les autres. Avec le système français, vous avez une fédération du prêt-à-porter féminin, du prêt-à-porter masculin, de la couture mais c’est plus le prêt-à-porter féminin qui a l’approche mode. Il y a aussi les maisons ou marques, la fédération de la maille, celle du textile, etc. C’est un système de coordination et de jonction, avec différentes fédérations, celle des enseignes et distributeurs…

Pour les marques qui nous concernent, dans notre fédération sélective, ce sont les marques qui participent d’une manière ou d’une autre à la fashion week. Soit en défilant, soit en faisant une présentation. C’est-à-dire des marques du calendrier officiel. Et au fond on s’est dit à un moment, que l’on pourrait faire d’autres choses, que l’on pourrait aller plus loin. Or, on ne peut pas tout mélanger. Ensuite, la question est de savoir jusqu’où peuvent aller nos défilés en terme de calendrier. En somme ce qui rentrerait dans le calendrier ou pas, en terme d’activités et de représentation. Sachant que le calendrier ça peut être aussi bien des défilés que des présentations.

On s’intéresse à de nouvelles formes, parce qu’il y a toutes les nouvelles typologies, ça bouge beaucoup, ce qu’on appelle par exemple les « 4 S », « S » de Sport, la rue Street, de la musique Sound, et puis cinéma, Screen, l’émergence de nouvelles formes créatives. Mais je dirais que, ici en tout cas, nos membres sont des membres auxquels on prête une créativité particulière et qui s’expose sur la scène internationale par les moyens que nous avons évoqué. Au delà les enjeux de transformation et de business modèles. Il y a une concurrence, si on veut, enfin il y a une émulation. Mais quand on parle de la scène internationale, c’est là précisément que le regard international est fondamental. C’est là que la mondialisation est essentielle. Qu’elle est confortable, que cela à du sens, qu’elle est stimulante comme un positionnement, avec une visée, de l’espace, de l’oxygène, de la recherche.

Mathieu Buard, novembre 2017.


[1] N.A : il est intéressant aussi de noter que le « see now buy now » court-circuite aussi la notion d’acheteur, de merchandising, de retailler et des stratégies de diffusion du Prêt-à-porter de luxe ou de moyennes gammes. « Now » signifiant que ce qui est produit est anticipé et davantage marketing que créatif.

[2] N.A : une des idées des promoteurs et penseurs du « see now, buy now  » était de proposer un temps de création différé de celui de la présentation et donc de concevoir une collection, de ne pas la présenter immédiatement, de passer en production des pièces et de gagner en réactivité post défilé pour un achat instantané en boutique. En ce sens, la collection était mise au « frigidaire » le temps de la production manufacturière et sortie du frigidaire lorsque les productions pour le retail étaient prêtes. Ce différé promouvant en ce sens le vêtement achetable au détriment du vêtement image du défilé.

[3] N.A : Ici, il faut entendre, les commandes comme des commandes notamment textiles et leurs quantités respectives, les pièces vestimentaires manufacturées, la répartition de ces commandes selon les zones d’achats, mondialisées…

[4] NA : Le Pitti Filati est un salon textile italien qui réunit les fournisseurs spécialisés notamment dans l’industrie du fil et de ses qualités (fibres et procédés de fabrication) et de l’industrie de la maille à proprement parler. Il se tient à Florence, en janvier de chaque année.

09/2014 Versace_Over constructedTextes courtsMagazine_Magazine n°

 

Versace_Over constructed_À propos de la D.A. éditoriale

in MGZ – Ping Pong avec Céline Mallet.

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par mail,

Date : 4 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Versace donc : un lamé, un drapé sur un déhanché franc, ou la mode comme l'exaltation de la puissance désirante et sexuelle des corps. Une assurance classique, solaire, voluptueuse ; une joie pleine. En tout cas dans presque toutes les campagnes qu' Avedon aura réalisées pour la maison jusqu'au début des années 90, campagnes qui nous laissent un peu ahuris ou béats je crois, et quand on songe par exemple à un Terry Richardson : la branlette trash, la tristesse et les flash anxiogènes, les corps maigres et aigres des nymphettes à deux doigts du procès.

D'hier à aujourd'hui, je distingue à peu près trois périodes quant aux campagnes Versace dans leur ensemble : la période Avedon, la césure Meisel en 98 un peu après la mort de Gianni Versace, et puis dans les années 2000 avec Mario Testino la sucession narcissique des clones de Donatella Versace elle-même, ayant succédée à son frère : des odalisques paradoxales car languides, peroxydées, mais puissantes et guerrières en réalité (Madonna, Aguilera… des personnalités de la jet set la plus wealthy), dont Lady Gaga est l'un des derniers avatars.

