J'ai réalisé cette série d'entretiens pour l'ouvrage RECHERCHER LA MODE :
Gilles Lasbordes
Cyril Cabellos
Clément Corraze
Raphælle Billé
Philippe Jarrigeon
Florence Tétier
Ici les entretiens complets, dans les images ci-dessous, les entretiens édités.
ENTRETIEN GILLES LASBORDES
Gilles Lasbordes en conversation avec Mathieu Buard
A Paris, dans les bureaux de Première Vision, le 12 novembre 2016
Gilles Lasbordes est le directeur général adjoint de Première Vision SA. Il était auparavant le directeur du salon ModAmont, il a pris aussi la tête d’Indigo au moment du rachat du salon par Première Vision et de ModAmont Première Vision et a pris la direction opérationnelle de ce salon des fournitures et accessoires pour la mode et le design. Aujourd’hui, au sein de Première Vision SA, Gilles Labordes est à la tête des trois entités Expofil, Indigo et ModAmont. Il est depuis 2010 membre du directoire de Première Vision. Première Vision Paris recouvre les champs du système de l’industrie textile et attaché aux tissus, fils, cuirs, accessoires et sourcing, reprenant la segmentation des six salons composant Première Vision « yarns, fabrics, leather, designs, accessories, manufactoring »
MB L'industrie textile, la filière textile est un système complexe qui travaille notamment pour et avec la mode. On pourrait commencer comme cela, il y a quelque chose de très méconnu, c'est le rapport en amont du textile par rapport à la mode. Comment pouvez vous décrire cette phase en amont, c’est une veille ?
GL Est-ce que vous connaissez, pour revenir aux fondamentaux, le processus qui est celui de Première Vision pour la production de ces tendances ?
MB Pour les processus de tendance, le processus global voulez vous dire, le système et le décalage de 3 à 4 ans qui faisait qu’il y avait des veilles et des discussions avec des tables rondes ou il y avait des mots qui émergeaient, segments ou tendances qui avaient des incidences sur une conception en amont, résultat qui était envoyé aux industriels et qu'il y avait de fait des aller-retours entre Première Vision et ces mêmes industriels.
GL Voilà en fait, c'est les tendances que nous produisons, que nous diffusons sur nos deux publics principaux qui sont soit nos exposants d'un côté, soit de l'autre nos visiteurs et nos acheteurs. Ces tendances sont issus d'un processus très particulier qui leurs donnent une dimension très marquée, en proximité avec le marché et c'est un système qui a été mis en place il y a une trentaine d'années et qui s'il a évolué dans sa forme, et aussi dans sa modalité globalement, il a les mêmes racines qu'à l'époque : c'est-à-dire fondée sur des échanges, qu’il y a un processus progressif par lequel les trendsetters se réunissent, parlent des sujets, de tendances, plutôt avec un mélange d'abstraction et de réalité de marché et dans des univers qui vont au-delà, d'ailleurs, de celui de la mode, abordant l’art contemporain, l'architecture, le cinéma …
MB Et de l'industrie automobile j'imagine…
GL Pour essayer d'aider à plusieurs de capter un air du temps. On le développe ce système avec des spécialistes en France, des gens à l'étranger, en Allemagne, en Italie en Grande-Bretagne etc, mais finalement pas si en amont que cela. Le processus démarre 6 mois, avant le salon qui suit, mais pour un produit qui sera de fait sur le marché un an et demi plus tard. A partir du point de départ, on va dire un an et demi, dans un schéma classique ou ancien de resale/retail. D’ailleurs on ne sait pas si ce schéma a encore du sens, ou combien sont-ils encore à le suivre ? On va dire, sur un schéma de cette forme, donc sur une période assez courte en fait, il a plusieurs itérations qui se font à des échelles de territoires différentes pour rassembler et faire converger un travail de synthèse, de digestion, qui permettra de produire dans une phase assez en amont finalement, mais plus tard que d'autres comme les bureaux de style par exemple, relativement en amont donc de produire une information que nous allons pouvoir diffuser et qui alimentera nos experts, trendsetters. Il y a un deuxième grand temps, qui se produit à mi-chemin avant l'arrivée de ces informations-là, à la disposition des acheteurs, qui est un temps de rencontre intermédiaire dans lequel on revient sur ce qu'on a produit, sur ce qu'on a imaginé et on vient l'aiguiser par rapport à la façon dont le marché a pu évoluer sur les 3 derniers mois et qui nous permette de faire un affinage, de resserrer encore un tout petit peu plus le spectre de l'information, pour aussi de peut-être prendre des parties pris plus forts, de prendre quelques risques…
MB D’éliminer des pistes…
GL Voilà, ou en faire entrer de nouvelles qui n’avaient pas été repérées et qui vont permettre dans un temps final d'être le filtre et le tamis des tendances, de l’air du temps où on va dire plutôt le point de regard sur le message ou la diversité des messages produits parce qu'il faut comprendre que la mode est diverse. La diversité des messages qui seront passés par le salon dans le cadre de son édition, par le filtre de ces tendances sont sélectionnés les produits qui seront présentés dans les forums qui eux même ont été conçu en ayant en tête cette saison et le design du salon aussi est sous l’influence de ces tendances… c'est comme ça que nous faisons un lien, au travers de ces processus avec le marché, l’industrie… Et Première Vision qui a une caractéristique unique sur le marché, d'avoir une équipe mode en interne, c'est une des valeurs de Première Vision d'avoir voulu intégrer une équipe mode au sein de son studio. L'équipe globale elle suit et observe, puisqu'elle voyage, puisqu'elle est sur le marché, plus qu’il y a les panels de gens de l'extérieur pour dire qu’on n’est pas seul à réfléchir … qui viennent impulser et qui ont eux-mêmes un regard sur ce qui se passe dans les vitrines, de ce qui se passe dans les défilées …
MB Vous parler des vitrines, je pense que c'est souvent un objet pertinent de la mode qui fait aussi l'air du temps, et justement c'est fréquent que ce mot d'air du temps ressurgisse pour l'industrie de la mode. Comment le définissez pour vous ce terme, même si j'imagine qu'il y a plusieurs définitions possibles ? Qu'est-ce que vous cachez comme sens derrière ce terme générique ?
GL Ça c'est une question pour laquelle il est bien difficile de répondre simplement. C'est bizarre c'est quelque chose, a un moment donné où il y a une convergence de senteurs, de sensibilités, de différentes natures qui tout d'un coup convergent. Par contre moi je crois qu'il y en a pas une mais plusieurs en même temps, il y a beaucoup airs du temps différents en même temps…
MB Effectivement, l'idéologie qu’il n’y en aurait qu’une, qui consisterait à dire qu'il y ait une modernité c'est une vision tout à fait stéréotypée.
GL Bien sûr, parce que le monde est très divers, parce que les gens sont très divers, la planète elle est plus petite qu'hier finalement, mais elle très diverse culturellement, on le voit très bien sur nos salons, les comportements de nos visiteurs, des gens de la mode, puisque nos visiteurs sont les gens qui font le développement produit, sont très différents, avec des niveaux de maturités mode complètement hétérogènes, qui fait que la justesse d'un air de temps sur un territoire peut être différent ailleurs, donc il y a des choses qui sont en parallèle et qui doivent cœxister, et c'est cela qui est très riche.
MB Riche et très complémentaire. Mais qui est rarement connectée à l'air du temps, c'est aussi l’idée du lieu. C'est très juste, qu'il y a des villes comme Milan, Paris, New York, qui signifient et qui sont des symptômes de qualité. Vous parliez tout à l'heure de productions qui sont proposées et installées dans les forums, comment s'instaure le dialogue avec les industriels qui vont fabriquer ces productions ?
GL : Alors, on a dans le processus que je vous décrirais tout à l'heure, où il y a Première Vision qui joue un rôle de catalyseur de cet air du temps, de synthétiseur, qui se traduit par la suite par des rencontres, avec nos exposants, en pratique ça se passe de cette façon : on tourne dans le monde entier, on a plusieurs équipes qui voyagent et qui rencontrent nos exposants sur leurs territoires, en France, en Italie, en Espagne, Portugal, Japon, Corée, Turquie, et vont les rencontrer et vont leurs proposer une vision, leurs proposer des orientations, les guider en quelques sortes sur un travail, sur le travail que l'on a amené, après à partir de là, ils font le leur, ils se l'approprient, faiblement ou beaucoup, selon l'histoire de l'entreprise, son positionnement, ses envies à elle, et dans tous les cas, c'est un input que nous leurs proposons. Ceux qu’on ne rencontre pas, on a des outils aujourd'hui de rencontres à distances, des webinar, des choses comme ça, pour pouvoir parler, évidemment on produit des documents physiques aussi. La gamme sort à ce moment-là, y compris dans une version digitale, c'est-à-dire utilisable dans des machines… Et il y a un deuxième input qui revient, on fait une rencontre à mi-parcours. De cette rencontre à mi-parcours avec le marché mais avec des entreprise peut-être là un petit peu plus choisies de notre côté, qui tournent mais qui sont un peu choisies plus spécifiquement sur certaines typologies de produits et notamment des produits qui peuvent permettre du renouvellement ou qui peuvent, aller vers plus d'inputs créatifs…
MB Qui sont prospectifs pour le marché, soit dans l'image soit dans la réalité du produit ?
GL Dans la réalité du produit oui, pas dans l'image. Dans la réalité du produit au-delà de l'image, au-delà même des jeux politiques et de dire pour telle et telle raison cette entreprise par rapport à son produit, par rapport à ses innovations, par rapport à ce que l'on connait d'elle, c'est bien qu'on la mette autour d'une table. Ensuite, aussi évidemment, et c'est le plus important dans ce système-là, dans cette dernière phase, c'est que c'est un jeu collectif et que tout le monde n'est pas prêt à se prêter au jeu collectif dans les entreprises textiles. Il y a celles qui sont très secrètes comme les marques de mode, il y a celles qui sont partageuses… celles qui sont aventureuses, et celles qui ne le sont pas du tout … Et donc de cette rencontre là, née un input additionnel qui vient plus tardivement nourrir notre écosystème, par le biais des entreprises dont le travail est riche dans le développement de collection.
MB Est-ce que l'on peut dire du retail et de la vitesse, à savoir 6 mois 1 an ? Est-ce que ce temps donné de développement, est-ce qu'il est suffisant, comment la recherche opère ?
GL Là aussi, elle est très diverse, il y a des modalités qui existent qui sont très diverses et je dirais quand même il me semble à ce stade que nos exposants ne lient pas leur travail de collection ou ne le font pas exactement avec le même process de réflexion que celui de leurs clients. Il y a encore des différences notables, pas chez tout le monde, parce que ça renvoie aussi beaucoup au processus industriel et au positionnement des produits et qu’il a de grands écarts, qui sont très forts entre des gens qui ont par leurs positionnements produit et l'outillage industriel : je pense à la révolution qui a été apportée par l'arrivée de l'impression digitale, peuvent avoir un travail de type fastfashion eux-mêmes, dans des processus itératifs… sur le système créatif… Au delà du système de production, sur le système créatif, ils peuvent avoir un travail de type itératif séquentiel, par famille de produits, par paquets etc. et surtout qui s’enchaîne avec l’idée que l’on divise en 10 une saison, en 5, en 3 et que l’industriel produit et surtout en fonction du contact avec ses clients qui eux-mêmes sont souvent des gens qui sont sur un rythme un petit plus rapide, soutenu, une fréquentation plus grande, on va dire, que l’industriel peut s'ajuster, s'adapter et du coup coller très fort avec le marché…
MB Au présent ?
GL : Oui et donc quand je suis industriel j’ai un « time to market » qui est très court, et donc ils sont très attachés avec ce qui se passe dans la rue, de la mode, bien plus fort que tous les autres. Alors que de l’autre côté de l’échelle, vous avez des gens avec un processus industriel beaucoup plus lourd, eux vont devoir avoir une anticipation vraiment courte ils ont « time to market » plutôt long qui va être contraignant pour un ou des produits dans un rythme réel de multi-collectionning. Donc souvent quand je les mets tous ensemble, et c'est difficile de les mettre tous ensemble car, en fait, l'industrie du textile est aussi diverse que l'industrie de la mode l'est de son coté et dans ses logiques. Mais j'entends étonnement là où les marques de mode vont nous dire « j’ai 4, 6, 8, 9 collections, X collections permanentes » souvent eux, nos exposants, ont un temps de début et un temps de fin pour leur collection, c'est comme ça qu'ils parlent, c'est-à-dire qu’ils arrivent avec une première proposition de produits qui est suffisamment grande pour être présentée et à un moment donné ils terminent et entre temps, dans cette intervalle de temps, de nouveaux produits arrivent …
MB Il y a des variations, des déclinaisons ?
GL Pas forcément, mais on va dire que la collection se complète, elle est à 50% elle passe à 70-80%, et après le passage entre 50 et 100% peut lui aussi revêtir des formes extrêmement diverses de créations très nouvelles, de variantes, de produits… Tout existe en fait, on pourrait développer ce point d’ailleurs…
MB C'est du cas par cas ?
GL C'est presque du cas par cas, parce que ça peut être lié aux types de clients avec lesquels ils travaillent. Donc ils sont peu à dire « moi je suis dans la collection permanente », finalement ils sont peu à le revendiquer tel que.
MB Est-ce que ça indique des qualités particulières pour les produits proposés, ou plutôt est-ce que ça a modifié le rapport à la main de l’étoffe ou sa longévité ?
GL C'est un vrai sujet. Laisser du temps à la création, c'est un sujet pour d'autres raisons aussi, d'autres contextes avec notamment le « see now buy now » relève de ce sujet la. En effet l'accélération des rythmes, l’enchaînement des collections fait que les industriels ont moins de temps de création, qui peut déboucher sur des difficultés, celles d'aboutir à des produits mieux maîtrisés, la maîtrise dans l'engagement qu'il doit y avoir notamment sur les produits pointus, plus innovants. Ça c'est le côté le plus négatif que l'on peut voir, mais moi je ne le lis pas comme ça. Je le lirais plutôt de façon positive de dire que c'est une formidable opportunité pour les industriels du textile, de continuer à être créatif et que s’ils ne sont pas tout à fait prêts au moment où ils pensent, parce que le produit doit être industriellement parfait, et bien si le produit sort un petit peu plus tard parce que la fragmentation des collections le leur permettra : c’est positif. Parce que le spectre temporel de travail d’une marque de mode, sur l’ensemble d’une saison printemps/été, ou de l’hiver et qu’on ne sait plus trop si je ne peux pas me raccrocher sur le début de l'automne, peut-être que je peux présenter le produit sur la fin et qu’avant, cela n’était pas possible, car l’industriel avait loupé le moment de vente…
MB C'est-à-dire qu'il n’y a pas eu tant de compression de la recherche finalement ? Mais possiblement des aménagements pour la recherche et le développement ?
GL Il ne faut pas que le challenge soit un calendrier probable, que l'industriel s'enferme dans un temps imposé qui serait vecteur de risques et au contraire s’il a besoin d'un tout petit peu plus de temps pour faire aboutir son produit parce que c'est une création et que cela a du sens et que le produit est bon, qu’il pourrait répondre au marché, et qu’il peut se raccrocher à un autre moment, à un autre temps … C'est l'opportunité qui est posée et qui probablement peut venir compenser la pression qui est mise sur les industriels sur des temps de création très courts, sur des temps de présentations très courts où on leur demande de développer, de présenter tôt et que le processus d'achat n'est pas forcément plus tôt, que la mode veut s’organiser plus tôt, que l'enjeu n'est pas le même des deux côtes, donc ça c'est la lecture qu'il faut pouvoir avoir positivement du système…
MB On pourrait dire que cette hyper vitesse va contre l'idée du sustainable ou du durable ? Et en fait pas forcément, car si le produit est bien développé, ce n’est pas une question, ce sont des niveaux où il y a cette équivoque de production à grande vitesse et de grande quantité qui se soucient peu de la qualité et qui du coup n'est pas durable entre guillemet, cela semble n’être pas cohérent de mettre tous ces notions sur le même plan ?
GL Je suis d'accord, c'est ça l'idée… Je pense que la fast fashion peut être sustainable, enfin ou la production, on a des industriels qui ont des produits qui sont des produits entre guillemet sustainable mais qui peuvent être produits avec une flexibilité. Ceux sont des organisations industrielles qui s’adaptent et donc ces sujets ne sont pas antagonistes. Vous faites référence à l'idée de dire le slow fashion est peut-être plus durable dans le sens où ils jettent moins que la fast fashion plus bas de gamme qui jette évidemment davantage…
Nous, dans tous les cas, on porte chez Première Vision clairement un soutien à la création et on sait que la création est au-delà de ces notions quelque part, quand il y a des innovations, des ruptures techniques, cela peut prendre du temps et ce soutien est important. Parce que la mode créative est selon notre point de vue, notre positionnement le plus important et c’est celle que l'on soutient, et celle qu'on veut voir perdurer pour atteindre des produits pertinents, nouveaux…
MB Et est rivé sur l'innovation de fait ?
GL Alors oui, très basé sur l'innovation, bien sûr. Innovation, dans les tous les sens du terme : créatif, décoratif, d’usage des matières, de mixes technologique aussi…
MB Compréhension aussi de la matière pour ce qu'elle est, ça c'est aussi une innovation la considérer, la déplacer. Sur cette question de l'innovation, il y a des points communs entre prospective et innovation. Est-ce que vous voyez des différences ? Est-ce la même chose ? Est-ce que Première Vision est une entreprise de prospective ?
GL Nous, par le travail que l'on fait notamment sur la mode, on a une fonction prospective clairement, puisque on s'engage à donner des informations qui ont une orientation de tendances à venir, par ailleurs compte tenu de l'offre qui est la nôtre, et son positionnement, c'est-à-dire plutôt sur un positionnement de la mode créative quelque part, c'est une tour de contrôle, ou c'est un pôle dans lequel l'innovation se rassemble. Il y a eu, en plus de cela, des initiatives que nous avons qui sont complémentaires à tout ça et qui peuvent permettre aussi de montrer au marché l'innovation je pense à ce que nous avons fait dans le passé sur des plateformes de projets, on devait accueillir R3iLab, il y a un an avec Accessology, on a eu une plateforme sur l'impression digital… En ce moment nous avons un projet nouveau, un projet pour février prochain sur lequel on va communiquer très bientôt…, nous avons une plateforme wearable qui arrive aussi… Et là c'est notre rôle, au-delà de nos exposants et par rapport au marché, d'essayer d'accompagner des mouvements de prendre des parties, mais bien sûr on ne va pas tous les accompagner. Et là, on en a quelques-unes comme celles là, on a notre dispositif smart création qui lui renvoie vers les enjeux de la responsabilité, du durable, du sustainable, et du responsable dans toute sa diversité…
MB C'est une notion très différente le responsable au regard du durable ?
GL Alors, dans un de nos nouveaux dispositifs que nous développons et sur lequel on avait eu des essais où on va aller sur quelque chose d'un peu plus durable, mais à coté d'autres sujets qui renvoient à d'autres besoins de la part de la filière et du marché, nous essayons d'agir sur ces deux volets. Je dirais que c'est une chance que nous avons à Première Vision de pouvoir faire ça en tant qu'organisateur de salon, entreprise privée, de s'inscrire dans du moyen terme, voire parfois sur du long terme, et ça c'est quand même extrêmement valorisant.
MB Au sein de Première Vision, c'est d'anticiper les questions et de les soutenir ?
GL Oui, ou d'être à un endroit où on peut en parler, un endroit où on peut l’évoquer, on ne prétend pas par exemple, typiquement sur le sujet du responsable, du sustainable, que nous appelons smart chez nous, ou sur le sujet de la tech, on ne prétend pas nous détenir la clé des réponses de ces sujets si vastes dans lesquelles personnes n'a raison… Par contre, accompagner et donner des clés d'entrées aux gens pour comprendre, lire et après que chacun se fasse sa propre position, ça c'est notre rôle.
MB C'est de la veille permanente ? Qui sont les acteurs ou les protagonistes de ces moments de discussions, parce que ce que j'ai compris c'est qu'il y a des gens qui viennent et que vous réunissez par géographie déjà, donc plutôt des gens qui sont du même territoire, mais c'est un territoire qui peut être d'une même ville, plutôt d'un même pays ou d'une même communauté, vous pouvez faire venir des anglais à Paris…
GL Ça se passe dans chacun des pays, alors vous avez Milan Tokyo Londres etc… Des gens se réunissent, on essaie d'avoir des tables un peu varié de gens, pas toujours, c'est selon, mais l'idée c'est d'avoir une variété de gens autour de la table qui représente différentes typologies de marchés, besoins etc… Et même de leurs natures et ensuite chacun de ces pays envoie son représentant et c'est le deuxième cercle qui re-réunit ou synthétise.
Donc on est dans un système dans lequel on part d’un panel très large et qu'on ne peut pas traiter toute cette diversité, donc nous sommes obligés de canaliser, au risque d'erreurs, mais de canaliser et moi je le lis comme ça, c'est-à-dire plutôt canaliser pour prendre des risques mais pour essayer de garder ce qui est peut-être ce qui va nous amener le plus loin.
MB Et alors dans ce panel, ces personnes, j'imagine qu’il y a des gens qui sont plus du côté de la sociologie ou de l'anthropologie, de la philosophie, des industriels ?
GL A ce stade il n'y pas d'industriel, on réunit vraiment des gens que je qualifierais d'influenceurs, plutôt du style mais qui ne sont pas d'un monde qui serait exclusivement celui de la mode, qui peut être du design… Pas forcément des artistes à ce stade, aujourd'hui on est quand même, parce qu'on cherche aussi à être proche du marché, à être dans la vie du marché, parce que c'est quand même un outil de travail pour à la fois nos exposants et nos acheteurs, donc on essaie de ne pas trop planer, dans le sens où l’on essaie d'être dans le marché. Dans la vie du marché textile. Il faut le pouvoir et ce n’est pas facile pour nous de l'être avec justesse, de pouvoir faire rentrer des gens qui nous tire vers des réflexions plus haute ou plus futuriste plus anticipatoire, plus prospective et en même temps d'être avec une production et une position qui soit compréhensible, utilisable par des industriels du textile sur des territoires de cultures de mode diverses. Même si, par rapport à la façon dont Première Vision fonctionne et les systèmes de sélections, c’est relativement cohérent …
MB Il n'y a pas une folie de l’anticipation, ce n’est pas l'endroit non plus, il est vrai.
GL La folie, il faut la mettre dans d'autres systèmes, dans d'autres approches ou peut-être dans des éléments complémentaires qui viennent lire la saison, au-delà des produits physiques qui sont présentés. Cela peut être dans les mots qui les accompagnent, champs lexicaux qui qualifient ces produits et apportent un propos plus lointain. Ou une imagerie complémentaire qui elle est porteuse de messages qui vont un petit plus loin.
MB En ce sens là, est ce cela qui est prospectif ? Ces postures de veille qui regardent ce qui arrive, de comment cela fonctionne et là ou ça peut aller, de là ou ça pourrait aller… Et précisément, on sent bien que la filiale du textile a évolué… Quelles sont les quelques grandes ruptures qui vous semble être vraiment importantes ? Pas depuis les manufactures de louis XIV, mais disons au XXème siècle, parce qu'il y a quand même eu de grandes étapes ?