La préhistoire de l'image Versace c'est d'abord Avedon : puissance des corps, puissance du groupe comme une moderne statuaire, et femmes tellement phalliques qu'on en reste coi, femmes qu'il faut soutenir encore et porter par tous les moyens : éphèbes musculeux et nus, détails architecturaux ou totems à la limite de la redondance… Tu disais Over constructed ?

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 5 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Over constructed, à fond, tout est construit comme une scène, un théâtre, où les femmes vestales sportwear assument un décontracté baroque, un trop de la pose qui me rappelle cette chanson dont il faut que je retrouve les paroles "you wear it well"…

Cette femme est une rhétorique : celle d'une captation qui dévore le plan et ces hommes aux couleurs rompues, taupe (ahah la méduse qui rend les hommes taupes) ou nude, chair. Une domina qui écrase de son pied le bel homme moderne, telle une vénus à la fourrure, ou plutôt une vénus à la permanente qui braque d'un jeu savant de prise de mains le bel Apollon et le soumet.

Blond, blanc, or, déesse indomptable. Les images sont baroques comme sur les plafonds des églises où les mouvements entrelacés s'enchaînent et accompagnent ici cette femme qui est la figure centrale. Avedon adresse un message efficace : l'homme est à genoux, et nous sommes béats comme tu le disais. Éloquente photographie (spring 1980) où la figure composée des hommes ne forme qu'un masculin uniforme qui tente de saisir, de regarder à la dérobée, sinon de capter l'attention de cette femme qui négligemment écrase le petit phallus pour mieux l'incarner.

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par mail,

Date : 6 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

L'incarnation est en effet le mot juste voire toute la question (outre celle d'en avoir ou pas ; et puisque que l'on parle du grand langage classique et ou baroque). Avedon croit absolument à l'image qu'il met en place : à sa construction qu'il affirme et surligne par tous les moyens, à la beauté (réelle) des corps masculins et féminins qu'il exalte comme photographie. C'est cette croyance toute positiviste qui nous étourdit je crois.

Puisque nous croyons moins, que nous nous méfions plus, nous qui regardons d'une ère iconique si sophistiquée et ambiguë.

Nous jugeons et disons over constructed, mais n'est-ce pas plutôt le visage complètement refait de Donatella qui l'est ?

N'est-ce pas la beauté liftée, masquée, retouchée à l'image de Lady Gaga qui est trop over constructed pour être honnête ?

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 6 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Coup de bol ou méga intuition (ou tu parles plutôt sous l'effet du sentiment d'un retard culpabilisé ahaha) from Korea coucou et oui reprenons !

Effectivement on peut dire que Donatella est un must en termes d'équilibres faciaux et d'entrelacements baroques. Over constructed au départ, c'est quand même le Versace, Monsieur Gianni (avec Santo son frère et co-fondateur si j'ai bien tout compris sur Wiki), construisant ou post construisant une image de femme over sexy et pas la mama ni la donna.

Tout ça suit de façon concomitante l'actualisation de l'industrie à des échelles de distributions grandissantes, Versace devient un système extrêmement rodé qui se décline, d'où l'ère Avedon et du credo on ne change pas une équipe qui gagne. L'équilibre de la construction se joue comme une réponse aux propositions des skylines américaines, ériger un empire, faire corps avec le contexte et tenir droit, capital.

C'est la fête, celle que décrit Bret Easton Ellis dans Glamorama, mais jamais sans la chute.

Versace sans chute, libre et extatique.

Du coup la silhouette est colorfull, méga constrastée noir blanche, ou labelisée d'un motif dévorant (que l'on retrouvera alors dans Versace "casa" sur les coussins et autres assiettes de l'art de la table de l'empire) : soit Avedon 1988, 1993,1994… Le lion rugit.

Alors Meisel, 1998, "winter is coming" ? pour reprendre Game of thrones. La maison ne proposant plus rien si l'on regarde le style, les looks qui ne soit ad hoc avec l'époque. Non ?

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par mail,

Date : 6 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Winter is coming in 1998 carrément… et d'ailleurs les hommes partent aussi des images.

Les odalisques qui désormais prendront toute la place ont fini sans doute par les dévorer, de la même manière que Donatella Versace a dû elle-même absorber le projet, l'art et la vision de son frère pour que la maison puisse continuer d'exister.

Et oui, vient se greffer à l'affaire l'emballement industriel et international du système mode.

Comme dans toutes les grandes superproductions, et comme toute bonne héroïne de péplum, Donatella est puissante et fragile à la fois : il lui faut s'appuyer sur les figures du star system pour justifier et consolider l'empire. Il y a bien une fragilité dans le système donc, comme il existe un chiasme entre le fait d'être une femme d'affaire et vouloir quand même ressembler à la caricature de Barbie.

Avedon c'était un fantasme pur, et un panthéon. Testino aujourd'hui, c'est une stratégie (au fond légèrement schizophrène, d'où l'affaire des images Gaga il y a peu).