GL Oui, pour moi il y a deux volets, dans le sujet. Il y a l’innovation pure sur la matière, les fibres. En effet, entre les fibres naturelles, les fibres artificielles, les fibres synthétiques il y a une compétition, et des évolutions qui ont été fulgurantes, qui se font finalement chez un tout petit nombre des exposants de Première Vision, on est sur un pyramide inversée. Ils sont très peu nombreux, les fabricants de fibres, notamment comme on sort des fibres naturelles. Donc là, il y a des inputs qui grillent tout le marché. Les parts de marché inter-fibres ont énormément évolué sur les 20 dernières années…
MB Ca fluctue énormément ? En fonction des cours du marché, de l’usage de la laine et du coton par exemple ?
GL Non, ce n’est pas lié de façon strictement économique. Nous sommes sur un usage plus structurel. La laine par exemple a perdu des parts de marché, structurellement, mais il faut dire que la population a grandi, la laine ne peut pas servir de manière illimitée, c'est dépendant des élevages des troupeaux … donc il y a des limitations qui sont liées à la nature de ces fibres. Des problèmes que l'on retrouve dans le cuir, liés aux cheptels… Ce qu'on mange à une incidence sur ce que l'on va pouvoir trouver. Par comparaison, en amont, quand vous êtes industriel de la fibre synthétique ou de la fibre artificielle, c'est plus organisable. Le coton étant la seule fibre naturelle peut être sur un registre un peu différent. Il y a eu des profonds changements, l'arrivée du lycra, des fibres élastiques par exemple, les qualités extraordinaire de nouveau polyester, en remplaçant d’autres matières. Dans l'artificiel, on n’a pas que le bois, on a le bambou, qui peut-être n’apporte pas grand-chose mais qui varie les sources d'origine de la matière, et qui permet de les multiplier. Ca, je pense que c'est un registre de changement très fort parce que sur le registre d'à coté qui est le registre des textiliens finalement, moi j'aurais tendance à lire une très grande révolution, justement pas très lointaine, celle de l'impression digitale. Parce que l'impression digitale, aujourd’hui elle est compétitive par rapport au cadre ou à l'impression aux rouleaux, et elle a apporté de la souplesse, elle peut aller sur presque tous les supports. C'est peut-être pas aussi bien que certains, mais son changement profond ce n’est pas tant le produit qui sort à la fin que la façon dont on l'industrialise, avec du prototypage extrêmement rapide, enfin tout ce que vous connaissez, des séries plus courtes et qui est complètement en adéquation avec la fragmentation des collections et des rythmes rapides. Donc ça, c'est pour moi c'est une vraie rupture technologique.
MB Et sur les machines, l'équipement sur les machines à maille qui sont plus performantes qui font des pièces quasiment d'un coup. C'est plus anecdotique finalement ?
GL Le wholegarment, si on l'appelle comme ça, moi je trouve que c'est fabuleux, extraordinaire, mais ce procédé n’a pas encore prouvé au moment où on se parle, qu’il apportait une rupture industrielle aussi forte que le digital, parce qu'il n'a pas la productivité, ça reste assez lent sur ces machines qui coûtent très chères. En termes de produits, le wholegarment n'a pas démontré que les différentiels créatifs de produits valaient le coût. Peut-être, demain, je trouve que c'est extraordinaire, à titre personnel. Mais je ne peux pas encore le lire comme une vraie rupture.
MB Parce que l'efficience productive n’est pas encore là, il y a encore des choses qui sont analogues mais un peu différente en termes de technologie, qui fonctionnent.
GL : En effet. Par contre, si on fait une analogie entre les deux sujets, l'arrivée de l'impression digitale, n'a pas permis d'un point de vue créatif d'être mieux qu’avant, c'est plus l'industriel et le rapport au marché, la connexion au marché. Le wholegarment, lui, c'est sur la création qu'on l'attend. Et certainement, c'est sur la création qu'il pourra faire quelque chose, après dans le reste, les métiers à tisser plus rapide, les technologies pour la filature, moi je suis pas un spécialiste de la filature, mais il y a des nouvelles technologies, fondamentalement, ils ont cherché de la productivité, les fibres plus parallèles, le moins de pilling possible mais cela ne renverse ou ne révolutionne pas la façon de penser ou de faire l’industrie du textile.
MB C'est de l'optimisation en ce sens. Je suis assez fasciné par les nouvelles fourrures, créer un usage nouveau, d'introduire des fibres naturelles en lieu et place des fibres synthétiques précisément et ça ouvre des potentiels justement, sur ce que vous disiez sur le cuir et la limite en fonction des cheptels… Et les cuirs végétaux aussi, pour ces mêmes questions, mais on peut dire que pour le moment c'est pas encore performant en terme de qualité et de finition comme l'est la vraie fourrure ou le vrai cuir. En « vraie fausse » fourrure, parce que on sait plus comment l'appeler, j'appelle ça la fourrure nouvelle, parce que ce n'est plus de la fausse fourrure à partir du moment où la fibre animale ou naturelle. Il y a des choses cependant dont on peut dire que l’envers de la matière, les mailles sur l’envers sont anecdotiques, qu’elles ne sont pas pensées, alors qu'en soit c'est aussi le sujet… Et sur le cuir végétal de la même manière. Les surfaces sont belles mais les revers sont souvent assez déceptifs.
GL Oui peut être que l'histoire du cuir végétale est moins à relier à un acte de création qu’à une recherche d'engagement, d’un certain nombres de valeurs. La marque, quand elle se l'approprie, parce que le cuir végétal dans son processus industriel avec des écorces, avec des bains, avec de l'attente, car c'est plus lent, ça baigne en verticale en l'état, ça sèche dans l'air, etc. Il y a processus plus lent, entre guillemets plus naturel qui est recherché par rapport à des positionnements marketing ou des positionnements de valeurs d’entreprises, de certaines entreprises qui veulent sortir du chrome, même si aujourd'hui dans le chrome il y a déjà des améliorations, et qui recherchent autre chose… Une autre qualité aussi de matière, en terme de toucher… et du coup, vont en faire un usage différent, mais là ils y sont contraints…
MB Et justement, comment vous percevez cette envie de créer des nouvelles matières parce que c'est très difficile, j'ai l'impression quand je reviens sur les nouvelles fourrures, il y avait cette envie systématique de faire avec la nouvelle fourrure, du léopard ou je ne sais pas quoi de parodies de motifs du naturel comme s'il n'y avait pas la possibilité d'inventions, de créativité. J'ai l'impression qu'il y a des tentatives d'innovations techniques ou de matières qui sont toujours subordonnées à l'identification qu'on peut en faire. C'est plus facile de vendre une matière qui ressemble à du léopard et qui aurait un toucher super chouette, que de faire une matière qui a une identité qui n'existe pas, de peau de monstre, de peau d'Alien.
GL Oui, on peut dire la même chose quand on observe des tissus qui vont essayer de reproduire le grain, l'aspect, la forme, la main d'un cuir. Donc avec du long poil ou sans poil. Clairement, c'est parce que le marché pousse, et c'est la pression du prix. C'est la pression du marché qui conduit certains industriels à aller là-dedans, dans l’imitation. Et imiter, parfois en faisant des choses très bien, et avec de l'innovation parfois même mais pour faire moins cher. C'est un acte…
MB La vocation est plutôt économique que créative, d'une certaine manière ?
GL Je pense que c'est plus le business qui dirige ces stratégies-là. Là où, c'est sûr, quand vous avez une innovation textile spécifique qui intervient dans l'amont de la fibre ou même en aval, à l'intérieur de l’entreprise chez un textilien qui va mélanger des technologies pour pouvoir faire des produits plus créatifs. Et bien, il y a un risque plus fort, par rapport à la présentation et au succès de son produit sur son marché, et à l'adhésion du marché. Par contre si, et c'est tout l'enjeu, avec cet apport créatif, c'est beaucoup plus valorisant, même en terme de business, parce que ça reste valorisant pour de multiples raisons : parce qu'il aura la capacité à placer ses prix, qu’il est le seul à le faire, ou qu’il maitrise une technologique ou le savoir-faire que les autres n'ont pas… Donc, il se distingue des autres dans une compétition mondialisée, car le secteur du textile est ultra mondialisé… Se distinguer et donc créer un produit différent… Et en particulier les entreprises européenne, pour qui c'est plus difficile de jouer sur une simple « économie d'échelle », économie de leurs unités de fabrication, de la taille de leurs usines… Ces notions sont incompressibles, la créativité et l’innovation sont donc des vecteurs de distinction sur le marché…
MB Le coût que l'usine par rapport aux produits effectivement, ne serait-ce que pour la main d'œuvre, et de qualité, j'imagine aussi de l'entretien de l'appareil technologique ?
GL Et on retrouve dans ces enjeux de coûts qui sont alors là des enjeux planétaires, plus globaux en terme d'appréciation, d’enjeux qui consiste à dire que les pays qui ont des filières intégrées, qui démarrent avec le fil ou la filature, et qu’ils vont jusqu’à la production de l’étoffe ou du vêtement ont des avantages compétitifs parce que le réseau ou la filière se joue sur un territoire physiquement resserré. Les produits passent d'une filière, d'une étape à une autre dans un processus de production dont on sait qu'il est itératif, séquentiel… Et donc aujourd'hui pour certains pays et entreprises, n’ayant pas l'ensemble de ces chaines industrielles de fabrication, sont fragilisées par ceux qui ont des propositions de filature énorme à coté du site de fabrication de l’étoffe…
MB Le transport de marchandises, c'est un des points aveugles de l'industrie mais qui finalement, dit beaucoup, c'est la base d’une production, l’intermédiaire dans la chaine de production …
GL Si vous tendez une logistique, vous optimisez la logistique, vous créer de la proximité créative, la réactivité créative aussi… Donc il y a un travail à chaque étape dans le processus industriel du textile : fibre vers fil, fil vers tissu, tissu vers apprêt, etc. chacune des étapes travaille et échange avec la précédente, « fais-moi ci comme ça, fais-moi évoluer cela comme ça », pour nourrir un processus créatif plus long, mais avec des temps de réponses plus rapides.
MB Cette suite de processus entre la fibre, fil, surface et apprêt, c'est une chose qui est très stable et qui n'a pas bougée en terme d'organisation. Il n'y a pas eu de modifications fondamentales de ce système industriel textile. Constater ce qui est pérenne dans les systèmes, dans la mode on pourrait dire que le principe de faire une collection, désormais multipliée par 10, d'avoir des parfums, une campagne éditoriale… Il y a des mécaniques qui sont installées depuis disons le début du XXème siècle. Pour l'industrie textile, j'ai l'impression que c'est assez similaire. Hormis le rythme de production, rien ne change l'organisation même de la bureaucratie de l'industrie du textile ?
GL Non, parce qu'il n'y a pas encore eu l'innovation technologique de rupture avec tout ça, c'est sûr que le jour où on mettra de la poudre dans une imprimante 3D, pour en sortir un produit souple, soit fini soit même un produit non rigide, souple, et bien là on aura changé tout.
MB Ce n’est pas improbable d’ailleurs, vu la part que prend la recherche sur l'impression 3D.
GL Mais tant que l'impression 3D est une impression de matériaux solides, vous voyez bien qu'elles portent un certains nombres de contraintes. Cela dit, elle est quand même très présente dans les produits connexes à la mode ou intégrés à la mode, comme la bijouterie, de l'accessoirisation pour la maroquinerie …
MB Pour l'instant c'est une question d'échelle, l'impression 3D produit en grandes quantités à de toutes petites échelles des produits. C'est ça pour l'instant, la limite, c'est anecdotique à l’échelle de cette technologie.
GL Oui mais pour combien de temps ?
MB C'est intéressant de pointer la notion de souple ou de mou, comme étant le point limite pour l'instant de cette technologie de l'impression 3D.
GL Parce qu'il faut l'assembler après, si on est sur des matériaux rigides il faut faire des petites pièces, il faut les assembler, du coup c'est du temps, et est-ce que ce temps on peut se le payer ?
MB Une dernière question, par rapport aux fablabs. Comment voyez vous ces nouvelles structures de production, ces endroits un peu intéressant où l'on procède différemment, sur des chaines très courtes aussi, comment vous appréciez ça ?
GL Moi je trouve ça extraordinaire, je ne sais pas mesurer à quel point aujourd'hui dans notre secteur ils sont utilisés. Je peux imaginer que dans des prototypages rapides… justement, on y revient, sur les matériaux solides, composants, accessoires maroquinerie, chaussures ou des choses comme cela ils interviennent plus fortement. Dans notre partie textile, ici sur la partie plus textilienne, je les vois moins venir, même si je ne sais pas, on ne voit pas bien encore comment est-ce qu'ils arrivent à irriguer ou à aider plutôt, le renouvellement d'une industrie textile.
MB Comprendre la matière textile dans sa propriété, au-delà de la filière et de cette sensibilité qui regroupe beaucoup du monde et finalement peu de monde par rapport à l'industrie des produits et des objets durs précisément, une matière énigmatique pour beaucoup de gens ou une matière invisible dans le sens où on parle de vêtement mais on ne parle plus de textile ?
GL Ce d’autant plus que je le mets pas comme une innovation de rupture, mais c'est vrai que les apprêts, les finitions, énormément de choses qui ont été faites et qu'au aujourd'hui comme les mains du tissu sont très trompeuses, les touchers sont très trompeurs, et quand on n’est pas expert, un consommateur, parfois c'est très compliqué, de dire « Mais c'est un coton ça » ?
MB C'est énigmatique comme vous le disiez trompeur, effectivement qui rend invisible le fait que le textile est présent.
GL Moi je trouve que c'est une richesse tout ça. Je le lis pas comme l'idée de mélanger, et je le lis comme une richesse, c'est-à-dire que les créateurs en amont ils vont pouvoir mélanger des matières différentes, les traitées différemment pour faire émerger, pas forcément des aspects nouveaux, mais des comportements de textiles, des touchers qui seront inattendus, créatifs et pas forcément visuels, et qu’il y a une foule de registres de créations.
Notes de bas de page :
Trendsetter : traduit par faiseur de tendance, créateur ou initiateur de tendance, précurseur, lanceur de mode, … selon les différents dictionnaires employés.
Webinar – logiciel de visionconférence – d’organiser des sessions en direct de séminaires notamment.
Time-to-market : temps qui sépare la décision de conception d'un produit nouveau de sa mise à disposition sur le marché. Source wikipédia
Le R3Lab est un réseau de chef d'entreprises du textile, de la mode et des industries créatives dont l'objectif est de promouvoir l’innovation, notamment immatérielle, dans l'industrie. Ce mouvement, piloté par des industriels pour des industriels, met en place, anime et organise un certain nombre d’actions et de projets destinés à soutenir l’innovation au sein des entreprises. Source http ://r3ilab.fr/
La technologie au service de l’accessoire. Elle peut le magnifier, repousser ses limites, le rendre plus fonctionnel ou même ne faire plus qu’un avec le produit. De plus en plus, le consommateur veut des accessoires qui ne le sont plus…accessoires, des produits utiles mais sans faire l’impasse sur l’esthétique, des produits innovants mais portable au quotidien. C’est bien la démarche de l’espace Accessology sur Première Vision Accessories, mettre en lumière des démarches technologiques, innovantes développées pour les accessoires / maroquinerie – chaussure – bijou. Source http ://www.premierevision.com/fr/news/accessology-2/
tech pour parler de technologie dans son sens le plus vaste.
Influence : Action (généralement lente et continue) d'un agent physique (sur quelqu'un, quelque chose), suscitant des modifications d'ordre matériel. (…) Action (généralement progressive et parfois volontairement subie) qui s'exerce sur les opinions morales, intellectuelles, artistiques de telle personne ou sur ses modes d'expression. Action (généralement prolongée dans le temps et non brutale) qu'une personne ou un groupe exerce sur les opinions politiques de tel(le) autre, sur l'orientation du gouvernement, de l'administration. (…) Pouvoir reconnu ou conféré par tel groupe social (à telle personne ou collectivité) de régir l'opinion, de jouer un rôle important dans l'organisation des affaires publiques. Source : http ://www.cnrtl.fr/definition/influence
Textilien désigne l’entrepreneur ou l’entreprise qui conçoit l’étoffe en surface… possiblement qui réalise les apprêts de surfaces, ennoblissements et finitions sur les étoffes.
Wholegarment : Traditionnellement, un vêtement tricoté se compose de parties séparées - les panneaux de corps avant et arrière et les manches qui sont assemblés et cousus ensemble par la suite pour former le vêtement. Les tricots selon la technique du wholegarment sont fabriqués en une seule pièce, en trois dimensions, directement sur la machine à tricoter. Par conséquent, le vêtement ne nécessite pas de travail de post-production pour le montage et cela en réduit le temps de fabrication. Le wholegarment donne des atouts spécifiques au tricot : douceur, légèreté et résilience, à un niveau de sophistication entièrement nouveau. wholegarment peut être décrit par des techniques : “fully fashioned knitting” ou “complete garment knitting” c’est-à-dire relevant du procédé de fabrication du vêtement en tricot, intégralement et d’un seul tenant.
Pilling est un défaut de surface des textiles causé par l'usure, et est considéré comme inesthétique. Il se produit lorsque le lavage et le port des tissus provoque la libération des fibres lâches à partir de la surface du tissu et, avec le temps, l'abrasion amène les fibres à se développer en petits faisceaux sphériques, ancrés à la surface du tissu par des fibres saillantes N'ont pas rompu. L'industrie textile divise le pilling en quatre étapes : la formation de fuzz, l'enchevêtrement, la croissance et l'usure. Source : wikipedia
Le procédé du tannage au chrome avec le sel de chrome (III) concerne environ 85% de la production mondiale de cuir. Face aux cuirs tannés végétalement, les cuirs tannés au chrome offrent une résistance à la déchirure deux fois plus importante. Ils sont également plus légers car les peaux tannées au sel de chrome ne sont pas rembourrées : le tannin constitue seulement jusqu'à 4% du poids de ces cuirs (voire même seulement 1,5% pour les nouveaux cuirs ), alors que chez les cuirs non tannés au chrome, le tannin représente environ 20% du poids total. Enfin, ce processus de tannage est plus rapide et plus économique que les anciennes techniques de tannage. Source : https ://www.gusti-cuir.fr/tannage-au-chrome/
fab lab (contraction de l'anglais fabrication laboratory, « laboratoire de fabrication ») est un tiers-lieu de type makerspace1 cadré par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et la FabFoundation2 en proposant un inventaire minimal3 permettant la création des principaux projets fablabs, un ensemble de logiciels et solutions libres et open-sources, les Fab Modules4, et une charte de gouvernance, la Fab Charter. Souce : Wikipédia - https ://fr.wikipedia.org/wiki/Fab_lab
Impression d'épaisseur donnée par une étoffe. Donner de la main à une étoffe. L'apprêter pour la faire paraître plus épaisse qu'elle n'est. Source : http ://www.cnrtl.fr/definition/main
ENTRETIEN CYRIL CABELLOS
Cyril Cabellos en conversation avec Mathieu Buard
Paris, appartement privé, 20 septembre 2016
Cyril Cabellos est directeur de la communication de la maison Boucheron, pour le groupe Kering. Cyril Cabellos a collaboré avec de nombreux designers notamment avec Hedi Slimane lorsque celui-ci était directeur artistique pour le département menswear de la maison Yves Saint Laurent, puis chez Dior Homme. Il aura notamment développé les projets images, diffusions artistiques et la communication d‘Hedi Slimane (livres, projets photographiques…). Cyril Cabellos a ensuite travaillé à la direction de communication et au développement de l’image de la maison Carven sous la direction artistique de Guillaume Henri, puis intègre le groupe Kering et développe spécifiquement l’image du groupe international de François Pinault. Il est désormais directeur de la communication pour la maison de Haute Joaillerie Boucheron.
MB Comment une maison fonctionne du point de vue de l’image dans un groupe de luxe, mais aussi comment l’image se construit au sens propre, dans un positionnement global par rapport au marché, par rapport à d’autres maisons ? Aussi, au regard de ton expérience et de ton poste dans un groupe du luxe, peux tu expliciter ce métier et la fonction image pour la mode ?
CC Donc la question serait qu’est ce que l’image d’une maison, comment on invente une image de maison et comment on invente celle d’un groupe de fait. Il y a plusieurs approches pour répondre à ce sujet :
- Il y a une considération ou une approche primaire, c’est-à-dire que l’on a un nom X ou Y, l’on a une activité X ou Y et derrière cette activité, il faut créer un cadre qui permette d’identifier cette entité et d’associer à cette entité une série de valeurs, de mots et d’éléments d’identification. En l’occurrence dans le cas concret de Kering, qu’est ce que doit évoquer en premier lieu le nom Kering, et donc un travail purement d’identité classique, qui doit évoquer les activités mercantiles, et donc se doit de communiquer de façon évidente sur ces produits, commercialement.
Ensuite entre en jeu la notion de « valeurs », il faut alors valoriser le groupe parce qu’il a vocation à travailler pour lui-même, et de travailler pour les marques qu’il possède. Le principe qui aura présidé à l’élaboration de l’identité de Kering se pense comme complémentaire, supplémentaire de l’identité de chaque maison ; concrètement c’est de se dire qu’une maison X a telle identité mais cette maison appartient au groupe Y et donc qu’est-ce que j’associe au groupe Y, un certain nombre de valeurs qui entrent en écho : le patron, ce qu’incarne le personnage et ce que cela signifie, les valeurs politiques tels que la sustainability, le droit des femmes, des éléments d’ordre plus comportemental tels que « c’est une groupe fort, c’est un groupe qui est puissant, c’est un groupe qui est riche, qui innove… » Donc, il y a une approche prise dans une logique de marché, où le groupe valorise ses marques en backoffice tout autant que le groupe valorise ses marques par le propre fait d’être propriétaire et d’être protecteur ou incubateur…
- Ensuite, il y a la notion de marque, parce qu’en tant que tel, le groupe Kering n’est pas une entité commerciale, il est une entité financière et boursière. Donc il faut parvenir à se dire « je ne sais pas à qui est associé Kering, comme marque et maison, mais je dois faire comprendre que Kering est une groupe de luxe qui possède des maisons et qu’il appartient à François Henri Pinault, qui a les valeurs X ou Y et en cela qu’en tant qu’investisseur, je donne ma confiance et je décide d’investir dans le titre, dans l’action car c’est un groupe qui rentable, qui crée des emplois, qui génère de l’argent… » un ensemble de valeurs auxquelles on peut adhérer en somme. C’est très politique en fait, puisque le groupe n’a rien à vendre concrètement.
MB En cela une image se constitue sur des valeurs, tout cela est donc très théorique ?
CC Oui, la personnalité du propriétaire, souvent en activité dans le groupe comme président. Les valeurs associées, philosophiques, un état d’esprit en somme et de plus par des valeurs financières, stables et rassurantes pour le marché et les industries. Une logique d’existence, avec une forte valeur ajoutée – C’est uniquement théorique oui.
MB On pourrait dire que la puissance d’un groupe, c’est ça capacité à se théoriser, sa puissance de théorisation avec des mots, un langage, …
CC La force d’un groupe et des gens qui y travaillent c’est que n’étant pas concernés par l’activité commerciale pure, c’est-à-dire de la nécessité de mettre sur le marché des produits qui doivent être achetés dans tous les pays du monde… Ils peuvent avoir et porter une vision macro sur l’ensemble du système et donner un supplément de réflexion qui permettent aux marques de mieux travailler aussi à la fois sur des outils purs, sur des techniques et des méthodologies, à la fois aussi sur l’innovation et évidemment sur des économies d’échelles – c’est ça aussi tout le principe d’un groupe, le fait que l’on puisse mutualiser, de mettre en réseau, et sur la communication et de l’image en plus de cela d’avoir une valorisation supplémentaire. Cela donne aussi une certaine sécurité, notoriété parce que le groupe est efficace … connu, une certaine capacité à évoluer, et que l’on sait que le groupe donne à la maison des outils efficaces, des moyens de mieux s’industrialiser…
MB Et donc de proposer de l’innovation, de la création, qui sont au cœur du groupe…
CC Oui et cela repose sur des théories parce que toute direction peut être prise et que cela dépend d’une impulsion qui est bien souvent celle du président propriétaire. S’il décide par lui même de dire « moi, ma priorité c’est la sustainability, j’emmène tout mon groupe avec moi, mes entreprises et ses 36000 employés dans cette logique… », l’ensemble du groupe suit cette direction et c’est exactement ce qu’il se passe chez Kering… C’est ce qui constitue les différences majeures entre les groupes aussi, ces décisions et ces choix …
MB A la fois avec une bureaucratie puissante, extrêmement puissante et une dimension théorique qui repose sur une projection très forte du propriétaire. Les fondations de ces groupes ont elles le même rôle ?
CC Mon analyse personnelle, pour ces groupes, est que cela tient d’un développement connexe lié à une envie personnelle – certes, il y a un désir d’aller vers l’art contemporain comme marché, lié à la rentabilité aussi … Mais je ne pense pas que cela soit volontaire d’associer au départ l’image du groupe et celle de la création de l’art contemporain. Maintenant, effectivement parce que l’ampleur de l’art contemporain est signifiante et parce que cela permet de justifier et légitimer la richesse de ces groupes, de démontrer que ces grands mécénats, cette mise à disposition publique de ces collections privées aussi permet quelque part de faire sauter la pression des taux de rentabilité… C’est donc d’abord une démarche instinctive qui ensuite est devenue un intérêt collectif, global, pour l’art contemporain dans une dynamique de rentabilité, de marché…
MB Très connecté à l’air du temps, il y a une rencontre et une convergence de ces deux systèmes industriels de la mode et de l’art contemporain, en terme de globalisation, de diffusion, de communication…
CC A l’air du temps et à la convergence de ces métiers exactement, confrontés à des créatifs d’une part et face à des créateurs artistes. C’est un triangle, tout le monde se regarde, l’artiste regarde la mode, la mode regarde l’artiste qui regarde le groupe. Que l’artiste regarde le groupe parce qu’il peut être acheté dans des collections. La démarche de la fondation Pinault est complètement dissocié du groupe Kering – La Pinault collection n’a rien à voir avec le groupe, ne porte pas son nom, à la limite on peut dire qu’il y a une dissociation, c’est le père de l’un côté, le fils de l’autre… Là où il y aurait une vision plus opportuniste, c’est quand une fondation porte le nom d’une marque amirale du groupe LVMH et dont la dynamique est, voilà ce que j’ai, je vous le montre en boutique, là où il y a une dissociation totale chez Kering … Où les artistes n’ont pas d’intervention dans les boutiques, ni dans les marques et inversement… C’est mon analyse personnelle mais vécue de l’intérieur et surtout parce que tout cela s’est constitué dans les quinze dernières années …
MB Il y a donc des jeux de mimétismes culturels entre ces instituions ou groupes ? Qui se regardent beaucoup …
CC Qui se regardent beaucoup, mais cela me fait penser aux grands industriels de la fin du dix neuvième siècle qui ont, parce qu’ils ont gagné de l’argent, ils ont évolué culturellement, spirituellement par cette accès à la fortune. Aussi par la violence de leurs activités, ont commencé à avoir une dynamique de mécénats, une politique culturelle plus humanisante, exprimée à travers l’art, une sensibilité qui n’était pas possible de développer au cœur de l’activité industrielle et professionnelle. C’est une démarche humaine classique, c’est juste qu’aujourd’hui cela se passe à des niveaux jamais atteints jusqu’alors. Au XIXème siècle l’industriel qui développe l’activité ferroviaire et qui soutient des ateliers d’artistes à Paris… c’est exactement ce qui se passe maintenant mais dans des échelles toutes autres. C’est une manière de rétribuer, de se soulager et d’exister autrement que par la vente de sac à mains… d’autant que plus que la création est au cœur de cette industrie de la mode… là où avant l’industrie c’était des chemins de fer…
MB Ce qui signifie que l’industrie soutient comme tous les mécènes de toutes les époques (Princes, notables, grandes puissances financières…) la création…
MB Dans cette logique de construction, d’un groupe et de son image, bien souvent ceux sont aussi et avant tout de maisons patrimoniales avec un ADN fort qui sont le fond solide du groupe… Alors deux questions : Comment le groupe procède pour valoriser cette identité patrimoniale ? Et par là, comment on recrute un nouveau designer dans une maison ? Qu’est ce qui préside à ce choix, quels sont les critères et cela a t il à voir avec l’ADN ? J’imagine qu’un groupe à une vision fine, historique et transversale des maisons qu’il possède…
CC Nous sommes face à un marché particulier, effectivement des maisons patrimoniales, avec a minima 30 à 40 ans d’histoire derrière elles, pour ne pas dire plus. Le groupe lui, au moment du rachat, a une analyse extrêmement fine, précise de ce qui s’est passé. Maintenant je ne pense pas que ces groupes soient dans la perspective de la projection du patrimoine… si c’est de la projection, c’est purement économique sur un potentiel de développement, par rapport aux marchés et leurs réceptivités, aux catégories de produits, extrêmement rationnels et purement économiques. Donc la part créative dans l’histoire est la cerise sur le gâteau mais aussi la locomotive des industries de la mode… du business qui va derrière… cela ne changera pas in fine le produit diffusé… rentable et vendu en quantité, selon une gamme spécifique ; ça c’est lié à des techniques marketing, dont le créateur X ou Y, finalement, à trois détails près, serait encadré par les mêmes cases.
Le recrutement devient intéressant dans le sens où la question se pose : quelle impulsion et la dynamique je donne à la maison pour permettre de générer et justifier la dynamique d’expansion soit régulière et donc soit dans les objectifs de rentabilité. En France, on a la chance d’avoir deux très grands groupes, deux leaders mondiaux qui ont deux approches différentes : l’une, avec une approche plus sensible et la volonté que le créateur comprenne la démarche et la maison dans laquelle il est employé. Qu’il puisse être connecté avec cette marque et être réellement connecté avec cette marque pour que sa proposition et production puissent avoir du sens. Il y a eu des disfonctionnements, des pertes de repères comme Alexander Wang chez Balenciaga. Là ou l’autre groupe est dans une dynamique purement économique pour le choix du créateur : quel est le niveau de visibilité de créateur, quelle est la capacité de la personne à être médiatiser, potentiel médiatique fort, quelle est la capacité de la personne à accepter d’être dans un cadre extrêmement précis, pensons à Nicolas Ghesquière chez Louis Vuitton qui n’a aucun mot à dire sur les déclinaisons commerciales, les produits dits d’entrée et la gamme monogramme … et qui est dans une dynamique complètement différente.
MB Purement d’image donc ?
CC Purement dans une logique de conforter le microcosme des initiés avec lequel les dirigeants évoluent, non pas avec une vision pour la marque mais de se rassurer, en plus de la vision rentable de cette marque, par l’impulsion créative qui parle au microcosme et qui aura une résonnance pour ce que j’appelle les suiveurs immédiats, ceux qui ont la capacité d’acheter immédiatement et qui n’ont pas la capacité de faire la différence entre un créateur et un autre, c’est en cela qu’il faut un créateur qui donne cette impulsion…
MB Du dit « créateur » et pas designer, ou pas styliste, ou pas couturier… Parce que créateur ça recouvre toutes ces fonctions ou est ce que c’est comme ça que l’on en parle du point de vue des groupes ?
CC C’est comme ça que l’on en parle du point de vue du groupe.
MB Parce que c’est une grande question, historique, il y a eu l’époque des couturiers, des designers, des jeunes créateurs… des stylistes. Et chaque fois cela voulait dire quelque chose de spécifique… Tout cela finalement est pris sous le mot de créateur ou d’auteur en somme ?
CC Complètement, et un système qui est fait pour le valoriser, avec des moyens qui sont importants mis à disposition de ces personnes pour leurs permettre de se réaliser dans les meilleures conditions possibles. Ce qui est en soi, une qualité ou une condition très honorable de création ou de soutient à la création… Avec Vuitton, c’est une machine qui tourne pour un laboratoire de recherche que Ghesquière développe… Mais quand on regarde le développement de la marque, la part de Ghesquière est une part infime… Par rapport au produit, et sur l’incidence que cela a sur la marque où le créateur a là une incidence toute relative… Néanmoins si il est tant critiqué, c’est parce que l’incidence qu’il a auprès du public immédiat est forte puisque le public immédiat ne fait que regarder de ce côté là de la marque et ne regarde pas le reste… Là ou l’approche d’un autre groupe est différente où la logique de vouloir que le travail du créateur apporte quelque chose à la marque, contribue à amener la marque là où instinctivement, intuitivement elle devrait être… C’est pour ça que le choix de Hedi Slimane chez Saint Laurent a été intéressant. On peut le critiquer mais il a amené la marque quelque part financièrement, d’abord, mais aussi a permis à la marque qui s’était un peu perdue de se reporter sur un segment spécifique, de se recentrer sur un aspect de son identité. Et je pense que son départ et l’arrivée du nouveau créateur est clairement de garder ou de tenir la ligne. Là où, avec Demna Gsavalia chez Balenciaga, parce que la marque s’était décentrée, il opère d’un changement total et recentre là ou initialement Ghesquière avait portée la maison, avec des différences cependant et cela était totalement juste par rapport à l’ADN de la maison… L’exception qui confirme la règle, c’est Gucci, qui n’ayant pas ou très peu d’identité de mode, celle de Tom Ford des années 2000 principalement et que c’est dans cette lignée de Alessandro Michele s’est inscrit : notion d’excentricité, sensualité et sexualité mais dans un registre contemporanéisé… Et le client comprend cette logique et est séduit… La démarche de sincérité ou en marche forcée de l’un ou l’autre des groupes industriels est explicite… Et cela influence la perception et la logique qui s’affirment avec le créateur… Et qui explicite le choix de tel ou tel créateur… Le public aujourd’hui est en mesure de comprendre cela, en mesure de comprendre lorsqu’une histoire est cohérente ou un peu forcée…
MB Quand tu dis qu’il y a une continuité entre Tom Ford et Alessandro Michele, il y a subitement une logique historique et une continuité compréhensible… Dans cette narration faite, dans cette continuité, il y a une vraie stratégie communiquée et qui s’est renforcée me semble-t-il, aussi par la multiplicité des médiums qui sont à disposition. Jusque avant les années 2000, il n’y a pas internet, et avant son usage omniprésent, les magazines, les défilés communiquent ces histoires… Dans le fond avec le digital il y a des mutations en terme de média et j’ai l’impression que cette polyphonie des médias donne une résonnance extrêmement forte à ces questions de continuité… de narration et de structuration d’histoires aux services des maisons…
CC J’ai une approche un peu différente, aujourd’hui il y a une modification des comportements, il y a un rapport à l’information et à la communication différent par rapport au public – par rapport à l’audience. Cette évolution est liée à l’évolution des technologies, dans une accessibilité totale. Nous sommes passés d’une ère où les maisons communiquaient auprès d’un public extrêmement ciblé et qui permettait à la maison d’exister. Il y avait un filtre… Aujourd’hui, les maisons communiquent directement, immédiatement, instantanément à tout le monde parce qu’en grâce aux technologies, il y a une accessibilité à toute les communautés et publics possibles… immédiate en contact direct. Et donc il y a en réponse un comportement qui est complètement différent… Ce qui fait que dans cette logique là, ça oblige à communiquer différent. Même si fondamentalement la logique de communication est la même, le message similaire… Ca n’a pas changé : que cela soit le couturier de la reine Marie Antoinette dit je suis le couturier de la reine Marie Antoinette ou Louis Vuitton qui sur communique sur le dernier défilé Ghesquière en Amérique du Sud… L’échelle est différente mais la nécessité de raconter une histoire est la même… de dire « qui l’on est » est toujours la même. Du coup, toute la question critique du storytelling est pour moi une hypocrisie, ce n’est pas une découverte, c’est finalement traditionnel et normal de raconter une histoire pour exister médiatiquement… Maintenant c’est le degré de résonnance qui change… C’est pour cela que l’on parle d’entertainment fashion : la mode est devenue un business du spectacle et de l’émotion qui fabrique et suscite de l’audience et de l’intérêt… LE seul problème est qu’aujourd’hui des générations ont dématérialisé tout cela et la question est de savoir comment à travers cette surcommunication on crée et on suscite un désir ou un rapport physique avec la marque.
MB Très lié à la question de l’émotion, d’une physicalité…
CC Totalement. Aujourd’hui, l’émotion on la crée sur un défilé avec la musique du show, avec une VIP qui s’habille de telle façon et qui joue tel rôle… Mais la question est plutôt aujourd’hui de savoir, pour une marque qui émet des messages avec des moyens conséquents, voire massifs et transmedias … de comment on fait revenir le client en boutique. Au delà de l’accès sur un smartphone où l’on possède ces informations via un compte Instagram, où l’on a vu le défilé sur le web, partagé avec des copains, comme une activité cool… la question est de savoir qu’est ce qui fait que cette même personne décide d’avoir un rapport physique avec la marque, de la porter… De porter une veste, de s’approprier une partie de la marque et de revendiquer cette appartenance à cette communauté ? C’est une nouvelle donne qui n’existait pas avant, il y avait une telle inaccessibilité aux marques auparavant que le fait de la posséder démontrait à son entourage proche qu’on en fait partie, qu’il y avait une distinction entre moi qui avait reçu le message et qui avais consommé et donc que je faisais partie de ce système … Aujourd’hui j’en ai plus besoin tant que cela car le filtre snapchat Dior permet de me grimer en Dior pendant Cannes. Que je peux très bien poster des images du défilé Chanel sans y être, ni participer. Je peux donc très bien m’approprier la marque sans la posséder physiquement… Et c’est une dynamique entièrement nouvelle et c’est ce vent de panique que l’on sent aujourd’hui dans les industries parce que c’est cette incapacité à transformer cette visibilité en achat, en consommation… en désirabilité profonde…
MB Et d’où la question profonde du wearable et du portable. Ou la capacité du vêtement à être porter n’est plus naturellement avec des fonctions… Mais plutôt wearable comme ce qui subitement serait d’aller jusqu’à porter le vêtement … Et j’ai l’impression que c’est ce que propose Gucci et plus encore Balenciaga avec les dernières campagnes presse et le vêtement produit par Demna Gsavalia ?
CC Ceux sont des créateurs qui remettent la mode là où elle doit être, dans la rue mais avec la chose paradoxale que la rue ne peut pas acheter cette mode concrètement et de moins en moins… Et il y a ce terrible snobisme de dire que la campagne Balenciaga prise dans la rue en photo dans la rue, mais concrètement elle n’existe pas et si elle existe c’est dans le fantasme du créateur… qui va donner ses vêtements à ses amis et qui vont vivre cette expérience… On est dans un mouvement très fantasmé comme quand Saint Laurent faisait porter un smoking à une femme dans un coin de Paris. Système du fantasme d’une société esthétisée…
MB Mais cette forme de vêtements, les motifs, l’allure proposent une vision, non ?
CC Oui, mais ça c’est autre chose. C’est la capacité de ces créateurs à injecter une telle énergie… qu’effectivement cela aura une résonnance dans la société et fera évoluer la société. Quand une petite frappe porte un tee shirt oversize noir avec des grosses étoiles dorées je me dis que c’est impressionnant comment une marque comme Givenchy a influencé la mode de masse quand on sait que un créateur dans un studio fantasme sur un look gay. A créer cette collection de mecs fantasmés, sublimés, à impacter la société réellement. Les collections masculines de Riccardo Tisci ont influencé la mode masculine, sur les volumes, les imprimés numériques, les superpositions du short oversize, tee shirt oversize… C’est absolument génial et c’est le deuxième effet du travail du créateur. Et cela sert aussi à ça. Par contre il ne faut pas oublier que ces créateurs sont payés pour cela, pour faire fonctionner avec succès une industrie du vêtement, du produit… Vendre ces vêtements. Qu’ils soient copiés, c’est le jeu et c’est presque une bonne chose en terme de succès… C’est presque ce qui est recherché fondamentalement, d’impacter la rue… Par la marque, ou indirectement par le message communiqué avec les campagnes ou personnalités qui les accompagnent ; clairement la marque Vetements est dans cette logique, inspiré du travail de Tisci. Maintenant cependant, cela reste dans une logique économique, Balenciaga doit vendre des chaussures, des vêtements et des sacs. Au final, se vendent majoritairement des sacs…
MB Ca veut dire qu’il y a une vraie dichotomie entre l’image qu’une maison propose et ce qu’elle vend véritablement … Comment gère-t-on cela ?
CC Si une maison est dans une démarche lucide et qu’elle est en mesure de comprendre qu’elle doit adapter ses messages en fonction de ses cibles : communiquer auprès d’un public mode une collection défilé, communiquer auprès de son cercle immédiat, c’est-à-dire aux clients des pièces commerciales avec les sacs les plus chers et dont on sait ce dont ils ont envies, que cela est marketé pour ça… Puis communiquer des produits très grand public, très masse… Mais ces communications se répondent parce que chaque segment se répond – la masse est influencée par les leaders qui portent la marque… qui n’achètera pas la même chose mais achètera un bout… Dans le système d’aujourd’hui il n’y a aucune marque qui à la capacité de créer des zones étanches entre les différentes communications : l’exemple très concret c’est Vuitton – le créateur développe un défilé shooté par une campagne avec les photographes de son choix qui a une grammaire très précise et récurrente. A côté de cela, vit une collection et une communication plus commerciale avec des égéries icones choisies par Nicolas Ghesquière (Léa Seydoux et Xavier Dolan) avec les versions commerciales des vêtements du défilé et un sac très classique et en plus de cela on aune collection purement bagagerie autour du métier initial de cette maison qui s’appelle « l’art du voyage » qui n’est pas incarnée et qui est uniquement du produit. C’est trois communications finalement, comme elles ne se répondent pas les unes et les autres. Pour un public de non avertis, si le planning stratégique est bien fait, d’un point de vue de la communication, n’aura reçu qu’un message…
MB Et là ça joue avec la pluralité des médias, en fonction des outils ?
CC C’est ça, grâce à l’évolution digitale, on peut faire de la micro prescription, adresser par microciblage (et encore la mode est très en retard si l’on compare avec l’automobile ou le sport) des audiences, des clusters où l’on dit « toi je t’envoie tel message, toi tel autre… » Mais cela est extrêmement nouveau et lié au maintenant, c’est la réalité des maisons d’aujourd’hui ; la montée en puissance des équipes marketing, la montée en puissance des équipes CRM « customers Relationship Management », et de toutes les techniques liées à l’interaction avec le client…
MB Ce qui fait le rôle de la création et de la conception est accessoire mais paradoxalement essentielle ?
CC Oui, essentielle parce cela justifie le prix, le désir, les prises de risques créatives, de faire ou ne faire certaines choses, de s’associer à telle personnalité… La création vient donner une impulsion mais clairement le créateur n’a plus la maîtrise du message qui par la suite est apporté par la marque… ni du public qu’il touche… Il y a des cas d’autant plus complexes, les cosmétiques par exemple quand elles sont gérées en licence et que différents services s’occupent de la communication… On pense à Saint Laurent, Givenchy … Givenchy c’est terrible … stratégie contre productive… Quand tu regardes la DS3 avec Givenchy, on est très loin de l’esthétique de Tisci et de Marina Abramovic et du défilé du 11 septembre, de l’égérie Donatella Versace…
MB C’est aussi la question d’affirmer que l’image serait la raison créative de la maison ?
CC Aujourd’hui les créateurs réfléchissent à la forme, challengés par leurs propres équipes qui viennent les poussés… mais surtout réfléchissent à l’image de ce qu’ils font dans une logique médiatique. Avant, les défilés étaient faits pour les 500 personnes qui étaient présents dans la pièce. Aujourd’hui, la logique est pensée par les personnes qui regardent indirectement et finalement directement par les instagrams postés lors du défilé… par le fait le fait de lifestreamer (créer un flux instantané) fabrique un momentum qui est créé en « synchronicité » avec l’événement, on suscite l’intérêt des gens, on crée un rendez-vous…
MB Finalement très proche du rendez vous entre le musée, l’œuvre et le spectateur pensé par Marcel Duchamp avec les readymades. Une audience organisée et pressentie…
CC Exactement et c’est pour cela qu’il y a cette problématique du see now, buy now car la désirabilité est tellement forte au moment où l’on voit le produit, où il est montré et que l’on suscite un tel désir… que l’on ne peut plus attendre six mois pour posséder une chose qui aura été portée, copiée… dans ce lapse de temps, et une fois qu’il est là en vrai six mois plus tard, le spectateur/client est passé à autre chose, parce qu’entre temps, il aura vu trois nouvelles collections. La réflexion est donc : « je le vois maintenant, je le possède maintenant… »
MB Mais est ce tenable ça ? Est ce que ça tient le désir ça ?
CC Le bon exemple de cette perspective, c’est Burberry qui a fait son see now, buy now pour la première fois et qui a la capacité industrielle de le faire… Le défilé est à 14h, la pièce vue à l’instant est en boutique à 15h … encore une fois, dans une logique de prix si fort, qui ou combien de personnes a les moyens de s’offrir dans l’immédiat un vêtement à ce prix ; c’est un microcosme. Madame Y qui est dans la rue ne sait pas faire la différence entre potentiellement ce qu’elle a vu lors du défilé et potentiellement ce qu’elle a vu en boutique… ou dans Stylist et une boutique…
MB Ce qui veut dire que le see now, buy now est une rêverie ?
CC C’est une rêverie sur un segment de marché qui est néanmoins très fort… des prescripteurs et des gens qui les suivent… aujourd’hui une journaliste de mode peut très bien communiquer une pièce qui lui plait, être suivie par 35000 followers, dont trente avocates et deux directrices financières et quatre femmes de footballers qui elles ont les moyens de suivre cet achat… La clientèle elle existe… maintenant, faut il bouleverser tout le système de la mode et s’assurer que cette clientèle là soit les premières à venir… c’est une question… Il y a beaucoup de clientes qui aiment ce rapport masochiste, sadique à la mode à savoir je vois la chose maintenant mais je ne pourrais l’avoir que bien plus tard, entre temps je l’aurais vu dans la rue possédé par des filles plus in, et ça m’excite. Cette excitation là, c’est le désir.