Il y a quand même un vrai savoir faire comme une virtuosité technique, un art souvent (pas toujours visible à l'image d'ailleurs) de transcender comme de transfigurer les matières chez Versace. C'est aussi ce que raconte le visage de Donatella, ainsi que celui de Madonna ou Lady Gaga !

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 7 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Oui et du système mode dans le fond rien à redire, le prêt-à-porter de luxe repose sur ce mode de production sériel et les italiens mieux que quiconque savent bien faire l'industrie, qu'ils ont ce savoir faire du luxe. La main du tissu, la qualité de l'ensemble, indiscutablement tactile, très bien choisi, est "constructed". Tant et si bien que crac, Versace Atelier fait surface tout récemment pour défilé au moment de la couture, catégorie analogue, dans l'inconscient collectif, à qualité, rareté…

Un choix stratégique évidemment de montée en gamme perpétuelle et moment où Lady Gaga pour le coup ne pourra pas défiler (si l'on repense à la stratégie ratée et over cramée de Nicolas Formicetti au premier défilé de sa prise en main de la direction artistique chez Mugler). On peut dire finalement qu'utiliser une "pop" star c'est faire événement, de faire savoir que la marque existe toujours, à grand renfort de Mert et Marcus, s'assurer d'un succès ou d'une couverture médiatique.

En somme, l'over constructed finalement aura toujours été chez Versace la stratégie éditoriale, celle de l'image. Et en rapport comme tu le disais à l'esthétique sinon aux lois de la jungle du moment. La stratégie éditoriale de Versace si l'on tente un résumé n'est-ce pas la métaphore filée et très explicite de l'addition, photographique, stylistique, technique ?

Tu as raison de parler des photographies fuitées sur internet, le « set design » opéré par les filtres successifs de photoshop sur le crâne de Lady Gaga, c'est la poursuite de cette stratégie additionnelle.

Céline Mallet écrit à Mathieu Buard, par sms,

Date : 9 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

« Hey, je pense pouvoir accéder à mes mails en début de soirée – j’espère que ça ira… Désolée, connexion infernale et impatience de ma part d’où les textos qui vont suivre ! »

« Sinon l’addition oui, à l’image oui, notamment à la grande époque Avedon où 10 corps et allures valent mieux qu’un… L’addition, c’est aussi le baroque dans son acception vulgaire et la caricature du style à l’italienne : on ne retranche rien au contraire – ne nous méfions pas de la beauté quitte à en faire des caisses (des drapés, les découpes, les accessoires, bijoux qui viennent confirmer les découpes etc, et encore chez lady Gaga) – c’est cette audace que relayait si bien Avedon et qui peut être émeut encore aujourd’hui… »

« La pop star est là pour affirmer la mythologie over the top de la maison. Et oui sur un mode noir, c’est peut être aussi devenu une image étrange de l’Autre… »

« C’est Donatella qui reste l’image la plus persistante pour Versace aujourd’hui… L’univers stylistique en lui-même on l’a un peu oublié ? D’où les clones qui se répètent, mais énoncent un certain vide, surenchère du seul star système… »

Mathieu Buard écrit à Céline Mallet, par mail,

Date : 9 août 2014

Objet : Ping Pong – Versace, over constructed ?

Une girl next door tu veux dire, enfin façon de parler, si l’on considère le pedigree, over the rainbow plutôt… De la Russie des millionnaires ou du public féminin des BRICS finalement, de l’Amérique de la côte Est… Où le too much est la ligne de conduite. Et il est vrai que c’est aussi une façon de poursuivre une distinction, non rachitique et pincée Karl Chanel, hors maman moderne façon Phœbe Céline. Quoi, l’on ne pourrait pas être over the top, femme riche alanguie, poseuse et refaite. No way ! Le jeu qui se déroule là est too much et alors ?

05/2012 Souvenirs du futur_ À propos des précollectionsTextes courtsMagazine_Magazine n°

« Souvenirs du futur1 »

Ni capsule, ni prêt-à-porter, plus vraiment croisière et impassiblement non couture l’esprit de la pré-collection est un effluve singulier. Simplement définie par sa temporalité pré et relayée principalement par le net, on peut s’interroger sur son utilité sinon sa réalité. De Givenchy à Chanel en passant par Balenciaga l’importance de la pré-collection ne fait pourtant pas de mystère. Quelles qualités pour la pré-collection alors ?