MB C’est aussi la capacité à absorber la nouveauté non ? d’un désir qui est différé et qui permet de vraiment désirer… Recevoir et absorber ?
CC Oui, mais quand on dit cela, on parle d’une autre génération, les jeunes aujourd’hui ne comprennent plus le luxe et ça je le sais pas les études que l’on a, parce qu’il y a une telle dématérialisation des choses que l’on peut se demander ce qui justifie un tel investissement sur une valeur que j’ai pas nécessairement besoin, fondamentalement de le posséder…
MB D’où la question majeure de la physicalité.
CC Oui, c’est pour cela que des cas comme Gucci ont suscité des enthousiasmes et une consommation réelle, un intérêt auprès de cette population plus jeune en utilisant les médiums de cette population… et finalement utiliser le registre de « il n’y a que chez nous que tu pourras avoir ce produit »… cette audience reconnaissable recrée du désir. Ce qui est surréaliste car il y a encore un an et demi, c’était obscène de porter du Gucci… Comme Kenzo et Opening Ceremony et le tigre monogrammé…
MB Comment la portabilité au sens d’une durabilité s’envisage alors ?
CC Je pense qu’aujourd’hui nous ne sommes plus en capacité de connaître cette notion de durabilité…
MB C’est donc le point de rupture, dimension critique et point de rupture de l’industrie au regard de la production et de la consommation ?
CC D’autant plus, c’est ce qui justifie le travail de communication fait sur la marque… Ce travail est fait pour être un phare dans la nuit, un repère, un socle qui absorbe et prolonge les créateurs, les différentes époques. Le consommateur est aujourd’hui davantage dans « je possède un bout de la marque qui me plait classique et je possède un bout de la marque qui me fait rêver à un moment X qui me permettra d’y être identifier… j’ai été témoin d’un événement qui me fait entrer dans une communauté spécifique… par choix. » Ce qui signifie qu’il y a un vintage immédiat… c’est-à-dire identifier le vêtement par la signature d’un créateur et de fait identifier l’adoption à cette communauté et la compréhension spécifique de ces codes visibles…
MB Du vintage comme une façon de créer du patrimoine, de l’identification et du style ? Au XIXème siècle et avant aussi, le vêtement entre dans la constitution du patrimoine et de l’héritage recensé par le notaire, comme valeur économique… et que tu transmets… Ce qui n’est plus du tout considéré comme tel au XXème siècle sauf pour les grands collectionneurs… Ne regagne-t-on pas cette considération avec le Vintage contemporain et par rapport à ce que tu dis ? Symbolique et d’image. Le vintage se charge de cette identification à une communauté ?
CC Quand je travaillais chez Dior avec Slimane, et que je porte un vêtement de cette époque en ce moment, j’aime le dire, c’est un attachement personnel à ce vêtement et ce qu’il désigne en terme de mode… pour ces détails, sous entendu, « tu l’as connu ou pas ». Ca le réinscrit historiquement dans le temps… Ca n’a de valeur, cependant, que pour des gens qui sont capables d’en identifier la séquence… distinction culturelle, pour un public d’initié… d’ailleurs le grand public n’est plus du tout en capacité de repérer ce qui est un vêtement de qualité… et surtout rien ne permet de différencier un trench H&M d’un trench Balenciaga, … à part les connaisseurs qui vont repérer que la gabardine est belle, que les pâtes de boutonnage sont travaillées…
MB L’étoffe ne redevient elle pas importante ? Qu’une belle matière soit essentielle puisque l’image a absolument épuisé les ressources de la reconnaissance et de distinction ? La matière n’est elle pas un élément de distinction ?
CC Je ne crois pas. C’est vraiment une culture de castes. La capacité d’une étoffe à se distinguer est celle à la reconnaître de chez un homologue… par caste. Mais je ne suis pas certains que l’étoffe soit un marqueur. On peut trouver stylistiquement de beaux produits et s’habiller extrêmement bien sans dépenser beaucoup d’argent, parce que l’offre est tellement forte …
MB Ce qui signifie que système de la mode comme distinction de classe est aboli dans une forme d’accès et que d’une certaine manière la pluralité de l’offre rend cela possible mais que c’est la reconnaissance qui rend les choses accessibles, ou non ? Finalement, l’image de la mode comme nouveauté ne concerne que peu de gens et que si l’on pense la mode comme élégance et de représentation de soi même devient accessible par l’industrie ?
CC Et qui a répondu à cette envie d’esthétique vestimentaire et qui dit que le vêtement est au cœur de la société… Fondamentalement, un signe d’appartenance et de reconnaissance et c’est de moins en moins lié à la marque mais davantage concentré sur la question du style… Et je comprends que certains designers soient obsédés à l’idée du style plutôt que de définir leur marque. Y a un look auquel s’identifier… de porter un style ; ça conforte un snobisme…
Les derniers signes ostentatoires véritables restent encore la maroquinerie et les montres et cela c’est très fort en terme de signes distinctifs compréhensibles… tandis que les vêtements, par le biais d’un style qui diffuse ces logiques d’apparences rend moins compréhensible les codes d’une marque… La maroquinerie dans sa façon ou l’horlogerie dans la précision des formes sont très reconnaissables … L’accessoire produit une image de distinction réel et un repère fort. Le consommateur de prêt-à-porter haut de gamme n’est pas dans le même système… Il constitue un entre soi et un système qu’il faut connaître pour le reconnaître… C’est rassurant pour un certain milieu qui se reconnaît et qui ressemble fortement à un système monarchique… Cette cour, ce petit groupe, se singularise ainsi – c’est très vrai du public asiatique qui est en quête de ce rapport à la mode portée, d’un retour à la qualité et à l’identification social au delà même de l’accessoire… Par exemple quand un loden acheté chez Gucci, pourquoi l’acheter ?
MB Alors, est ce que c’est pas ça aussi la physicalité, se construire ou fabriquer son propre plaisir et son « image propre » ?
CC Eh bien je pense que oui, Gucci fonctionne ainsi et injecte suffisamment d’éléments identifiables et qui crée un désir fort. Le manteau à carreaux est simple mais la différence, c’est qu’il y a un lapin brodé dans le dos… code masqué de l’entre soi lié au prêt-à-porter. Comme cela se faisait à l’époque de Louis XVI… L’identification auprès d’une population informée… Les initiés… C’est l’image que la chose donne portée, du stylisme… Amplification, radicalisation, d’une allure donnée.
ENTRETIEN CLEMENT CORRAZE
Clément Corraze en conversation avec Mathieu Buard
Paris, dans un café, le 15 février 2017
Clément Corraze est le directeur de la version digital du magazine i-D France, pour le groupe de presse Vice. i-D est d’abord un magazine de mode prospectif anglais, fondé en 1980 par Terry et Tricia Jones, où se développe une ligne éditoriale libre et active, recherchant les formes de la nouveauté des scènes émergentes, des maisons de modes et auprès des auteurs de tous les domaines de la création contemporaine : « parler de mode comme on parle de politique et de politique comme on parle de mode. Célébrer la jeunesse, la musique, la fête, les contre-cultures, les gens qui se bougent, créent, vivent et vibrent ». Clément Corraze, est associé à la rédactrice Tess Lochanski pour diriger i-D France. Clément Corraze a travaillé auparavant au Magazine Purple et à diriger le magazine Antidote.
MB Comment dirige-t-on une plateforme éditoriale digitale ? Un magazine digital ?
CC i-D France, ça a effectivement la particularité d’être digital. Ca veut dire qu’aujourd'hui avec le digital, il y a un premier rapport fondamental qui a changé, qui est celui du chiffre, même si tu es dans le qualitatif, tu es dans le quantitatif, parce que tu ne peux plus mentir aux autres comme te mentir à toi même… C’est mesurable et visible… C’est un facteur très particulier et qui conditionne tout. Il n'y a plus le chiffre secret du nombre de tirages d’un magazine papier. Mais cela dépasse cette notion de secret : il n’y a pas que le tirage, il y a soi-disant le tirage, les soi-disant circulations, les soi-disant ventes… et une fois que tu as vraiment les ventes effectives, combien de personnes sont vraiment allées jusqu'à la page 125 et qu'est-ce qu'ils ont vraiment regardé comme sujet ? Alors, quand bien même toi tu es journaliste et que tu es honnête et tu n’es pas là dedans, dans la question du quantitatif, tu vas parfois te faire plaisir sur un sujet et tu vas vraiment y croire et en fait combien de personnes ont vraiment eu le magazine entre les mains, combien ont-ils vraiment lu ton sujet… Tu n’en sais rien, tu ne sais pas quelle réaction cela va générer parce que les gens parfois vont être énervés devant leur magazine papier un samedi matin, par M le monde par exemple et tu ne sauras pas que le mec s'est énervé devant son café, parce qu'il ne va pas se faire chier à aller sur le forum d'M le monde pour le dire. Par contre sur une plate-forme digitale : premièrement, tu as tout de suite des audiences, tu sais d'où elles viennent - et qu'elles viennent ces audiences de facebook, twitter, par un site internet qui t'as conseillé ou relayé - ensuite tu sais combien de temps en moyenne les lecteurs ont passé sur l'article, parce que parfois tu as fais un article avec des très belles photos et tu es hyper fier de tes textes et le temps moyen est équivaut à 1 minute, 45 secondes : ils n'ont rien lu.
MB C’est assez redoutable, d’autant que tu as la vision de ça très précisément ?
Extrêmement précisément, je peux voir en live en permanence, je le vois sur la France, comme des courbes de la bourse; on voit d'où l’audience vient sur chaque article et aussi je peux décocher l’option France et j'ai le monde entier, nous sommes dans 11 pays, et je vois les courbes par pays : quel pays est number one, number two et en fait on est dans le top 3. Tu le vois sur les douze I-D. Nous sommes arrivés avec I-D France il y a 1 an et demi et on est en top 3 tout le temps. On est assez content. Sachant que le top, par rapport à nous qui sommes comparativement sur i-D Worldwide, ce qui est inégal en terme de masse critique puisque, c'est forcément les Etats Unis en qui arrive en 1er car ils ont tellement plus de lecteurs potentiels, et nous avec la taille « critique » de la France, on arrive tout de même à être numéro 3. C'est-à-dire qu'on a réussit à fédérer une communauté. Et en même temps, au début je trouvais ça terrible d’avoir cette vision quantitative et factuelle, que c'était un truc de haine ce rapport quantitatif, et en même temps, on s'est dit très vite avec Tess, que ça nous empêcherait de nous mentir à nous même : qu’on saurait quand on se foire, que l’on saurait quand un truc marche ; alors tu as vite fait de décrypter et de faire attention au résultat du nombre de « clics ». Tu te dis "ok, dès qu'on met ça ou ça dans le titre, ça marche" on sait ce qui marche… et en même temps il faut garder un courage éditorial parce que à un moment donné tu te dis aussi "ça on ne peut pas en parler", et vraiment régulièrement, une fois par semaine, il y a un article, on sait qu'on va toucher maxi 15000 personnes, c'est pas grave. Parce qu'on sait que les 15000 personnes qu'on touche sur cet article (c'est souvent sur l'art d'ailleurs) on sait que ça va être des gens super qualitatifs et que ce public là revient parce qu'une fois par semaine il trouve cet article chez nous. Ce sont des gens hyper intéressants, hyper influents, hyper forts, et on veut les garder comme audience parce qu’il y a cette dimension prescriptive, et on sait que ce genre d'article parfois nous permet de faire venir des gens qui ne viennent pas pour l'art mais pour la musique, pour la mode, et qui vont revenir sur la plateforme donc on sait qu'on décloisonne avec des choses pointues, sans rentrer dans un truc messianique, c'est important tu vois cette ouverture spécifique.
MB Il y a une vraie différence de perceptions, non pas de conception finalement, mais de perception de l'audience du magazine avec le digital, immédiatement et sans concession…
CC Tu peux mentir aux autres, mais tu ne peux pas te mentir à toi même, parce que oui après, tu peux mentir sur les chiffres quand tu l'annonces aux annonceurs mais en général on est assez transparent et si tu les publies, les mecs ils voient les chiffres, donc tu ne peux pas mentir, tu as une obligation d'honnêteté… mais où tu ne peux pas non plus verser dans le "ok on n’a pas atteint les chiffres à 3 jours avant la fin du mois, on met Kim Kardashian, les sœurs K…". Non tu vois - parce que c'est pas notre truc et d'ailleurs qu’on a essayé je dois te l'avouer, et que ça ne marche pas en France. On a un lectorat assez intelligent et critique, pourtant aux Etats Unis, dès qu'ils mettent ce type de stars ou de trucs, BAM ça fait du clic - nous si l’on met ça, ça ne marche pas. Mais par contre, on sait ce qui marche, mais on ne peut pas non plus le faire trop, stratégiquement, si non c’est…
MB Après un an et un peu plus d’editing, tu sais ce qui peut rendre sensible ou exciter le lectorat - mais c'est comme toutes les lignes éditoriales, parce que je pense que Libération, quand ils étaient portés par leur succès, ils savaient très bien quel article allait marcher, donc tu sais aussi ce qu'aime ton lectorat - enfin c'est normal, un pâtissier qui fait le même bon gâteau, tu y retournes toujours, donc il y a quelque chose d’une attraction, addiction et induction que tu construis ?
CC Oui, mais contrairement à Libé, i-D France est gratuit, on est consultable, on est une plateforme portail : il faut catcher les gens, il y a quelque chose de l'ordre de l'affiche dans la rue et dans laquelle tu pourrais rentrer par extension ou pas par adhésion avec cette affiche… Donc ça veut dire aussi qu’il y a des règles à la con, tout n’es pas fondé que sur une mécanique où tu peux fidéliser des gens. Certes. Mais par exemple, tu découvres que les gens sont exposés à 2000 images en moyenne par jour… Quand tu te balades à Paris, dans la journée - entre ce qu'un individu voit, ce qu'il regarde sur son téléphone - tu te dis que sur 2000 images tu vas lui en proposer 10 dans la journée - après s'il rentre dedans, il en verra encore plus mais, disons,10 d'entrée de jeu sur un sujet que tu proposes : et bien par exemple, les photos en noir et blanc ça marche pas. C'est terrible, tu fais un article sur l'expo du Velvet underground à la cité de la musique, Porte de la villette, et au début t'as une photo de John Cale qui est hyper belle en noir et blanc, et comme un con tu te fais confiance et tu fais un flop total alors que c'est écrit par Philippe Azoury et que c'est brillant, et que les photos sont belles à l'intérieur. Et ta community manager te dis : je ne comprends pas l'article ne marche pas… et qui te dit « Attends, c'est qui le monsieur (cette fille a 23 ans,) c'est qui sur la photo ? C'est John Cale, ok, personne voit qui il est physiquement (et encore quand tu dis son nom, t'es même pas sûr, c’est de moins en moins sûr de trouver des gens qui le savent…) - et elle me dit « il y a des photos bien putassières là, oui celles avec beaucoup de rouge où y a Andy Warhol dessus » et que ce qui est magique c'est que comme c'est du web tu peux tout changer à la différence du magazine papier où, tu ne peux pas changer une ligne, que c’est irrémédiable d’une certaine façon – et on se dit « allez, on va essayer (tu fais la pute deux secondes…) et tu mets la photo rouge, avec Warhol et Debbie Harry dessus et là ton article s'envole, et c'est le même contenu, les mêmes photos (les deux photos étaient dans l'article, c'est pas les mêmes qui sont mises en avant, en fait) et donc quelque part tu apprends aussi et je vais te dire un truc au début j'étais un peu horrifié, à pousser des cris d'orfraie… et en fait c'est assez fascinant et c'est assez excitant parce que tu te rends compte que les gens sont manipulables absolument et parce que tu n’as pas changé ton contenu, mais que juste en fonction de ce que tu mets en avant, le titre par exemple, tout change. Et c'est-à-dire que tu deviens le champion du chapo, davantage que du texte développé, cela devient presque plus important, cet aspect général, que tu es dans une perspective où il faut attraper les gens, et interpeler les gens… En essayant de garder une qualité et un vrai contenu, en se disant qu’on va juste essayer de faire des « pubs » pour les amener, et q’une fois qu'on les a attrapé, on leur sert de la bonne bouffe … Et moi, je viens du fashion book, de Purple, d’Antidote, où l’on n’avait pas cette visibilité, et ce n’était pas le sujet d’ailleurs – plutôt un truc d'initié, d'entre soi, c'est un autre projet…
MB Alors tu dirais que le magazine digital, c'est moins un entre soi, parce que cela serait plus transversal, que les lecteurs traversent eux mêmes la ligne éditoriale ?
CC Oui, mais du coup, tu crées des multiples entre soi, tu crées des communautés, après j'ai aussi cette chance de travailler pour i-D qui n'est pas que de la mode, c'est de la musique, de l'art, de la société, du cinéma - on part du principe que tout ce qui est révélateur et raconte quelque chose de l'air du temps avec justesse est pertinent - donc on peut parler de tout - ce qui est génial et il y a quelque chose de presque politique dans i-D : d'ailleurs les élections vont arriver et l’on va en parler d’une manière différente. Les attentats de 2016, on en a parlé de manière différente aussi de manière très calme et distancé car nous ne sommes pas un truc d'actualité non plus ; mais on traite de tout car ça raconte quelque chose de notre époque et des réactions de notre société. Là, on est en train de préparer un sujet sur la nuit et de montrer comment depuis un an, à Paris, les jeunes se défoncent 10 fois plus la gueule et en même temps, qu’on réinvente les soirées et une autre manière de communier ensemble et comment des gamins qui font du hip hop et qui écoutent de la techno maintenant font la fête ensemble… Ca, ça dit quelque chose de cette jeunesse là a changé. Et en même temps, on se rend compte qu'on a fédéré des micros communautés et ça c'est très nouveau aussi parce que je pense que même si le web aurait été développé 20 ans plus tôt, on aurait pas eu ça avant. - Je ne sais pas en même temps - Est ce que c'est le moyen et média numérique qui a changé la jeunesse ? Ou, est ce que c'est cette jeunesse d'aujourd'hui qui a changé ? Parce que je pense qu'aujourd’hui avoir cette culture tumblr, avoir grandi avec ça - et tout le monde les a vachement jugé et pris pour des cons mais ils ne sont pas si cons que ça ces gamins ils sont assez géniaux, hyper libres, et du coup ils sont en train d'abattre beaucoup de cloisons, beaucoup de systèmes autocentrés pour aller naviguer d'un truc à l'autre. Ce qui est assez génial, c'est que du coup les gamins qui étaient plus charmés par le hip hop, d'autres par la mode, d'autres par des trucs entre les deux, maintenant se parlent, se connectent, achètent d'autres choses hors d’un « milieu » , découvrent beaucoup aussi.
Avec I-D, on fait aussi des choses assez classiques, quand Martine Sitbon réalise un bouquin avec Marc Ascoli sur sa carrière, nous on trouve ça hyper important d'en parler et on était hyper surpris des réactions, il y avait des gens qui disant "mais en fait Helmut Lang avait son pendant féminin en France" et des gamins qui se sont inspirés de ça savaient même pas qui ils citaient, en fait que c’était Sitbon et Ascoli. Et tu te rends compte que tu fais redécouvrir Martine Sitbon à des gamins qui ont 20 ans qui n’auraient pas forcement su et quelque part tu leurs redonnes un droit de citer un droit de crédit - donc tu es dans une micro communauté que tu fédères et tu crées des vases communicants, ce qui est assez fascinant quand même, parce que ces gamins sont très prompt aussi à ça. Alors est ce que s'il y avait eu internet il y a 20 ans on aurait été comme eux ? Est-ce que c'est autre chose qui fait que ça produit cette jeunesse là ? Qui sont différents et qui regardent les médias autrement ? En tous les cas, ils se servent des médias.
Et tu sais les gens ne rentrent plus par la home page. Avant nous on avait un rapport à la presse ou on achetait un magazine : tu allais acheter Libé, M Le Monde, Pop, Purple, Technicart, et bizarrement on était assez maso pour voir un mec se faire tabasser en couverture de Technicart hyper cynique "genre c'est un connard" mais on le met en « couv » - ça c'était notre génération. Une couverture qui te fait entrer dans le contenu. Maintenant, ils veulent plus de signes. Pour eux c'est insupportable qu'on mette quelqu'un en avant juste pour dire que c'est un con - ils sont un peu plus bienveillants et veulent mettre en avant ce qu'on appelait avant des sous cultures, plurielles, qui définissent la pop culture de demain, et ils ont envie qu'on leur parle de ça.
MB Ce n'est pas faux, l'exemple du JT, c'est l'exemple même de l'endroit où on ne parle que des catastrophes et effectivement ce que tu dis sur la jeune génération, émergente, c'est que dans le fond ils n'ont pas envie d'être naïfs et d’être dans la réjouissance, d'une certaine manière d'être dans une honnêteté par rapport à ce qui se produit, dans le bon sens du terme…
CC Oui, carrément et ils n'ont pas cette fidélité à un média parce qu'en même temps ce sont des électrons libres, hyper violents en ce sens, parce qu’ils vont et viennent, ils repartent, parfois ils oublient qu'ils ont vu ça chez toi, donc c'est pas "je me souviens de cette une que j'ai gardé chez moi comme on a fait à la mort de François Mitterrand" ou ces vieilles unes de Libé tu vois. C'est plutôt "j'ai vu ça sur Dazed" – et non c'était chez i-D Digital …" Mais en même temps ce qui est génial c'est qu'ils voyagent - du coup ta home page, tu la traites différemment aussi alors qu'avant c'était ton sommaire tu comprends, là finalement les gens ils rentrent par un lien facebook, qu'un pote a posté. Et en fait si t'as de la chance, tu es à droite des recommandations d'article connexes, parce que tu as bien taggé ton article et tu as mis #culture#musique pop et ci ça, et tu te dis que potentiellement s'ils vont à droite, ils se disent "ah tiens, il y a ça !" et t'as un taux de rebond, le mec va aller cliquer et reblogger et se balader et se dire « Ah j'aime bien i-D ». Et en même temps, ça veut dire que tu vas avoir des mecs qui rentrent sur le site sans savoir où ils sont, comme quand tu arrives dans une fête invité par des potes et tu sais pas où tu es. Et, tu te dis « Ah tiens, c'est sympa ici, la chambre est cool, il y a un spot dans la cuisine, tu vas te poser et finalement tu vas passer du temps dans l'appart - Donc t'es pas du tout dans la consommation des médias en fait ! Donc il n'y a pas de sacro-sainte une, que tu mets en avant - bon on le fait quand même on a toujours un article qu'on met en majesté - mais on doit réfléchir autrement à l'accès, à l'info. On se dit que parfois les gens arrivent chez nous sans savoir qui on est, donc il ne faut pas qu'on soit dans un truc de connivence totale dès le début…
MB Il n’y a pas de forme élitiste ou primesautière du contenu, pouvoir glisser transversalement c'est ça qui est intéressant, je trouve, par rapport au magazine papier, où tu ne peux pas naviguer très transversalement, mais feuilleter certes. Dans les plateformes digitales, il y a une profondeur et une transversalité qui font que l’on attrape et accède aux contenus désormais autrement… Les réseaux sociaux et facebook donnent un accès à ta page mais dans le fond tu n’en connais pas le chemin, ni le site lui même… est une difficulté ?
CC Mais chez nous, c'est 60 -70% de gens qui viennent et encore je suis honnête - mais tout le monde a honte alors que moi je trouve qu'il n'y a pas de honte, il y a plein de sites où c'est 80 90% de leur audience dont les gens ne viennent pas par la home page…
MB Ca ne m’étonne pas, facebook met en réseau les personnes et les publics sur des questions qui sont leur propre vie et leur propre affect…
CC D'ailleurs facebook survie grâce à ça, car plus personne ne met ses photos de vacances… Tout le monde poste des choses et des billets d'humeur, politique, d’actualité.. et on ne sait plus trop ce qu'ils font dans leur vie privée puisqu'ils le font sur Instagram - donc ça devient un espèce de fil d'infos…
MB Le laboratoire c'est Tumblr, l'Instagram c'est ta vie perso intime ou pro …
CC Et facebook c'est un peu "je mélange un peu tout sur la table" ; comme si j'avais découpé des bouts d'articles et que je les balançais tels quels. Et je partage des idées, c'est différent. Twitter un peu plus creusé, ça rend le truc journalistique - et c'est très bizarre comment ça a réagit tout à muté en très peu de temps et là ça s'est un peu installé - mais en même temps, on croit que ça s'installe ça va bouger encore,…
MB Instagram est en train d’ailleurs de multiplier ses capacités d'applications ou tu peux commenter, parler, tchater…
CC : Et ce qui est drôle, ce que on s'était tous à un moment donné a peu près cru avoir fait le tour, on pensait que ça fonctionnait comme un système et à chaque fois qu'on croit ça, il y a un autre média ou application qui arrive… Nous nous avons essayé de nous dire comment consomme-t-on le média ? Les séries de photos, du texte… que tu regardes online : et en fait, là où on a été fort, c'est qu'on a apporté des réponses bonnes ou mauvaises - mais on a essayé de changer. On est pas resté dans un système qui consiste à se dire « c'est comme ça, ça a toujours été comme ça ». Là où d'autres magazine en général ont pris la maquette et l'ont mise en pdf parce que ça coute cher aussi de tout remettre en forme différemment - nous on s'est pris la gueule en se disant déjà, 50% de ton audience, elle te regarde sur un téléphone portable aujourd'hui – moi je trouve ça terrible – parce que bizarrement les gens de notre génération regardent encore sur notre ordinateur - eux ils regardent les articles sur un téléphone, aux écrans de plus en plus, mais ça veut dire quand même tu penses pas la même ergonomie tu vois - et t'as intérêt d'être courageux quand tu fais un texte très long - parce que tu sais que sur un téléphone, il faut quand même scroller tu vois. Nous, on a eu le courage de faire des articles beaucoup plus longs que les autres, que l’on a jaugé et on s'est rendu compte qu'on arrivait à catcher les gens assez longtemps - assez longtemps, c'est relatif ça sera jamais comme un grand texte papier - mais on fait aussi des textes de 300 signes et ça c'est la déprime, tu dis rien avec 300 signes. Nous, on les pousse pour faire des grosses stories et on voit que ça marche.
Mais en fonction des sujets, on va calibrer aussi les contenus et pour la consommation de l'image tout autant - là où avant tu faisais une série, et j'adore encore chopper un magazine le week-end, regarder une série de 14 pages, de tourner un peu au long court et revenir en arrière et en avant sur ta consommation online et encore plus sur un téléphone c'est 6,8 grand maximum d’images - Et 8 images, c'est même bien, c'est même beaucoup. Par contre, tu vas pas les rythmer de la même manière, et là, on est presque dans la sémiologie, au delà du cadrage et de tout le reste… Ca veut dire raconter d'autres choses sur ces images, des Q&A sur question/réponse, une image, trois quatre questions, un peu de texte pour pas trop saouler, hop tu remets une image donc du redonne à bouffer, hop tu remets des questions donc un peu de contenu, un peu de texte et quand t'as la bonne balance tu es sûr que ton article fait un carton, alors qu'avant c'était des photos des photos des photos, et bien plus loin le nom du mannequin et du photographe. Ce n’est pas du tout la même gestion, cela signifie que tu le penses et gères ton contenu autrement. Et c'est très i-D ça, je pense que c'est d’être de moins en moins sur l'incarnation d’un mannequin, et plus en plus sur la notion de talent, d’un sujet à raconter. Parce que si jamais tu fais de la mode avec un mec qui fait de la musique ou un comédien ou une comédienne et que tu as un photographe un peu singulier et bien c’est là que tu as un vrai propos par rapport à un moment, une époque ou une actu, là tu as tout gagné ! Tu attrapes comme visiteurs des mecs de la musique, de la photo, de la mode…
MB Est ce faire synthèse ? Synthétiser l'esprit du temps et ce qui serait fort avec l'objet éditorial digital ? C'est de plus en plus proche de la question de l'air du temps, Zeitgeist, celui du contemporain plus que sur les nouveautés esseulées… Du coup, les communautés sont connectées et communiquent entre elles et c'est ce qui fait que les communautés sont transversales, c'est ça que je trouve fascinant dans les plateformes digitales : cette transversalité qui fait que tu croisses non seulement des contenus mais aussi des publics de communautés différentes, et que l’on arrive à définir, le mot est un peu laborieux mais un ordre synthétique, c'est-à-dire que, ça fait de bonnes séries qui formulent l’air du temps…
CC Oui, c'est ça ! C'est pas juste une mauvaise addition, ça crée des choses cohérentes et en échos.
Et tu vois, c'est marrant parce que c'est un laboratoire, tu vois genre Purple avait commencé c'était un des premiers à se dire, finalement il y a une économie de la presse mais il faut se dire aussi : les magazines méga branchés des années 90 avaient tout le pouvoir par rapport à la pub, parce que avant qu'il n’y ait internet et que ça marche hyper bien pour tout le monde, tu avais des mecs comme Oliviez Zahm qui pouvaient dire à Armani : « tu prends deux pages de pub c'est 40 000 euros, et je te ferais peut être un t-shirt sur tout le numéro, et les mecs ils avaient besoin d'être cool, ils avaient besoin d'exister…
Puis, tout d'un coup, des mecs ont commencé à avoir internet, à éditorialiser tous leurs contenus, à créer leur propre magazine, des plateformes en ligne de sites à la Colette genre Mr Porter, Net-à-porter et on a commencé à débarquer avec des vrais éditorialistes, ils sont allés chercher tous les journalistes qui crevaient de faim et qui pour une fois étaient très bien payés avec des marques pas honteuses parce qu'il y avait plus ou moins du luxe et des marques cools, et ils se sont mis à faire presque mieux que les magazines papiers, qui n'ont pas compris ce qui se passait dans le digital, en payant les mecs photographes, donc des mecs super, et les gens des marques ont commencés à se dire : « mais j'ai pas besoin de la presse traditionnelle, et tu sais quoi, sur notre facebook (comme ils ont été les premiers à être dessus sur les réseaux sociaux), j'ai deux millions de followers, toi tu n’en as quoi 700 000 avec ton magazine… » Et les magazines ont commencés à faire "ah merde, en fait nous les snobs, on commence à nous faire comprendre qu'on est la noblesse de cour poussée dehors alors que maintenant on est passé à la noblesse d'empire, dégage t'es un plouc". Et tout d'un coup ces magazines là, se disent en panique sur l’attitude et la réaction à avoir. Comment faire ? Et, il y a eu des rédacteurs, malins qui ont commencé à dire « on va être très fort sur le digital, on gardera cet objet papier qui restera cet objet un peu ou très chic, mais par contre on va multiplier les occurrences online pour dire : regarde je reste tout petit, mais regarde j'ai une force de frappe énormes j'ai tant des millions de followers sur Instagram et je suis sur le digital , et le premier à avoir misé là dessus c'est olivier Zahm, qui a fait un magazine très chic et sans trop de compromissions, je laisse des filles à poil et j'en ai rien à foutre et je me permet un gros entretient au long court avec un artiste que personne ne connait, et si ça t'intéresse pas, c'est ton problème et tu sais quoi, c'est parce que t'es un gros plouc, et que tu ne comprends pas ce que j'écris, que tu continue d'acheter de la pub chez moi - et par contre avant Instagram, il a inventé Purple diary, il était sur un truc très warholien…
MB Tu veux dire que c’est précurseur, parce que le premier à faire ça bien, c'est le Dazed digital ?
CC Alors oui, Olivier Zahm avait de superbes intuitions, Jefferson Hack pour le Dazed, il s'est toujours planté. C'est un mec brillant, il n’a jamais transformé ces bonnes idées ; par exemple avant que i-D se lance dans tous les pays, bien avant, il avait lancé un truc qui s'appelait Satellite Voices, c'était assez beau une espèce de voix de satellites, et il voulait lancer une espèce de Dazed un peu dans tous les pays, il avait pris 3-4 branchés par capitale, il les payait pas, il n’a pas mis les moyens, il n'y avait pas d'interface - moi j'ai des potes qui ont écrit pour Satellite en france - et tout s'est arrêté au bout de 3-4 mois, il a pas lancé la chose suffisamment bien – Là, il voulait lancer An Other World, pour un truc un peu à la Condenast traveller, un peu cool, il a pas trouvé les bons moyens, il ne l’a pas lancé. Et à chaque fois, il y a un autre mec qui passe derrière et qui le lance sur une autre plateforme. En fait c'est trop un playboy tu vois, alors que Olivier est un playboy mais il est vraiment malin. Olivier était du genre Paris Paris Paris, à l'époque où Paris ne faisait pas rêver tout le monde, maintenant Paris refait un peu rêver tout le monde, mais à l'époque pas tellement du coup il a fait constaté que la scène parisienne, trop petite, étouffée, n’était pas connectée au reste du monde : il est parti à New York. Et il a toujours gardé un ancrage à Paris. Donc, il a commencé à faire rêver les new-yorkais avec Paris, faire rêver les parisiens avec New York, entre deux, il a fait des petits sauts à L.A., à Londres, et il a commencé à internationaliser tout le réseau. Et il a su placer deux ou trois directeur de communication, 2-3 designers dans ses photos, sans jamais trop les transgresser pour que ça ait l'air cool - on s'est dit : il a la force, il a une puissance de frappe, il touche des gens, il est méga branché tout le monde veut en être… Et en même temps, il garde ce très bel objet bien ciselé, bien fait. Tout ça pour dire que le rapport de force s'est inversé complément, ça a été très compliqué pour des magazines de comprendre où et ce qu'il fallait garder, sauvegarder… Parce que c'est aussi ça, un ADN, qui fait que tu es et reste singulier, que tu es fort et que les gens viennent encore investir du fric chez toi. Et en même temps, toucher beaucoup plus de monde, et i-D ça a été ça aussi. Terry Jones, il était en train de ralentir son activité, avec Trisha sa femme il a commencé à voir que tout le monde tentait le virage digital, il y a 4-5 ans que ça se plantait, que ça coutait beaucoup d'argent à développer, ils faisaient pas forcement la recette… Jones se dit « j'ai envie de mourir si je pars à la retraite et que je vois mon magazine mourir pendant que je n'y suis plus et que j'assiste à la fin de ça ». Et Vice voulait avoir un magazine mode - ils avaient pensé à lancer Vice fashion, ils se sont rendus compte que la crédibilité dans ce milieu là, on ne pouvait pas l'acheter à coup de billets et en fait dans les fondateurs de Vice, il y avait un ancien créateur de la pub d'i-D d’il y a 20 ans, du tout début, et qui était resté fan du magazine, et quand il a appris que Terry allait en retraite il s'est dit « je rachète le truc » dans des conditions qu'on ne connaitra jamais mais qui sont géniales parce que i-D a gardé une indépendance éditoriale totale, et en même temps ils ont injecté du fric, et ça a permis au magazine de créer des plateformes locales avec des insiders qui mettent en commun tous leurs contenus… Et c'est très malins de se dire qu’aujourd'hui c'est mondialisé, donc ce que crée un mec à Paris peut intéresser un mec à L.A., à Tokyo … - ceci étant, dieu merci, il y a encore des spécificités culturelles, et parfois ça n'intéresse pas tout le monde. Donc l'idée, c'est d'avoir à chaque fois des espèces d'insiders locaux qui racontent l'air du temps local, et ça intéresse les autres. Et tu éditorialises ton contenu à partir de cela en fait.
MB C'est comme les gros sujets et magazines sur la nourriture. Dans le design culinaire, il y a un truc très frappant, a priori un truc un peu anachronique mais je pense que c'est très juste, par rapport à ce que tu dis, c'est que dans cette actualité sur le food, comme life style, il a ce qui arrive comme nouveauté, les sushis, le bio, le vegan, et dans le fond tu as toujours un aspect local qui perdure, l'art de vivre une chose locale, géographique et de l’air du temps local et ça c'est très juste, c'est une chose que l'on redécouvre maintenant en prenant distance avec la phase d’un tout globalisé …
CC Complètement, nous par exemple, avant, on bavait sur le hip-hop américain, sur la mode à Londres, à Milan…
MB Oui voilà, le génie local, de la pop culture londonienne, et effectivement de la particularité de vie milanaise…
CC Et en fait du coup maintenant on va chercher des mecs à Aubervilliers, on va aller regarder des gamins qui fond de la mode ici, dans des lieux et dans des formes improbables, et du coup tu remets le local en valeur. Pour nous, ce qui marche le mieux, ce sont des articles qu'on produit en France pour la France.
MB Comment ça revitalise des possibles segments ou scènes ?
CC Oui, ça revitalise des scènes, tu peux employer le mot scène, il y a des scènes qui ré émergent ; et ce qui est assez beau - et la je vais pas me mettre dans un trip démurge mais on a eu ce truc hyper jouissif et hyper gratifiant d’avoir l'impression de structurer ces scènes par le traitement que l’on en fait, avec le magazine.
ENTRETIEN RAPHÆLE BILLE
Raphaële Billé en discussion avec Mathieu Buard
A Paris, dans un café, le 12 septembre 2016
Historienne des arts décoratifs, Raphaële Billé développe des expositions, propos et connaissance sur la modernité industrielle et notamment sur les grandes figures de la création en Design et en Architecture de la première moitié du vingtième siècle. Raphaële Billé a travaillé, entre 2008 et 2012, à la conservation et au commissariat de la Villa Noailles - centre d’art et d’architecture, pour les expositions permanentes et notamment en développant des expositions sur le design historique prenant en compte le patrimoine de la villa dessinée par Mallet Stevens. Actuellement assistante de conservation au département Art Nouveau/Art Décoratif/ Bijoux aux musée des Arts Décoratifs de Paris, elle a collaboré à la réalisation d’une exposition sur le Bauhaus et son esthétique intitulée « l’esprit du Bauhaus » qui resitue les acteurs, professeurs et étudiants, de cette école, de la pédagogie de Weimar à Dessau.
MB Le Bauhaus, c’est avant tout une école avec un programme et une perspective pédagogique. Le projet de Walter Gropuis étant d’élaborer une formation industrielle ou néo industrielle, mais pourtant il semble qu’au départ l’école reste sous la forme classique d’ateliers ?
RB Au départ rien n’est industriel au Bauhaus. Ce n’était pas le concept. L’idée était de prendre des artistes pour insuffler un niveau de connaissances, une créativité appliquée à la vie. C’était une école financée et la république de Weimar qui, assez vite, a demandé des comptes, des résultats, infléchie cette logique. Les différents acteurs n’avaient pas de moyens au départ mais ils ont réussi par exemple à récupérer des métiers à tisser et diffuser très vite, ils essayaient de gagner un peu d’argent en vendant des œuvres. Parfois des choses imprimées mais aussi ces éléments textiles. Beaucoup de choses réalisées avec la technique de l’appliqué. Ils vendaient ça à la fête de Noël et cela suscitait l’intérêt du public grâce à la forte créativité émancipé des traditions des étudiants ; Ce qui a attiré l’attention sur le Bauhaus et qui a mené à la création d’un atelier en 1920 - atelier textile, qui n’est d’ailleurs pas encore pleinement un atelier au sens propre et qui n’accueille que des femmes au tout début…
Mais en général ils n’avaient pas d’argent, pas de matériel, et donc pour ça ils avaient besoin de faire rentrer de l’argent mais aussi parce qu’on leur demandait de rendre des comptes. Donc on met la pression à Gropius. Il essaie, assez rapidement, de rendre les ateliers économiquement autonomes et d’organiser une exposition pour promouvoir les créations de l’école.
Assez vite aussi, Gropius a donc mis les étudiants sur ces projets à lui, par exemple lorsqu’on lui demande la construction d’une maison en bois, il confie tout l’ameublement aux ateliers du Bauhaus.
Il y a beaucoup de maîtres de forme qui vont contester ça, ce qui va créer les premiers différents. Parce que pour eux on pouvait être artiste sans être artisan alors que pour Gropius, tout ça est lié.
Ils contestent le côté trop pratique et Gropius s’est retrouvé coincé entre la volonté de donner une ambition artistique à l’enseignement et à des artistes qui ne trouvaient pas forcément légitime ce vocabulaire très pragmatique.
MB Dans les maîtres ateliers, ils ont un programme pédagogique très tourné vers les Beaux-arts et beaucoup moins vers les arts appliqués si on peut les définir comme ça ?
RB Initialement oui. Surtout Itten au début, les autres sont arrivés après. Au début c’est Georges Muche et Johannes Itten qui sont les deux maîtres de formes de l’école. Ils suivent tous les ateliers en faisant une sorte de direction artistique. Très rapidement ils n’arrivent plus à suivre tous les étudiants donc on voit arriver de nouveaux professeurs tels Kandinsky, Paul Klee…
MB Qui est en charge du processus arts appliqués ou artisanal, car c’est très méconnu ?
RB Il y a beaucoup de figures du Bauhaus dont on ne sait pas s’ils ont été élèves ou professeurs. Dans l’exposition aux arts décoratifs sur « l’esprit du Bauhaus », nous nous sommes appliqués à vraiment remettre une cohérence dans le « qui fait quoi ». Pour chaque atelier on peut alors repérer un même schéma : le maître de forme (artistique) de cet atelier et les maîtres d’atelier (technique). Alors, il y avait des gens comme Christian Dell, mais peu de personnes savent qu’il était maître d’atelier, que c’est celui qui assurait la partie technique. Faire cette exposition nous donc permis de bien remettre les noms des différents acteurs, pour savoir qui était qui et de comprendre les mécanismes de création et de formation de l’école…
Ainsi, certains des élèves sont devenus jeunes maîtres de forme. Et dans cette sorte de progression, on garde une dynamique traditionnelle d’un apprenti qui devient lui même maître… En cela le projet est très classique dans son déroulement. Ce qui l’est moins c’est ce rapport particulier Maître de forme (artistique) et maître d’atelier (technique).
MB Quels sont les règles pour l’innovation ? Est-ce qu’il y a des textes ou des façons de faire pour procéder à la recherche ?
RB Il y a eu un manifeste écrit par Gropius en 1919. Mais entre ce manifeste et l’évolution de l’art, la proclamation de l’art et de la technique, il y a eu des modifications importantes des orientations. Au début c’était l’enrichissement par une ambition artistique plus une grande maîtrise technique. Petit à petit ca évolue vers « on créé les prototypes pour l’industrie ». Ca s’opère entre 1921 et 1922. C’est assez rapide comme changement d’orientation.
MB Ce qui est fondamental, ça déplace la question ?
R.B : Ca va tout modifier après. Il y avait quand même quelque chose d’expérimental qui avait été lancé, qui va demeurer quand les professeurs veillaient à ce que ça demeure. Moholy Nagy lui voulait bien qu’on fasse des œuvres et les vendre mais il souhaitait toujours que la fonction prime. Qu’on ne perde pas le fil de la fonction, qui était au cœur de cette école. Il faut savoir que Gropius lui même était le maître de l’atelier menuiserie. C’est quelque chose de peu connu, mais quand Itten s’en va il reprend la main de l’atelier menuiserie. Parce qu’il pense que l’architecture et le mobilier relève des mêmes principes et que donc c’est assez naturel, il peut s’occuper de cet atelier. Il a insufflé assez vite une directive une énergie, une esthétique autour de la structure et de la fonction. Il soutient beaucoup Breuer dans ses inspirations, donc il y a toujours un côté plastique qui est très fort. Breuer pioche partout. Si on ne comprend pas par quoi il est passé, on ne comprend pas comment il est arrivé au fauteuil Wassily. Il passe d’une chose à l’autre très rapidement et trouve une écriture plus épurée mais encore un peu lourde, voir très lourde pour la maison Sommerfeld. Et il épure avec cette chaise et cette table de cuisine où il reprend la Red&Blue chair de Rietveld, il reprend ces histoires de plans et de lignes, quasiment au même moment que Rietveld. Il faut savoir aussi qu’à l’époque Theo van Dœsburg s’installe à Weimar pendant deux ans. Il donne des cours à Weimar, pas au Bauhaus mais quasiment tous les élèves du Bauhaus viennent suivre ses conférences.
MB Il y a donc une influence très forte de son langage esthétique ?
RB Ca se voit beaucoup sur Herbet Bayer, le graphiste, qui fait toutes les peintures murales dans l’école de Weimar, la typographie, tout l’aspect graphique. Il y en a plein d’autres, je ne veux pas réduire à Bayer, qui participe à diffuser une identité très forte de communication. Et donc la De Stijl a eu beaucoup d’importance à travers la présence de Theo van Dœsburg. L’arrivée de Moholy Nagy qui arrive en 1922, 1923 avec une esthétique constructiviste, il dirige l’atelier métal. Dans les mêmes années il y a Marianne Brandt qui arrive à l’école comme élève. Mais au tout début il y avait un jeune maître qui s’appelait Naum Slutzky, qui était un membre des Wiener Werkstätte, qui va insuffler un esprit différent. Puis Itten les oriente vers quelque chose de plus simplifié, qui se radicalise avec Moholy Nagy.
MB Ils font donc du mobilier, des bijoux, du graphisme, de la communication et du textile mais ils ne font pas ou très peu de mode. Est-ce qu’il y aurait des indications qui nous mettrait sur la piste de pourquoi ils n’y touchent pas ?
RB Essentiellement c’était de l’artisanat pour la maison. Ca ne veut pas dire qu’ils ne l’ont pas fait mais pour leur propre plaisir ou comme une extension. Je crois qu’on identifie une ou deux robes comme étant associées au Bauhaus. Mais ça ne faisait pas parti du programme. Ils ont développés des costumes pour le théâtre. Mais c’était pour une autre vocation.
MB La vocation de costume c’est la scène, il n’y a pas de questions d’usages ?
RB Oui, l’usage n’était pas le but. Ils créaient des costumes, des décors pour les fêtes qu’ils organisaient. Ils créaient aussi des flyers. Tout était motif à la mise en application.