 

1 Sigismund Krzyzanowski, Souvenirs du futur, Vervier « Collection Slovo », 2000

A son origine, une pré-collection est créée pour entretenir, dans le rythme commercial, une transition entre les collections fall-winter et spring-summer sur les racks des boutiques. Elle est le moyen d’un cashflow qui, en apportant un flux supplémentaire, soutient la rotation de la production des principales collections éphémérides. La pré-collection est donc un vase communicant, qui pousse la logique du chiffre. De fait les jeunes créateurs ne peuvent déployer un tel attelage provisionnel de cash et, en l’absence de flow, ces jeunes Maisons ne peuvent jouir de la multiplication des gammes. Evidemment, la pré-collection s’appuie sur le support de l’industrie et de l’outil de production de chaque grande maison. A cela, la raison commerciale joue de son attente de rentabilité, qui réclame une accélération du rythme de la production et impulse ce que l’on nomme nouveauté pour le consommateur.

Est-ce une transition, une évocation, une préparation ?

La pré-collection, sous sa forme actuelle, est une collection croisière généralisée à l’ensemble du système du prêt-à-porter, étendue à l’ensemble des Maisons, ou quasiment. Elle joue de la nature industrielle de la mode lorsque celle-ci se définit comme prêt-à-porter. Dès lors, quelle différence entre la collection du créateur et sa précédente, dite « pré-co » ? Entre celle que l’on pourrait qualifier de prisme d’images et celle qui est réduite à sa version commerciale ? Les différences se posent ailleurs.

Paris Bombay, Paris New York, Paris Paris, voilà l’esprit.

La pré-collection est présentée par avance, dans des conditions spécifiques, c’est-à-dire dans un hic et nunc exotique ; Balenciaga et tant d’autres défilent à New York, hors du régime officiel et conventionnel de Paris, Milan… En l’état, l’ailleurs c’est la nouveauté. L’avant d’une collection pose donc un régime spécifique. D’un côté, la collection d’estime et d’images abouties et de l’autre une pré-collection de produits aboutis. Là, Roland Barthes semblerait nous servir lorsqu’il pose la différence entre vêtement réel et vêtement image. La « pré-co » n’est donc pas un brouillon.

Est-elle le miroir de ce qui arrive, comme l’anticipation ou plus exactement le souvenir d’un futur rêvé ?

Les stylistes de la pré-collection cherchent et présentent des volumes et des idées qui seront le réservoir formel d’un shopping dans lequel le designer prélèvera des éléments pour construire son show et aboutir véritablement la vision d’un présent esthétique, qualité de présent de la Maison. Les stylistes produisent les codes d’un ADN que le designer séquence. La pré-collection peut être finalement envisagée comme une plateforme dérivative qui apporte la nouveauté : un laboratoire prospectif qui se développera et aboutira par la suite dans la collection show off spring-summer…

« Plus la Différence est fine, indiscernable, plus s’éveille et s’aiguise le sens du Divers.2 »

La pré-collection ne constitue pas réellement des looks au sens complexe où se construisent les looks/images du défilé, dans sa forme articulée de silhouette en silhouette ; chaque modèle de la pré-collection semble pensé hors de cette contingence et sert de laboratoire à l’élaboration du produit, moins enrichi, moins ennobli, moins précis dans le choix de ses matières, mais souvent formellement plus inscrit dans le process industriel et donc prospectif de ce point de vue. Ces formes tiennent par elles-mêmes, sans image ni parure. Ces produits restituent en miroir et par écho les désirs et obsessions du designer, l’esprit de la Maison et de ce qui se cherche là, maintenant. La pré-collection n’est pas pensée sans le designer mais plutôt développée dans un premier temps hors de son regard. Les studios des Maisons en témoignent : deux lieux pour deux productions dans un même présent.

« Il est indubitable qu’à l’intérieur de chaque « instant » il y a une certaine complexité, une espèce de temps intempestif, si je puis dire ; on peut traverser le temps comme on traverse la rue – traverser d’un bond le flot des secondes comme on traverse un flot de voitures, sans se faire écraser.3 » Ainsi, si la pré-co est un laboratoire, elle participe et accentue le sentiment du divers, l’exotisme de la nouveauté qui définit un présent intempestif. La collection pose, elle, la définition d’une qualité de présent : celle du temps de l’accord, du goût et de la cohérence d’une vision. A l’inverse, la capsule sera le succédané d’une réussite, redéployée sans les qualités d’aboutissement de la collection prêt-à-porter, autour d’une série de produits phares, telle une suite.

Paris Bombay, Paris New York, Paris Paris : la pré-collection est donc l’énoncé des différences que le designer viendra organiser sous le prisme d’un spectacle des « antinomies, des contrastes éternels, des irréductibles » et de parvenir à produire un accord, la collection.

Mathieu Buard, mai 2012.

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Exergue

La pré-collection n’est pas pensée sans le designer mais plutôt développée dans un premier temps hors de son regard. Les studios des Maisons en témoignent : deux lieux pour deux productions dans un même présent […]

2 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers, éditions Fata Morgana, 1908

3 Sigismund Krzyzanowski, Souvenirs du futur, Vervier « Collection Slovo », 2000