MB C’est intéressant de se demander pourquoi ils n’ont pas fait de vêtements ? Dans une maison, on s’habille aussi. Comme la place de l’homme est très pensée dans le Bauhaus et que l’homme est au cœur du dispositif, c’est intéressant d’imaginer que le vêtement ne l’est pas, c’est une question ouverte…
RB C’est vrai que ça peut paraître un peu curieux mais de fait ça n’existe pas. Ca ne fait pas parti de ce qu’ils fabriquent à priori.
MB Si on revient sur l’atelier de textile, est-ce qu’il y avait ces mêmes effets de transposition, d’abord de dessiner picturalement des tableaux et ensuite de les transférer. Quelles sont les méthodes ?
RB Sur le tapis c’est très clair. Au début ils le considèrent comme des œuvres picturales. La fonction est oubliée. Quand ils commencent à faire du textile d’ameublement les choses évoluent. Ils ont demandés aux auteurs d’imprimer certaines de leurs gravures pour faire des albums qu’ils vendaient au profit de l’école. Ils essayaient de s’aider entre eux.
MB L’atelier tissage va être invité de nombreuses fois à New-York, Leipzig… C’est étonnant, cet atelier beaucoup plus improbable et qui va être invité un peu partout pour montrer ses créations. Il y a donc une diffusion mais l’édition restait relativement rare ou mineure par rapport à l’idée de recherches et d’innovation.
RB Le manque d’argent était un moteur assez crucial. D’ailleurs le caractère expérimental est très visible dans beaucoup d’œuvres du début même si ça peut surprendre que les icônes du Bauhaus aient été conçues à ce moment la, vu les moyens qu’ils avaient.
MB Ils se reconnectent plus à l’objet et sa fonction ? Graphiquement, plastiquement ça redevient plus cohérent.
RB Au départ les tapis, tapisseries sont une sorte de collage d’éléments et de motif assemblés dans une composition. C’est très expérimental d’un point de vue plastique. On ne voit pas vraiment une tradition textile très lisible ressortir plus qu’une autre. Ils allaient plus chercher dans les arts plastiques que dans n’importe quelle tradition du domaine textile.
Par contre, ils apprenaient très scrupuleusement les différentes techniques et la connaissance des matériaux. Il y avait des cours sur ces sujets.
Mais c’est un des derniers ateliers qui a pu avoir un diplôme. C’était non seulement un département de femmes mais en plus elles n’avaient pas de diplôme comme les autres qui eux bénéficiaient du droit de passer le concours d’artisans. Pour le textile, le diplôme arrive uniquement à partir de Dessau, donc très tardivement, à partir de 25. Par contre l’enseignement est assez rigoureux, la connaissance des matières et des techniques étant fondamentale.
MB C’est intéressant qu’ils n’aient pas eu plus de lien avec l’industrie dans la façon de diffuser, au vue de la grande industrie textile en Allemagne.
RB Je pense que ça été un frein au début car il n’y avait pas beaucoup de potentiel pour ces jeunes filles à vouloir faire du textile alors que l’industrie était extrêmement opérationnel. En pratique, ça ne devait pas être facile d’aller insuffler une créativité dans des structures qui fonctionnent très bien, c’était risqué comme choix.
MB Le Bauhaus et son idée de création et de créativité qui viendrait s’appliquer à l’industrie, c’est un projet mais l’industrie fonctionne déjà toute seule donc elle ne regarde peut être pas le Bauhaus ?
RB Les collaborations vont plutôt s’opérer avec des entreprises locales, des petites collaborations. Puis Gropius, quand ils déménagent à Dessau, décide de créer un catalogue des modèles conçus au Bauhaus. Dessau, c’est une grosse opération de communication pour promouvoir son école.
C’était un catalogue de modèles possibles, tous réalisés à Weimar, qui avaient le plus de potentiel ou qui ont été sélectionnés pour cette raison. L’idée était surtout de susciter des collaborations avec l’industrie.
MB Comment est-ce que c’était classé ? Par gamme, par typologie d’objets ?
RB Oui plutôt par typologie, je ne l’ai jamais vu en entier ce catalogue, mais il y avait du mobilier, du métal… mais je ne suis pas certaine qu’il y avait du textile dans cet objet.
MB Il y a Lilly Reich qui arrive un peu plus tardivement, comment rentre-t-elle au Bauhaus et qu’est qu’elle y produit spécifiquement ?
RB Je pense que c’est par Mies Van der Rohe, qui devient directeur dans ces années là. Et là les ateliers fusionnent, à Dessau et devient un grand studio d’aménagement intérieur, presque d’architecture d’intérieur. Mais il ne faut pas oublier que ça n’a jamais été un studio ouvert sur l’extérieur, c’était une école. La fusion des ateliers amène quelque chose de plus global et puis ils avaient commencé à développer des partenariats avec des éditeurs de luminaires, pour le métal.
C’est ce qui a été le plus concret mais c’était des éditeurs à Leipzig, il ne faut pas s’imaginer une échelle folle ni une diffusion folle. Ils ont équipés les ateliers avec les luminaires mais il ne faut pas s’imaginer non plus qu’on trouve les œuvres facilement. Ce qu’on trouve beaucoup ce sont les éditions réalisées par les acteurs du Bauhaus après et en dehors du Bauhaus.
MB Oui, c’est presque les influences du Bauhaus qui sont plus influentes au point de vue de l’industrie ? Le rôle d’une école serait donc de proposer des influences nouvelles mais pas forcément de les appliquer si on caricature ? C’est plus de la prescription que de la réalisation ?
RB L’idée c’était de permettre à des artisans de grandes qualités d’avoir une formation artistique du plus haut niveau.
MB Ce que le Bauhaus propose c’est d’actualiser des savoir faire ?
RB Pour créer le meuble de demain, il faut qu’on insuffle une énergie et de nouvelles choses que uniquement répéter le folklore régionaliste et les savoirs faire habituels. C’est pour ça qu’ils choisissent d’avoir ces maîtres de forme. La maitrise technique ils l’apprennent pareil mais ils doivent l’appliquer hors des normes dont on a l’habitude dans ce domaine. Pour permettre un renouvellement.
MB Donc la question de la nouveauté est au cœur du projet du Bauhaus ?
RB Je ne saurai pas dire si c’est la nouveauté qui les a animée, c’était en tout cas renouveler ce qu’il y a dans la maison et la façon d’appréhender tout ça. Renouveler avec une dimension plus artistique, plus plastique.
MB On associe souvent le Bauhaus à une position émancipatrice, qui renouvellerait la condition de l’homme et de l’ouvrier aussi. Par un contexte favorable de la maison repensée. Est-ce que c’est une caricature ou une vocation ? Si on met de côté les petites maisons de Weimar pour les ouvriers.
RB Il y a l’idée de concevoir quelque chose qui serait accessible, fonctionnel, sans doute hygiénique, puisque c’était équipé avec tout l’équipement moderne. C’était un concept qui n’était qu’un seul modèle et qui était appliqué en plusieurs exemplaires. Tout le concept de la maison nouvelle, avec une nouvelle façon d’y vivre et d’y circuler, fait partie des nouvelles façons d’appréhender l’habitat.
MB Est-ce qu’on peut parler d’une forme d’utopie dans la façon dont ils envisagent la création ?
RB Oui, c’est l’espoir d’un développement dans ce sens la. Ca n’est pas si utopique car ça va devenir le modèle. La première expo d’architecture à Weimar va être reprise par beaucoup pour créer d’autres expositions. Cela va faire date, car ils vont créer des maisons ou chaque créateur va concevoir le mobilier qui sera dedans. Le concept du Bauhaus en 1923 va faire des émules dans toutes les décennies suivantes comme un vrai modèle pour la conception de l’habitat contemporain et son ameublement.
MB Ce qui se passe c’est donc que tout d’un coup, ils conçoivent l’ensemble et pas un fragment ? Ce ne sont plus juste des objets mais la maison avec un mode de fonctionnement.
RB Au début c’était l’idée. Mais c’était le concept d’une synthèse des arts, une unité totale. Dans les faits ils n’y arrivent pas vraiment, quand ils font par exemple des sculptures dans la maison Sommerfeld, elles sont plus rajoutés à l’architecture que comme faisant partie intégrante. Ils n’arrivent pas toujours à aller là où ils voulaient se projeter, pour des raisons techniques parfois. Par exemple ils avaient racheté un bateau en teck pour réutiliser le bois. Et c’était impossible de sculpter dedans à moins de tailler des formes très élémentaires. Mais oui, l’idée était une synthèse des arts même si chaque atelier prenait des orientations différentes en fonction des maîtres qui les dirigeaient. Ce qui influençait beaucoup l’esthétique. Chaque atelier avait une histoire et une autonomie différente.
MB C’est intéressant qu’il y ait toujours cette dimension maître de forme et maître d’atelier. C’est l’idée que c’est la que se passe l’innovation aussi, entre la technique et une conception plus artistique, globale, de forme.
RB Oui, d’ailleurs l’atelier de sculpture reposait sur le même système que les arts. Ateliers de sculpture sur bois et atelier de sculpture sur pierre. Assez rapidement ils vont prendre Schlemmer, qui va le réorienter. Au départ ils font beaucoup de choses expérimentales, très libres et petit à petit Schlemmer va vouloir rassembler tout ça pour que ça soit assemblé à l’architecture. Certains essaient toujours de répondre à la demande de Gropius. Pour l’exposition, ils vont faire des bas reliefs, une réelle application concrète. Mais ceux sont ces événements qui ont donné de la cohérence car en dehors de ça chaque atelier avait sa vie. Il y avait beaucoup de conflit au sein du Bauhaus, Itten par exemple s’adonnait au mazdéisme et voulait le diffuser dans toute l’école et s’opposait beaucoup à cette histoire de productivité et à l’utilisation par Gropius des élèves sur ses propres chantiers.
MB C’est donc les limites de la pédagogie quand elle est appliquée à la commande ?
RB Oui. Ils vont souvent se heurter à la question de savoir si c’étaient des artistes ou des artisans.
MB Est-ce que le Bauhaus est présenté dans les expos universelles ?
RB Non, ils participent à des foires plutôt locales mais c’est assez exceptionnel.
MB Ils n’ont pas donc cette visibilité internationale. Ca sera international par le biais des professeurs et de Gropius ?
RB Oui exactement, Weimar est une plaque tournante pour les artistes à cette époque. Le fait que Theo van Dœsburg s’installe là bas, et lors de l’exposition en 1923 des artistes internationaux se déplacent.
MB Qu’est ce qui explique que Weimar fabrique l’air du temps ?
RB C’était un lieu d’histoire, avec Gœthe et Schiller notamment. Ils ont d’ailleurs tous été influencés par les théories de la couleur de Gœthe. Itten était extrêmement imprégné de ça et son schéma chromatique reprend cette théorie, Klee aussi. Kandinsky et Klee ont repris la même position que la sculpture de Gœthe et Schiller, il y avait une fascination pour cette époque des lumières allemandes.
MB C’est intéressant, comme si la théorie insufflait de l’identification ?
RB Ils avaient l’idée de réinventer quelque chose de nouveau comme ces gens avaient inventé quelque chose de nouveau et en s’inscrivant dans leurs pas et leur manière de faire, ils faisaient progresser ces idées là.
MB C’est vrai que j’avais été frappé par les similitudes dans le cercle chromatique.
RB Oui, je pense que la théorie des couleurs de Gœthe est très importante.
MB En mode, c’est très difficile d’élaborer des théories, c’est très complexe, c’est tellement inscrit sous le régime du fugace, bien que ca ne le soit pas complètement, notamment avec l’industrie textile et de mise en forme, mais pour autant c’est difficile d’élaborer, et donc c’est intéressant avec le Bauhaus de revenir sur les questions théorique et de voir qu’une théorie de la couleur a une incidence sur une conception pédagogique qui a une incidence par rebond sur l’innovation.
RB C’était la théorie de la couleur, mais de la forme aussi. On entend plus parler de la théorie des formes que de la couleur même si je pense que les deux sont intimement liés et développés. En ayant construit l’exposition, ça nous paraît assez éclatant que les théories de Gœthe avaient influencé tous les artistes du Bauhaus, les maîtres de forme, et qu’ils l’avaient transmis dans leur enseignement.
MB Oui, de même que Chevrier a influencé les impressionnistes avec la division des couleurs et l’addition scientifique dans l’œil. Gœthe dans sa poétique et sa vision de l’humain influence les allemands.
RB J’en suis persuadée. Il y a cette église de Weimar que Feininger a peint, qui fait des effets de couleurs avec des nuances… et tu comprends que ces peintres là aient influencé les élèves. Par leurs créations, ils influençaient un petit peu les étudiants. Le Bauhaus c’est un ensemble multiple d’influences simultanées. En même temps que l’expressionisme allemand il y a aussi l’art primitif et l’art populaire. Les trois se déroulent en même temps. Et ensuite, De Stijl et le constructivisme vont se greffer aussi. C’est toujours une multitude d’influences simultanées et une hybridation totale. On ne montre pas beaucoup dans l’exposition le caractère extrêmement expérimental des premiers travaux des élèves et des cours préliminaires à base de récupération qui témoigne de ces hybridations. Il n’en reste d’ailleurs que peu de traces…
Au départ c’était difficile, je pense. Car les maîtres d’ateliers ne comprenaient pas ce mode de fonctionnement, ni d’avoir des étudiants qui n’étaient pas totalement réceptif à la technique ni à la disponibilité classique des apprentis. Il a donc fallu trouver les professeurs adéquates qui puissent travailler dans cet environnement, avec ces méthodes si singulières…
ENTRETIEN Philippe Jarrigeon
Philippe Jarrigeon en conversation avec Mathieu Buard
Paris, dans un appartement privé, 20 mai 2017
Philippe Jarrigeon est photographe, éditeur et professeur à l’ECAL de Lausanne. Il travaille entre Paris et New York où il développe une écriture photographique qu’il s’emploie à accorder à la mode, à l’industrie musicale, à la presse… pour le Vogue Paris, le Double Magazine, les galeries Lafayette, Kenzo, le prix de l’Andam… Il a notamment réalisé l’artwork de l’album Bush de Snopp Dogg en 2015. Il a créé en 2009 avec Sylvain Menétrey et Emmanuel Crivelli la revue Dorade, « revue galante, photographie et formes critiques. » Ce support éditorial ainsi que les différentes approches et applications de la photographie permettent de définir la pratique contemporaine et plurielle de ce photographe.
MB : Quels sont les différents statuts de la photographie de mode ? De l'image de mode ? Est-ce que ce sont deux choses différentes ? L'image de mode, ça peut être tout ce qui édité et pensé dans une campagne éditoriale, alors qu'une photographie de mode cela ne pourrait-il pas être un fragment, dans une série ? Tu as travaillé pour Kenzo, il me semble, peut être peut on commencer ainsi ?
PJ : On parlera peut-être d'autres projets ensuite mais oui. En fait, il y avait une équipe de direction artistique en interne, qui était en train de se mettre en place et ils m'ont invité à proposer des idées, parce que c'est une maison qui demande à ce que l’on propose des idées, il y a des endroits où c'est plus ou moins ouvert à des propositions ou à des exécutions, encore que ça peut dépendre des contrats et des liaisons avec le studio. Et l'idée, là, était juste de proposer une idée simple qui rentre dans un budget défini bien évidemment et qui permette de mettre en scène un certain nombre de collections enfants, voilà. C’était ça l'enjeu. C'est une maison avec qui j'aurais aimé travaillé je pense au début, moi je trouve que maintenant c'est un peu en train de se perdre…
MB : Disons qu'ils sont plus sur l'image que sur le produit qu'ils proposent…
PJ : C'est devenu compliqué, mais du coup, ce n’est pas forcément un projet que je trouve très aboutie non plus, c'était très commercial…
MB : Justement je voulais commencer par cela, des réalisations très commerciales, c'est ce que tu m'avais raconté et ça m'intéressait justement, car d’une certaine manière quand tu travailles pour le Vogue, ou que tu fais des natures mortes pour le Vogue, il y a d'un coup une dimension qui est effectivement plus orientée par une commande, mais avec une ouverture éditoriale ?
PJ : Ça n'a rien à voir ; typiquement tu mets l'accent sur des projets où d'un côté l'idée est de malgré tout de mettre en scène des vêtements qui seront vendus sous différents supports, ensuite l'autre est de faire une image qui certes met en scène des produits de mode de consommation mais on demande à ces images qu'elles aient une qualité plastique plus forte, en fait. Et du coup c'est a priori plus libre…
MB : Mais c'est pour ça que je commençais là-dessus, parce qu'après évidemment, j'aurais pu d'entrée de jeu, t'interpeler sur ton travail d'auteur et de photographe, ce que tu as fait pour les galeries Lafayette, ce que tu avais fait pour Dorade ou ce que tu fais quand tu réponds à des choses qui sont vraiment artistiques et créatives, mais je trouve vraiment intéressant que tu racontes toi, ta position par rapport à la commande en ce sens.
PJ : Moi, j'aime bien ça, si tu veux on me demande : "est ce que tu as un travail personnel en fait ?", je ne sépare pas mon travail professionnel et mon travail personnel, ce sont des projets qui sont plus ou moins contrôlés, plus ou moins collaboratifs aussi, parfois plus individuels, je ne fais pas de différences, j'arrive à différencier les projets mais je trouve que mon travail est le même partout, après je trouve qu’avec les commandes, il y a des commandes qui sont plus intéressantes que d'autres, ça c'est certain. Cela veut dire qu'il y a des commandes qui t'impliquent un peu plus d'un point de vue créatif, il y a des commandes qui te permettent de produire plus de choses ou de produire mieux certaines choses, et puis après il y a des commandes où il suffit de remplir le contrat, de faire le job… Et on le fait bien et tout se passe bien et parce que la photographie de mode, un de ces aspects c'est de la considérer comme un travail mais de toujours penser que ce n'est pas que la photographie mais c'est aussi tout ce qu'il y a autour, de gérer un studio, de gérer l'ambiance d'une équipe, styliste, maquilleur, set designer… assistants, et finalement de comment gérer le client… et ça c'est un aspect intéressant.
MB : Justement en interviewant des stylistes, j’ai été confronté à cette question, fondamentalement, c'est-à-dire quel est le rapport entre styliste et photographe et quel est le jeu d’influence ? Quand il y a une commande comme ça pour un objet de type Vogue ou Kenzo, il y a une direction artistique avec des interlocuteurs qui ont chacun des signatures, j'imagine que c'est très au cas par cas mais, globalement comment toi tu envisages tes collaborations de photographies de mode ?
PJ : Alors, il y a deux contextes très différents qui sont les contextes où l’on travaille en équipe au service d'un client et ensuite où on travaille en équipe au service d'un projet éditorial. Dans un projet éditorial tout ce qui va être de l’investissement, tous les frais engagés, déjà ça commence par ça, les frais engagés vont être les frais des équipes, les stylistes, les miens, les magazines un peu, ce genre d’investissement… C'est très différent quand on travaille pour une marque, même si c'est pas une marque de mode d'ailleurs, tout est financé, donc, de fait, on n’a pas du tout le même point de vue par rapport au projet.
Ensuite, je vais plutôt développé la partie magazine, la partie éditoriale, ce qui m'intéresse, de ce que j'attends des stylistes avec qui je travaille ou avec qui j'ai envie de travailler, c'est qu'on puisse monter un projet ensemble et c'est surtout que je puisse être accompagné dans toute la prise de vue, pour qu'au final l'image soit le mieux possible, de ce fait. Il y a un talent de sélection, de choix d'objets, de vêtements qui fait sens par rapport au projet que l'on a cadré, mais il y a aussi une relation de travail, il y a aussi des stylistes avec qui il est plus facile de travailler que d'autres, ou du moins on s'entend mieux et du coup la condition de travaille fera qu’il y aura une super ambiance et alors que les images seront mieux, et s’il y a conflit, les images vont être tendues et parfois c'est pas mal aussi et ça il faut y penser en fait, en amont, ça peut faire partie du projet…
MB : Il faut l'anticiper au moment où tu discutes et construis avec la personne en somme ?
PJ : Exactement !
MB : Est-ce qu'on peut dire que le styliste, il t'accompagne dans le regard photographique, sur des détails auxquels tu prêtes attention mais que tu peux perdre de vue lors de la captation, une forme de vigilance ?
PJ : Oui, sur la prise de vue, je demande beaucoup au styliste. Déjà, dans un certain sens, c'est le garant du goût, j'aime bien leur donner ce rôle-là. Je ne prétends pas avoir bon goût moi, a priori je pense même avoir mauvais goût, donc pour un certain nombre de valeurs, je veux bien être un peu questionner là-dessus et je pense que c'est important d'avoir un second regard, un regard quand même fort et qui est impliqué dans la fabrication, investi dans cette fabrication…
MB : Le rapport entre le photographe et le styliste, c'est un jeu de question réponse où chacun exerce dans son cadre, qui pose des questions de goût à l'autre ?
PJ : Exactement, de goût, il y a des aspects où moi je pense que je peux apporter beaucoup de choses à une image, mais par exemple il y a des endroits où je ne suis pas très fort, je suis pas très fort en casting par exemple, mais après si l’on parle de stylisme, c'est intéressant de se dire que dans un studio aujourd'hui, on est beaucoup plus nombreux, je pense que c'est pas nouveau en fait, mais il y a un styliste ? Oui. Il y a un maquilleur ? Oui. Il y a un hair styliste ? Oui…
MB : Il y a un set designer…
PJ : Il y a un directeur de casting aussi, et ce qui est important, le plus important pour tout le monde, c'est de proposer des projets qui sont suffisamment intéressants, précis, clairs pour aller au meilleur du projet, je pense qu'on attend tous ça. Ceux qui écrivent ces notes d'intention sont a priori les stylistes et les photographes.
MB : Ceux qui définissent l'univers global, ce qui pourrait s'appeler une direction créative ou une direction artistique, selon les formules consacrées mais d'une certaine manière, c'est une réalisation commune ?
PJ : Oui dans un sens où c'est un projet, mais c’est toujours complexe…
MB : Tout récemment, pour le Vogue français, il y a une des stylistes, Suzanne Koller, qui s'en va du Vogue si j’ai bien tout suivi, elle signe « réalisatrice » de la série mode et pas styliste et il y a un photographe et c'est intéressant car on sent que c'est un rapport de force qui se joue dans cette dénomination. Je trouve qu'il y a une grande ouverture en ce moment sur les dénominations et les places de chacun, alors bien évidemment le photographe reste photographe mais parfois le photographe va être celui qui va être le réalisateur au sens large, son talent, sa notoriété… Sans vouloir donner la primauté d'un chef, peut-on décortiquer ensemble la question de la direction artistique, ce qu’elle recouvre globalement ? La direction créative sans dire qu'il y a un directeur ?
PJ : En fait le statut du nom et de la fonction, il a beaucoup changé, c'est intéressant. J'étais plongé récemment dans les publications de Condenast, les éditions des années 70 et aujourd'hui nous sommes dans une valorisation énorme de l'auteur en fait, c'est-à-dire que l'on considère qu'une image appartenant à tel photographe est quelque chose qu'il faut préciser au lecteur dans un magazine de mode, et que le styliste qui a travaillé sur cette série soit aussi valorisé, dans les éditions de Vogue des années 70, les noms des photographes sont inscrits dans le pli des pages… On a affaire à des images de Guy Bourdin, Helmut Newton quand même, mais l'information de savoir que c’est l’une de ces stars de la photographie, l’un d’eux, est un fait secondaire. Ce qui n'est pas du tout le cas aujourd'hui. Après, l'appellation réalisation, elle n’est pas nouvelle, elle est présente, on peut la retrouver souvent, beaucoup de magazines appellent leurs stylistes des réalisateurs…
MB : C'est intéressant parce que, je ne dis pas que je ne prêtais pas attention à cela auparavant, qui signe l’édito, mais je n'avais jamais fais attention à la dénomination et il me semble que malgré tout, cela existait déjà mais que ce soit à ce point clivé dans un magazine, dans le même magazine l’une va signer styliste et l'autre réalisatrice, cela me semble intéressant de ce que ça dit de la fonction, d'ailleurs ça ne dévalorise pas ni l'une ni l'autre des fonctions, cette pluralité. Cette ouverture me semble significative en fait, et cela va avec la question de l'auteur qui est très présente depuis le début de notre entretien ?
PJ : Je pense que ça va aussi avec le fait, est ce que le statut de réalisation donne un sens plus important à la fonction du styliste, j'en sais rien, il faudrait l'étudier, après ça a l'air d'être aussi un terme qui dit plus, qui englobe plus, qui implante un rôle et une incidence au regard de la rédaction. Dans un autre genre, un truc qui m'amusait beaucoup, moi, c'est le Citizen K, Kappauf, signait déjà rédacteur en chef, signait la direction artistique des séries et à chaque série, tout était sur-signé… Le fait est que pour le droit (le juridique), il n'y a qu'une seule vérité à ca, pour nous photographes, nous sommes payés en frais d'image, et en fait nous vendons des droits d'utilisation des images, donc les images nous appartiennent… cela cadre notre statut.
MB : Ce qui appartient au styliste est plus volatil, c’est vrai, et être réalisateur dit sans doute davantage d’une emprise sur un éditorial mode… Cela donne aussi une logique aux choses par le statut donné, les étudiants ne le savent pas par exemple, quand ils font des images ou qu'ils entreprennent de faire des images avec des photographes, ils pensent souvent que quand ils ont décidé de travailler avec le photographe, l'image est leur appartient. Et c’est une erreur. C'est intéressant que tu reviennes à la fois sur la dimension économique du projet et sur la question du droit, ce sont des choses que l'on oublie trop rapidement. Et lorsqu'on est focalisé effectivement sur la notion d'auteur elle est étroitement liée à la rémunération économique qu’elle engage…
PJ : C'est très lié.
MB : Pour avancer sur la question de la relation à l'image éditée : il y a énormément de stylistes qui se mettent à faire leur propre magazine, ça a commencé par le CR, maintenant Marie Amélie Sauvé avec Mastermind, des photographes auteurs en font, je pense à Toilet Paper, il y a eu Purple en premier lieu… Qu’est ce que c’est, cet objet éditorial spécifiquement ? Qu'est-ce que cela raconte ? Par rapport au magazine traditionnel ?
PJ : En fait, il y a deux choses, je crois, enfin moi j'arrive à le lire de cette façon-là, dans un premier temps, il y a l'histoire et le prestige du magazine traditionnel, c'est-à-dire avec Harper's Bazaar, Vogue, qui sont un peu l'idée d'une édition très luxueuse et très influente…
MB : Et qui se perpétue.
PJ : Et qui se perpétue et qui génère des icônes photographiques ou de mode, ça c'est l'objet papier, imprimé. Ca c'est une première chose, et on pourrait dire pourquoi le magazine est-il si valorisé ? Pour ces raisons que c'est un objet qui fabrique des icônes. Ensuite, que des personnes aient envie de faire un magazine en leur nom, très clairement, c'est tout simplement pour dire que tu as des personnes qui sont directeurs artistiques. Et je pense qu'il y a le fantasme d’avoir son propre magazine.
Après c'est très différent, Toilet Paper et Mastermind, parce que Toilet Paper est plus un magazine de production, ils produisent tout eux-mêmes, qui signent les photos et il y a un anonymat des gens qui participent, les auteurs sont Toilet Paper. Pour Mastermind, c'est très différent, c'est un objet de rédactrice de mode qui selon elle a du sens et viens en fonction de l'air du temps, les objets en question ne sont pas si différents d'ailleurs même dans leur fabrication, de ce que font Self-service ou Purple à l'époque.
MB : Ca pointe quelque chose à propos de la photo de mode, comme particularité. Parce que dans le fond, tu ne vas pas dire que tu es photographe de mode, tu es photographe et tu travailles avec la mode, et alors à ce titre, quel statut tu donnerais à la photo de mode, à la différence de la photo que tu travailles toi, en tant qu'auteur, de manière générale ?
PJ : Moi ce que je pourrais dire, je sais ce que je fais comme photographie, moi je travaille en studio, je travaille la mise en scène, je mets en place des décors avec des gens et des gens qui sont habillés et qui portent des objets ou des accessoires dans leurs mains et que c'est par ce fait de mettre en scène ces éléments de mode que ça peut être une photographie de mode. Mais voilà, je ne sais pas ce que c'est une photographie de mode, parce qu'en fait je pense, il faut plutôt penser à l'inverse c'est à dire ce qui définit une photo de mode, c'est le système de production même de l'image.
MB : C'est ce que tu disais d'entrée de jeu avec la question économique aussi, c'est un mode de production avec un statut particulier. Je repense au magazine Réédition qui m'intéresse au moins au début dans son intention, de rééditer des vieilles photos de mode, images passées confrontées à une production actuelle, et de considérer qu'il y a un au-delà de l'archive de la photo de mode, ou de ce qu'elle dit du moment, qu’il y a une qualité indiscutable et plastique qui amène à la regarder non plus comme le fruit d'une commande mais comme aussi une signature, au sens élargi.
PJ : Tu parles de Réédition quand il réédite des portfolios ?
MB : Oui, portfolios qui n’ont pas été édités dans la quantité exacte à l'époque et qui sont réédités de la manière quasi intégrale dans le moment où ils ont choisi pour être confrontés au contemporain…
PJ : Leur posture est intéressante et en même temps elle n’est pas nouvelle, c'est-à-dire que la mode c'est sans arrêt une réédition, ça fonctionne si bien puisqu'il faut sans arrêt ne plus aimer et aimer quelque chose qui est déjà passée, on réactive en permanence et on dénigre en permanence des choses. Par exemple, ce que l'on voit en ce moment chez Dior m'amuse beaucoup parce qu'on est dans une sorte de valorisation de choses qui avaient complètement disparues de cette maison, certaines pièces qu'on a vraiment décriées alors qu'elles avaient assuré la réussite de la maison dans les années 90 et qui reviennent et en fait, on n’est pas encore préparé à cela, on pense que le truc ne va pas marché en fait, mais en fait tout ce qui est puisé, ce sont des signes, des choses qui ont été faites avant… Qui va recréer du désir en fait … Et c’est une permanence, cette envie de dénigrer les choses…
MB : En ça, il y a dans la photo de mode quelque chose qui est réédition et qui en fait est une logique constitutive ?
PJ : Après, pour revenir aux objets édités par certaines stylistes, ce que je trouve étonnant, bizarrement et je suis curieux de voir ce que va devenir un objet comme Mastermind, je l'ai pas vu moi le magazine encore, j'en ai entendu parler, les gens sont toujours assez acerbes sur les choses, donc j'attends de voir de mes propres yeux, de quoi il s'agit. Ce que je vois chez CR par exemple, me fait dire, c'est fou que quelqu'un qui était aussi juste dans une édition mensuelle, dans une institution soit devenue aussi borderline, dans un truc personnel en fait. Alors est ce que c'est dû au fait qu'il fallait être beaucoup plus structuré pour être performant, ou est-ce que c'est dû au fait qu'elle a pas pu travailler avec les bons photographes dans son nouveau truc, le fait est que, elle est à la pointe vraiment d'un objet de désir quand elle s'occupait de Vogue et qui CR aujourd'hui c'est devenu un magazine anecdotique, elle est redevenue complètement anecdotique et je me dis que c'est étonnant de voir que parfois, la raison de ce qui fait ça, quel est le contexte de ce regard anodin. Et j'ai l'impression, et j'ai un peu le même sentiment, avec ce qui est en train de se passer avec Mastermind, c'est-à-dire que ça marche quand elle travaille pour T Magazine, elle donne le ton, avec un contenu vraiment bien et en fait c'est un rendez-vous et ça marche et qu’avec le Mastermind, il y a déjà une note un peu ringard, avec des sujets déjà traités ou retraités à outrance et qu’en fait, ça m'intéresse pas tant que ça. En même temps, je n’en sais rien, il faut que je le regarde…
MB : D'un autre côté, justement ces pléthores de revues de photo faites de mode posent la question de ce que la mode raconte et est-ce que l'on peut dire que la photo de mode c'est ce qui restitue le mieux l'air du temps ? Est-ce que la mission de la photographie de mode n'est pas de donner une combinatoire d'éléments qui livre un air du temps ou d'un esprit du temps ?
PJ : Oui je pense que oui, c'est là, en fait, où c'est hyper dur de travailler dans cette économie-là. C'est que cette photographie, ces photos, se démodent aussi vite que les vêtements et on le voit ; il y a des icônes qui ressurgissent et qui le redeviennent, mais en fait ouvrir un magazine, même ouvrir la pratique d'un photographe sur les 5 dernières années, puis les 10 dernières années, ça redevient intéressant, je pense que c'est une épreuve très douloureuse pour beaucoup de photographes, cette démode…
MB : Parce que la photographie est tenue par l'émergence de l'instant ?
PJ : Et après en même temps, c’est ce que l’on attend d'un auteur et que l’on attend d'un photographe et d'où la réussite de certains photographes qui travaillent depuis maintenant plus de 40 ans ou 60 ans et qui reproduisent des systématismes d'images qui sont quasiment identiques… On n’attend même pas forcément qu'ils produisent des images, on attend même pas de voir les images en fait, on a juste besoin de savoir que ce regard existe dans les productions de photographie.
MB : Avec ses filtres, ses lumières, ses façons de faire, de mettre en scène…
PJ : Et son existence. Je pense à Bruce Weber par exemple, je trouve que c'est étonnant ça photographie. Elle évolue, mais elle n’a pas changé quoi, et pourtant on est toujours en demande de cette histoire.
MB : J'ai l'impression aussi que c'est la particularité de la photographie de mode par rapport à rapport à la photographie dans le sens le plus artistique du terme, c’est qu’il y a une notion de récit qui me semble être un peu systématique, de narration, du moins, dans la photo de mode, est-ce une branche de la photographie de mode, cette capacité à construire du récit ?
PJ : Moi je suis d'accord avec ça, aussi par rapport à ma pratique, pas forcément que je me sente quelqu'un qui ait besoin de raconter des histoires. J'ai vraiment l'impression de raconter un monde en fait, et ce que je crois, ce que font les photographes quand on regarde le travail de Walter Pfeiffer, cette intimité qu'il crée, c'est l'histoire avec ces sujets, des photographies très amusantes qu'il propose et du coup parfois un peu cynique… C'est son histoire à lui qui est en train de défiler, il est en train de se raconter, c'est pareil avec Jamie Hawkesworth. Je pense qu'il y a une histoire à raconter, les images racontent des histoires et je pense que ce sont des photographes de mise en scène qui veulent mettre en scène le monde, voilà.
MB : Je pense que c'est important d'arriver à ce genre de point de définition, de dire que dans la photographie de mode est une façon de faire monde et de raconter ce monde et de le narrer ou de le décrire du moins, si on n’est pas dans une structure de récit linéaire, dont la description peut être plus fragmentaire ou kaléidoscopique. Ce qui n’est pas le cas d'une photographie artistique ou dite œuvre ?
PJ : Non, on est dans une pratique, disons qu'il y a des pratiques photographiques plasticiennes qui peuvent être plus conceptuel sur le statut même du document, ou de ce genre d'aspect, ce n’est pas que ces choses-là sont évacuées, mais je pense que la volonté des photographes qui sont en train de travailler en lien avec cette réalité, c'est de fabriquer un portrait de la société fantasmer, on peut aller jusqu'à Tim Walker et Bruce Weber, pour moi ce sont exactement les mêmes.
MB : Et qui se retrouvent souvent dans les mêmes magazines, 10 pages plus loin…
PJ : Exactement.
MB : Il y a eu de très belles expositions sur Guy Bourdin sur Erwin Blumenfeld, il y a des supers expositions, des grandes expositions sur la photographie de mode… Qu'est-ce que ça raconte selon toi ? Du statut de cette image la particulière ?
PJ : On a l'impression qu'on connait bien cet homme, Bourdin, en ce moment je suis plongé dans ses archives, je me suis plongé dans son territoire d'expérimentation photographique qui était le magazine et qui était a priori surtout le Vogue Paris. C'est une pratique très française, en fait on connait quelques icones de Guy Bourdin. Moi ce que je vois, ce que je comprends de la pratique des photographes qui sont de ma génération qui sont dans ce travail et aussi dans leur instabilité par rapports aux projets, parce que les projets ont besoin d'être sans cesse nouveau, dans ce sens on est vraiment des démurges qui veulent inventer un monde, le préciser, le remettre en jeu, le sophistiquer, le trashiser peu importe… On est dans une sorte de production massive et qu'il est normal et légitime que parfois se dégage de cette pratique quotidienne certaines icones, et quand on réunit certaines icones dans un musée, moi je trouve ça génial, je pense que la production massive ou intensive génère parfois quelques pièces exceptionnelles qu'il est intéressant de signaler et de manifester…
MB : Et de faire voir hors dans un format, dans une existence matérielle autre, et que l'on montre rarement les magazines ou les parutions à l'échelle ou en contexte éditorial dans le monde de la photo, dans une dimension choisie et qui leur donne une qualité particulière ?
PJ : Pour le coup, je trouve qu'on est quand même depuis les années 70 dans une idée où on peut mettre à côté une œuvre et un vase, après c'est toujours surprenant qu'on ne présente pas le lieu où l'image a été diffusée et que ça pourrait être au moins un objet complémentaire pour expliquer la relation de travail. C'est vrai que c'est quelque chose d'assez rare, mais bon quand on produit des images, on produit des icônes donc malgré tout, c'est aussi des images mentales. La plupart des gens connaissent des images de Guy Bourdin sans même les avoir vu, ni dans un magazine, ni même vraiment en tirage papier…
MB : C'est un statut intermédiaire, et le propre de la photo aussi, ça multiplicité éditée dans différents supports, sa façon d'exister d'une manière multiple ?
PJ : Et moi je pense en fait, là où ce métier me fascine de plus en plus, sachant qu'on est dans une sorte d'abandon même du support papier, dans la pratique on produit des images destinées à être publiées, alors qu'elles sont déjà online avant la publication… donc vraiment il y a une sorte de non sens… Mais ce que j'adore surtout c'est qu'aujourd'hui nous fabriquons des images mentales, nous fabriquons des images et le magazine si on extrapole, le directeur artistique, une Marie-Amélie Sauvé, elle fabrique Mastermind, on peut déjà en parler avant même d'avoir ouvert l'objet, on fabrique une image mentale, un espace de représentation complément fictif. Et ça, je trouve ça fascinant.
MB : Est-ce que ce n'est pas lié à la dimension qu'a pris le numérique, dimension en terme d'échelle, à savoir que le numérique, c'est aussi cet espace fictif et mental où tout est trouvable et qui engage un statut de l'image par tous les contenus et toutes les productions de manière ré-ouverte ?
PJ : Je ne sais pas si cela incombe au numérique… c'est-à-dire que le numérique fait qu'on a accès facilement à plus de choses et en permanence, ça c'est certain, mais quoiqu'il advienne, bien avant ça, je pense que les peintres, les photographes voulais fabriquer des images qui vont bien au-delà de leur objet et Delacroix déplaçait ses tableaux dans différentes villes pour les montrer, c'est l'invention d'une certaine technique de gravure de masse pour diffuser une image que parfois on n’a jamais vu.
Après oui le numérique c'est sûr, on est dans une immédiateté de tout et qui devient complexe mais qui est en train aussi de rechanger maintenant, je trouve que depuis 10 ans c'est un truc qui est en train de s'accélérer maintenant, on court derrière l'argentique pour ensuite quand même malgré tout le remettre sur digital… pour donner une valeur ajoutée à un instant et en même temps on se rend compte aussi les gens regardent plus les choses online que les magazines, maintenant même les budgets de production deviennent aussi important sur le numérique que sur les supports papiers et ça je trouve super intéressant, ça va forcément freiner à un moment donné, on sortira de cette hystérie de donner autant d'importance à ce qu'on met online en fait. Le numérique, dans ce sens-là, est carrément nouveau.
MB : Oui, sachant que dans le fond ça pose la question de l'audience et du format de perception, c'est à dire que Instagram par exemple quand on dit « je me suis documenté, j'ai travaillé sur Instagram » on collecte des images qui sont petites, je n'ai pas de problème avec ça, mais ça pose des rapports à l'image et à la nature de l'image qui sont particuliers. Je te pose la question en tant que photographe, comment tu reçois le numérique, pas forcément en tant que technique, c'est-à-dire l'appareil photo numérique ? Question qui inonde toute la dimension de la production de la photographie en général et pas que celle de mode. En revanche, sur le flux et la vitesse, et la façon dont le contenu est diffusé, je trouve que l'image de mode, elle est entreprise avec le numérique. Auparavant, c'était l'édition papier donnait un statut, tous les mois… avec un choix éditorial même dans l'ordre des photos… Sur Instagram il y a aussi un choix éditorial, c'est sûr dans l'ordre de parution… Mais n’est-ce pas une nouvelle condition de perception de l'image de mode ?
PJ : L'image de mode j'en sais rien, mais je trouve que ça tire la production d'image vers le bas, c'est sûr. Oui et non, ça permet beaucoup de choses parce qu'on sort de, on peut produire des choses très bien très vite, et puis elles ont apparemment moins d'enjeux et du coup peut être ça libère certaines pratiques, c'est certain… Après, ce qui me dégoute un peu, et j'ai une conception de la culture qui est plutôt de considérer que c'est un jardin secret : j'ai mes livres, j'ai mes références, j'aime telle chose pour telle raison, j'aime la surface de telle chose pour telle autre raison… Ce que donne à voir Instagram en particulier, c'est que c’est « lifté », et au même niveau. Je crois que ce qui est intéressant dans une culture, c'est une connexion entre une image et une autre, et non pas le fait qu'elle soit juxtaposée sans aucune raison. Donc je trouve que partager sa culture, son jardin secret sur Instagram, déjà ça me pose problème. Je ne le fais pas. Je partage seulement les choses que j'ai faites. C'est un portfolio en fait, pour le coup, c'est très bien fait, c'est pratique et je regrette parfois seulement d'y passer trop de temps, à être fasciné par certaines images, certaines connexions parce qu'en fait, ça dénie complètement le réel, le travail de connexion mentale qui est celui d'aller chercher dans un contexte qui n'est pas prévu, une image, un endroit qui n'était pas prévu… Une recherche qui va elle forcément générer des formes ou un imaginaire. Je suis un peu écœuré par ça, par l'idée de partager en permanence son jardin culturel, ça me débecte, ça m'affecte.
MB : Avez-vous quelque chose à rajouter sur la photographie de mode Philippe Jarrigeon ?
PJ : J'aurai juste une chose à dire : la mode et la photographie, je les vois vraiment comme deux sœurs jumelles et qui ont, la preuve en, toujours besoin de l'une de l'autre. On a toujours besoin de penser un vêtement pour qu'il soit photographié, pour être photographié et en même temps, la mise en scène de mode, surtout lorsqu'il y a une sorte de fantaisie ou un point de vue sur la société contemporaine, ne peut pas passer autrement que par le vestiaire, au sens large…
MB : Et cette restitution passe par la photographie naturellement ?
PJ : Exactement. Et que cette relation-là, on parle de photographie de mode, on aurait peut-être pu parler de peinture de mode, qui dépasse absolument toutes les technologies depuis, on parle de numérique mais peut être dans 20 ans il y aura peut-être une nouvelle technologie de captation et on sera je pense dans les mêmes questions…
MB : Oui ça va au-delà du simple apport technologique, les peintres de la mondanité sont des peintres de la mode effectivement.
ENTRETIEN FLORENCE TETIER
Florence Tétier en conversation avec Mathieu Buard
A Paris, dans un café, le 12 mars 2017
Florence Tétier vit et travaille à Paris. Elle développe et édite, comme directrice créative, depuis 2013, le Magazine NOVEMBRE avec Florian Joye, Jeanne-Salomé Rochat, Georgia Pendlebury et Nicolas Coulomb. Ancienne étudiante de l’ECAL de Lausanne. elle développe par ailleurs un pratique de conseil et de direction artistique pour des marques de mode et des annonceurs de mode. Elle collabore notamment avec Romain Kremer au renouvellement des campagnes publicitaires de la marque Camper. Florence Tétier intervient comme enseignante à l’ECAL, à l’Ecole Duperré sur les questions de direction éditoriale.
MB Je voudrais t’interroger sur le rapport que tu as eu à ta formation, au regard de l’apprentissage de l’image, à l’ECAL. Quelle incidence ton parcours a-t-il eu sur ton projet éditorial ? Cela t’a-t-il aidé à structurer ton projet, ton propre magazine et de penser la ligne éditoriale de NOVEMBRE ? En somme de définir une direction artistique ?
FT Quand j’ai étudié à l’école, j’étais en graphisme parce qu’à l’époque, ça n’existait pas la formation de direction artistique, je pense que si cela avait existé, je l’aurais fait, mais du coup. Là où ça m’a beaucoup appris, c’est qu’on ne te cantonnait pas juste au graphisme, en tous les cas dans cette école, on te forçait aussi à faire des projets transversaux, on nous faisait faire des projets transversaux et ce qui m’a permis de voir d’autres choses et de comprendre, en tous les cas pour moi, comment utiliser le graphisme pour mettre en page vraiment des images. Je pense que pour moi, le graphisme, c’était un moyen d’arriver à mes fins afin de montrer les images comme j’avais envie de les montrer, c’est comme ça que je le vois et le fait de faire aussi de la photo à l’ECAL, m’a ouvert des perspectives.
MB Pour comprendre comment on construit une image et de l’éditorial, le directeur artistique tu le définirais comment finalement ? Comment tu définirais, ce que ce métier recouvre, très vague dans son acception et en même temps très précis si on s’intéresse au magazine ?
FT En fait c’est ça, je trouve que le terme est un peu galvaudé maintenant parce qu’il y a beaucoup de gens qui se disent directeur artistique, enfin je ne dis pas qu’il y a en des vrais et des faux, mais je dis qu’il y a beaucoup de gens qui s’appellent directeur artistique, en tout cas moi, j’ai ma propre définition, j’ai vraiment l’impression qu’elle est aussi dicté par le nom : directeur artistique, j’ai l’impression que c’est assez clair comme terme et moi, je le vois vraiment comme un chef d’orchestre, c’est vraiment cela que j’imagine, quelqu’un qui est capable de définir où va quoi et qui va où.
MB Une couleur globale, un esprit commun. Tu es partie du graphisme en t’ouvrant à d’autres métiers, tu es devenue auteur en partant du graphisme Est-ce que tu penses que cela joue ou donne une singularité à ton magazine ?
FT Oui, ça je le pense, car en fait, comme je m’occupe de le mettre en page et de produire aussi mon propre contenu, même si je le fais faire aussi produire à d’autres gens, j’ai clairement une idée en tête directement, même quand c’est encore à l’état embryonnaire, je sais quand même plus ou moins à quoi cela va ressembler, forcément cela a un impact, c’est sûr.
MB Et dans ces projets éditoriaux, le magazine c’est une forme. Y a-t-il d’autres formes qui te tenteraient et où tu trouverais finalement que tu aurais le même rôle mais avec des matériaux différents ou pas nécessairement avec la même finalité, faire des livres par exemple ?
FT Les livres, je trouve cela hyper intéressant, en tout cas, c’est toujours une finalité imprimée, cela m’intéresse donc. J’aime bien l’aspect campagne éditorial et annonceur aussi, parce que je pense que c’est passionnant de conceptualiser, comment un vêtement devient une image de mode, faire rêver les gens, je trouve cela hyper important. Ce serait plutôt cela, soit des campagnes, soit des livres.
MB On avait évoqué, au cours d’une discussion précédente, le fait que tu étais styliste pour des défilés. Est-ce que tu envisages cette pratique aussi comme un travail de direction artistique ?
FT En fait, je ne fais pas de stylisme moi-même pour le défilé, par contre je fais effectivement de la direction artistique pour des créateurs pour leurs défilés et je trouve que travailler surtout l’aspect visuel de leurs défilés est hyper intéressant et évidemment cela fait écho à tout ce que je fais à côté.
MB C’est quoi la fonction d’un directeur artistique pour un défilé ou pour un créateur qui monte un défilé, quels sont les objets développés ?
FT En tous les cas, dans ma pratique, j’imagine que d’autres gens font différemment, mais pour moi, j’imagine cela comme une photo, au final je réfléchis de la manière que lorsque je fais une photo, je me dis qu’il essaie de dire ceci ou cela, et on raconte une histoire et puis autour de ce personnage, on brode, comment il va porter ses vêtements, quelle attitude il va avoir, quels gens on va choisir pour le casting, le maquillage, la coiffure, c’est vraiment raconter une histoire autour d’un personnage qui porte des vêtements.
MB Et dans le fond, on pourrait se dire qu’a priori que c’est le rôle d’un designer, qu’est ce qui selon toi fait que l’on vient chercher un regard extérieur, la réponse à leur question en même temps ?
FT En fait, cela dépend du créateur mais tu en as qui ont vraiment besoin d’un second regard sur leur collection parce qu’ils sont tellement dedans, qu’ils sont au moment de la montrer, dans l’insécurité, ils ont envie d’être rassurer et vont juste vouloir que tu appuies ce qu’ils ont déjà fait et il y a ceux vraiment qui viennent te chercher parce qu’ils aiment ce que tu fais et ils veulent que tu apportes une strate, une couche en plus à ce qu’ils font. Un niveau de plus dans la définition des choses. Moi, j’ai eu les deux cas.
MB Qu’est ce qui est profitable ou préférable dans le fond ? Est-ce que tu as pu noté, de fait, des différences de direction parce qu’on venait te chercher pour rajouter une couche ou parce qu’il fallait trier, re-regarder ? Cela t ‘a semblé bénéfique ? Est-ce que cela t’a obligé à aborder autrement le direction justement, ou est-ce que cela importe peu ?
FT En fait, il y a tellement de paramètres, tu dois d’adapter à tout, à la personnalité du créateur, aux contraintes qui s’imposent sur le moment, à des trucs que tu n’avais pas pensés, c’est vraiment au cas par cas mais je dirais qu’à chaque fois, en tout les cas, tu arrives à trouver, à mixer tout cela et à faire un truc différent, enfin j’espère que mon intervention apporte quelque chose, je crois ? Je crois que cela apporte quelque chose, à chaque fois le contexte est hyper important.
MB Quand tu dis contexte, tu dis c’est l’individu designer et c’est le contexte économique ?
FT Oui, les deux, l’individu et le contexte économique, les parcours personnels des gens, c’est tellement aussi des milieux où les gens ; dans la création c’est beaucoup d’égos, il y a beaucoup d’affects, bien souvent parce que ce sont des sujets personnels, en fait tout cela vient intervenir là-dedans, il faut composer avec tout ça, c’est un peu… délicat parfois.
MB Et alors, souvent on emploie ce terme très fréquemment de ligne éditoriale, comment tu définirais la ligne éditoriale que tu as mis en place ou que tu souhaites mettre en place ? Ou cherches tu toujours un ton que tu ne trouves pas ? Comment pourrais tu définir celle qui pour l’instant occupe NOVEMBRE ?
FT C’est une question difficile ! En fait, je n’arrive pas à saisir si on a une ligne éditoriale, je suis trop dedans, en tous les cas maintenant il y a des limites, il y a des thèmes qui me sont très chers comme la jeune création, comme le fait de penser le magazine comme un espace d’exposition, en fait on a vraiment changer, avant il y avait encore du texte et maintenant nous ne faisons que de l’image et on envisage nos pages comme un espace par procuration ? Cela se dit, non ? Nous sommes des sortes de commissaires, pareil voilà aussi un terme un peu galvaudé, désolée de l’utiliser comme cela, mais cela nous permet d’inviter des gens, soit de leur faire faire des choses, soit d’utiliser d’anciens matériels images pour les confronter avec d’autres et donc utiliser autant des jeunes designers que des créateurs et des artistes plus confirmés - ça sera un peu la ligne de base après avec des subtilités, en fonction du contexte…
MB Il y a un paradoxe et une question qui est ouverte, quand tu dis cela, c’est-à-dire commissariat et mode, c’est à priori deux choses qui sont distinctes et j’ai l’impression que cela tend à être de plus en plus assimilable en tout cas, tolérés… Qu’est-ce que cela revient à faire de penser un commissariat de mode, dans la perspective de NOVEMBRE je veux dire ?
FT Dans la perspective de NOVEMBRE, c’est par exemple, demander à des designers de créer des objets exprès pour nous. On essaie aussi de faire intervenir des gens d’autres milieux justement des artistes sur la mode. Des gens de la mode leur font faire des objets, on leur demande de nous faire des vêtements spéciaux pour nous, faire shooter des photographes qui ne sont forcément des photographes de mode ; en tout cas on essaie le plus possible parce qu’en théorie, c’est simple, en pratique ! En tout cas, on fait des commandes, comme des résidences presque aussi… Quelques fois, cela dépend de la personne, il y en a que l’on dirige vraiment beaucoup de A à Z et d’autres, c’est une carte blanche. Ils font vraiment ce qu’ils veulent et après, moi au niveau de la mise en page de…
MB De rejouer les contenus, c’est à ce moment où tu es vraiment commissaire, d’une certaine manière. Il y a des superpositions, des additions entre les collaborations, c’est très présent dans le dernier numéro, vous avez vraiment mis l’accent là-dessus ?
FT Il y a vraiment de cela maintenant, parce qu’en plus, on se retrouve quelques fois avec des choses que l’on n’avait pas prévues, on se retrouve à réorganiser en fonction de ça, et puisque l’on mixe les images maintenant… Et on voudrait vraiment que cela soit encore plus, voilà ce sur quoi on travaille en ce moment. Le graphisme est alors un layer de plus pour continuer à faire le montage, c’est en cela que le montage est intéressant car il fonctionne très bien autant pour les commissaires que pour un directeur artistique qui fait un montage d’un ensemble et produit une orchestration.
MB Et alors, cela pose la question de la place du style ou de la mode dans votre revue, vous ne faites plus des éditos, on va dire au sens promotionnel, c’est beaucoup plus créatif ; comment tu les envisagerais ou les définirais ces éditos ?
FT En tout cas pour moi, après j’ai aussi vachement travaillé avec deux autres personnes qui sont avec moi, j’envisage vraiment la mode et l’art contemporain, de manière hyper formelle, et on va photographier quelque chose qu’on aime parce que l’on trouve que c’est beau et non pas parce que c’est un annonceur ou parce que c’est comme cela simple idéaliste, on a évidemment quelques contraintes et en même temps, on arrive à faire passer ce message avec les gens avec qui on travaille comme annonceur. On peut se permettre de travailler avec du vintage, de la customisation, avec des choses faites avec un étudiant complètement inconnu, parce qu’on trouve génial ce qu’il fait… Et que cela mérite d’être dans une dimension éditorialisée avec ou sans la question de la mode… Je sais que le magazine est perçu comme un magazine de mode, mais j’y tiens pas plus que cela, moi j’ai plus envie que ce soit des formes, des objets que l’on aime, cela se peut très bien qu’il y ait un numéro qu’on sorte qu’il soit sans fringues… En fait, c’est juste que j’aime beaucoup placer des vêtements, je ne peux pas m’empêcher de la faire …
MB Ce serait une peine pour toi de ne pas le avoir de vêtements ?
FT Mais si maintenant on me disait dans ce numéro là, on place zéro vêtement, cela ne serait pas du tout un problème.
MB Est-ce du life style ? Il y a aussi au sens plutôt classique d’art de vivre, des œuvres que l’on associe avec de la déco, que l’on associe avec des objets, mais sur une scène plus émergente qu’installée, c’est cela aussi votre liberté ?
FT C’est exactement cela, on est très libre et puis moi j’adore, j’adore fouiller, je te l’ai dit l’autre fois, aller dans les écoles, voir ceci cela, regarder un portfolio, c’est vachement bien, c’est vraiment un truc si je n’avais pas cela dans le magazine, je m’ennuierais vraiment.
MB Oui, c’est aussi ce que je fais avec la jeune émergence en art contemporain… Est-ce que cela veut dire que tu as une vision transgressive de l’idée du magazine, c’est-à-dire au sens d’une relation aux annonceurs distendue ou éloignée ? J’imagine que pour des raisons économiques tu es obligée d’en avoir ? Est-ce que tu envisages finalement le magazine de mode comme un bon prétexte pour chahuter les choses ?
FT Chahuter les choses, peut-être pas dans le sens où ce n’est pas une volonté, dans le sens où, je n’ai pas envie que cela devienne un manifeste, je n’en ai pas envie, il n’y a pas vraiment de propos politiques derrière cela, c’est vraiment une volonté personnelle et un intérêt personnel de tout mixer mais mon idée n’est pas de dire que c’est un manifeste théorique. Mais de faire vraiment purement quelque chose qui nous intéresse.
MB Quant tu dis nous, tu parles de Nicolas ?
FT Nous sommes trois, il y a Eugène Salomé qui s’occupe de l’art contemporain, Georgia qui s’occupe de la mode, moi et puis Nicolas, il en fait partie, mais il est plus un électron libre ; c’est selon les contributions et collaborations… le magazine est le mixed de ces trois personnes majoritairement plus les collaborations qui arrivent que cela suppose…
MB Et comment la mécanique s’opère, même pour la thématique centrale qui est abordée, le sujet, ce sont des discussions, c’est une espèce d’émergence ?
FT C’est vraiment des discussions et puis on le fait au fil du temps, on a trouvé des thèmes qui nous sont chers, moi je n’ai pas envie de donner un thème différent à chaque numéro, c’est plus des impulsions et des moodboards : le thème on a déjà essayé une fois et c’est pas satisfaisant. C’est vraiment l’inspiration du moment.
MB Veux tu dire par là, avec cette nouvelle forme éditoriale, qu’elle vient répondre à l’usure des formes éditoriales passées ? Si tout est un calculé ou pré-calculé, où les rubriques sont-elles même attendues ? En somme, est ce que cela vient réinterroger la question de la rubrique, de la question d’une équipe un peu définitive et systématique ? J’ai l’impression que vous naviguez avec plein d’auteurs différents, même si y a des récurrences, évidemment, forcément…
FT En fait, peut-être que c’est cela que ça le questionnement mais c’est compliqué parce que cela voudrait dire que l’on se positionne sur le même marché, et je pense qu’on ne l’est pas. Et aussi, je ne consomme absolument aucun magazine, donc je ne lis pas les magazines type « vogue », le Stylist dans le Uber, je vais le regarder, c’est tout et c’est pas du snobisme, vraiment je n’y pense pas. Et du coup, je ne sais pas ce qui se fait, je ne suis pas complètement à la ramasse non plus évidemment, je vois les campagnes qui passent, les éléments visuels sur instagram… Mais je ne consomme pas de magazine, je ne peux pas te dire si c’est une réaction ou quoi, je ne crois pas, c’est vraiment encore une fois purement une volonté de faire ce que l’on fait et qu’il n’y a pas de comparaison.
MB C'est pas une émancipation mais c'est aussi un territoire que vous considérez comme vierge, en tout cas, que vous structurez une ligne éditoriale qui est la vôtre sans vous préoccupez aucunement de ce qui peut se faire.
FT Par contre, on va davantage se préoccuper de notre site, parce qu'il est une forme plus en mouvement. Tu es obligé de structurer un site, tu as des menus, tu ne peux pas juste dérouler sinon tu fais un tableur, et donc nous sommes un peu plus dans un modèle classique sur le site. Mais sur le papier, on a décidé de faire vraiment ce que l'on voulait, limite je voulais ne plus mettre de numéro de page, je suis obligée parce qu'on a 400 pages, nous sommes obligés de faire un sommaire…
MB Alors il y a deux questions à propos de l’épaisseur du magazine : Est-ce parce que cela se compulse et condense beaucoup de choses dans une énergie livrée d’un seul tenant que vous n'avez pas envie de trier ? Et l’on sent qu’il y a un plaisir, une jouissance au non-épuisement, est-il voulu et ou est-ce malgré vous ?
FT Un peu des deux, parfois il y a tout d'un coup une collaboration qui ne devait pas se faire et qui se fait, et puis tu te dis, bon on va faire 30 pages. Il est fait ainsi parce que moi je travaille aussi pour d'autres magazines à côté, pour d’autres et c'est vrai que je trouve cela très frustrant qu'on te dise « Ah, il y a 6 pages » et tu fais 8 photos super et puis il en a 2 qui doivent sauter et il n'y a pas de souplesse et j'avais envie de sortir de ce modèle. En tous les cas, moi pour la mise en page, je me dis si cette série m'inspire 20 pages au lieu de 10, finalement je le fais et c'est quand même une liberté qui est géniale, voilà c'est cela en fait, comme je n'ai pas de contrainte personnelle ou très peu, au final, je sais le faire.
MB En même temps, c'est aussi une façon d'envisager les séries dans leur globalité, dans une forme d'un autre type de narration, plutôt que de privilégier le côté cut, ces images ne sont pas des espèces d'ellipses qui imposent une forme de narration spécifique… A ce propos est-ce que vous passez commande pour les séries que vous faites faire ou que vous faites vous mêmes, d'une notion de fiction, de narration ou d'histoire ? Ou chacun est-il libre d’avoir son mode de construction de regard ? A quoi tenez vous dans la durée des images, les unes par rapport aux autres ?
FT C'est vraiment au cas par cas, parce qu'en fait, on se fait une sorte de sommaire général, en se disant qu’à telle personne, on lui demanderait bien ça et ça et au final en fonction des discussions, cela évolue en fonction des disponibilités. Il y a des photographes qui nous disent « je déteste ton idée mais par contre j'aimerais faire cela ». On s'engueule une fois et après au final, on s'entend. C'est vraiment tellement au cas par cas, mais on donne une impulsion de départ, on contacte les gens avec une idée. C'est aussi important, on produit tout ou si on ne produit pas, on a vraiment choisit l'image, on ne produit jamais quelque chose que l'on nous envoie directement tout fait, cela je peux te dire que je le vois tous les jours, et cela je ne le veux pas.
MB La grande question, serait c'est quoi le style pour toi ?
FT Oulala. Le style… je pense juste que c’est quelque chose qui est reconnaissable, d’être capable d'être reconnu. D’identifier X ou Y précisément, après je n'ai pas de définition spécifique.
MB Et ce métier de styliste, comment tu le regardes toi ?
FT - En fait, c'est très compliqué parce que je travaille avec pas mal de stylistes différents et j'avoue que tu as vraiment des profils assez différents et moi, j'aime bien quand les stylistes sont vraiment dans la proposition et j'aime bien quand ils envisagent la mode de manière formelle et qu'ils sont dans la recherche d'une image, plutôt que de placer tel ou tel nom parce que cela va faire plaisir à X ou Y, en fait malheureusement, il n'y a pas beaucoup de stylistes qui sont dans cette perspective !
MB Est ce que tu veux dire, que ce sont des stylistes qui sont comme des directeurs artistiques avec une dimension d'auteur ? Davantage que dans une question de commande commerciale précisément ?
FT Ils fabriquent une image plutôt que qu’ils ne sont soumis, après je sais que malheureusement, il y a des contraintes qui existent mais je pense que dans ces contraintes, on arrive quand même à créer. Mais j'ai trouvé peu de stylistes qui arrivaient à s'émanciper, et de faire quand même quelque chose de créatif sous la contrainte et du coup pour moi, le stylisme est une pratique assez ouverte. Aussi, je travaille finalement plutôt toujours avec les mêmes personnes, parce que je suis frustrée quand la personne se contente juste de mettre le pantalon et trouve que ça va.
MB Alors, le stylisme, c'est autre chose que de choisir des vêtements, c'est davantage que cela ?
FT Ah oui, pour moi, j'ai besoin que le styliste comprenne l'image, soit là derrière, qu'on réfléchisse ensemble en amont à l'image.
MB Tu disais que l'on a besoin de set designers, pourquoi en a t'on besoin ?
FT J’ai besoin de set designers, moi, de manière très pratique, j'en ai marre de le faire moi, parce qu'en fait il y en a très peu finalement à Paris et cela apporte pourtant beaucoup aux images et malheureusement, c'est la dernière chose à laquelle on pense. Car c'est la chose la moins essentielle, on va dire, dans la liste, tu vas d'abord prendre un styliste, puis un coiffeur, puis un maquilleur et en dernier, si tu as encore un peu d'énergie, un peu d'argent, tu chercheras un set designer… c'est pourquoi, il se place un peu en dernier mais malheureusement, j'adorerais travailler plus avec des set designers, mais cela demande aussi plus de temps et d'argent.
MB Et de montage, cela suppose un travail photographique en studio, finalement ?
FT Oui et non, parce que je pense que le set designer, c'est un peu comme le stylisme, il peut venir ici et changer l’espace, les meubles, les faire bouger, recréer quelque chose sans aucun artifice complexe… En tous les cas, je l'envisage comme cela, qu’il peut juste apporter un micro bout de tissu mais cela fera tout à l’image. Et d'ailleurs pareil pour le coiffeur, le maquilleur…
MB Parce que cela produira des contre-champs ? Et comment tu considères la place des corps, de ces typologies de corps qui marquent une époque et qui sont un peu des passages obligés… Le corps malingre, le type avec une gueule cassée. Il y a des typologies et on le voit bien, par créateur, ce que chacun cherche. Comment tu joues avec cette question du corps parce que c'est le deuxième matériau après le vêtement ?
FT Je dirai moi que c'est le premier, parce qu'on veut faire une série sans vêtement, le casting pour moi est hyper important et d'ailleurs, c'est un peu comme tout ce que je disais avant, plus ça va et moins on fait appel aux agences car il y a trop de contraintes, et j'ai pas envie de me mettre à dos les agences, c'est compliqué de leur faire comprendre qu'on ne va justement pas mettre un pantalon et une fille assise dans un coin. Ils ont du mal à se dire que la fille peut-être aussi un élément artistique et évidemment je le sais qu'il y a des contraintes et qu'ils ont besoin d'images, mais ils n'arrivent pas à se dire « Ok, on lisse la fille, tant pis s'il elle n'est pas naturelle, avec des beaux cheveux mais peut-être que cela rendra autre chose ». Et cette discussion avec les agents, cela m'arrive de l'avoir avec beaucoup d’agents mais c'est très difficile. Plus ça va, plus on s'émancipe, on travaille aves des castings sauvages qui sont très bien et qui apportent aussi autre chose et moi j'aime bien, je trouve cela aussi intéressant de ne pas être obligée de travailler toujours avec les mêmes mannequins, quand tu vois qu'on propose les mêmes mannequins à tout le monde…
MB C'est pourquoi, je te posais la question d’un modèle obligé, d’une espèce de stéréotype de corps ?
FT En fait, on a commencé ainsi et puis là on veut vraiment sortir de cela et toujours avec les gens qui nous intéressent et puis qui ont … des gueules. Si on vend pas un vêtement, c'est pas grave et puis voilà, et puis avec les annonceurs que l'on a, ce sont des gens qu'on a acquis grâce à ce discours, donc en fait ils comprennent très bien.
MB Ils vous soutiennent ?
FT Oui, on n’a pas ce problème de légitimité, ils comprennent très bien ce que l'on fait et pour moi c'est hyper important, je préfère avoir moins d'annonceurs mais plus concernés…
MB En fait, j'ai l'impression qu'il y a une notion d'élasticité dans tout ce que tu racontes, qu'il faut qu'il y ait une forme de fluidité et de mobilité entre les interlocuteurs pour que cela fonctionne, pour que cela opère ?
FT – Bien sûr ! C’est indispensable et il y a aussi une chose très importante, c'est un projet qui reste un projet personnel, que l'on fait par amour du projet, et qu’on le fait nous même, il faut donc que l'on s'amuse. Si on ne s'amuse plus c’est vain ; c'est pour cela que j'ai fait une pause à un moment où je voyais les limites où je me voyais pas être dans un truc où clairement je m'emmerdais, j'avais plus de contraintes que d'amusements, j'ai dit stop et en ce moment ça revient.
MB Cela t'a permis de te repositionner. A l'égard d'un magazine ou d'une revue de penser qui aurait un rythme alternatif, qu'il y ait un calendrier assoupli, j'ai l'impression que cela mène de façon évidente à ce qu’il puisse se produise 2 numéros d'un coup en 6 mois et ne pas en faire pendant 1 an, cela fait partie de cette espèce d'élasticité que pourrait s'autoriser des magazines qui ne répondent pas aux standard de l'annonceur et du rythme des collections…
FT C'est ce que je souhaite, c'est juste une question d'organisation, si tu shootes à tel moment, il n'y a plus rien de disponible, donc c'est un peu embêtant mais c’est juste des questions d'organisation. Sinon, sur le concept, pour moi c'est important que l'on soit ainsi, que l'on sente quand on est prêt, que l'on n’ait pas cette épée de Damoclès. Et puis au final, si tu le sors en même temps que tout le monde, personne ne le voit, personne ne s'y intéresse… On a une économie différente et ce serait donner un mauvais message aussi. On sort le magazine quand il est prêt, quand on est satisfait et puis voilà, évidemment on ne va pas attendre 5 ans mais cela laisse des latitudes…
MB C'est tout contre l'économie de magazine plus traditionnel, et tout contre la façon de faire de ce système de l'image. Cette amplification du rôle de l'image pour la mode, comment tu la caractériserais, comment tu l'observes ? Et notamment par la multiplication des plates-formes de diffusion, Instagram, facebook, internet en général …
FT Parfois, je me pose des questions, j'ai l'impression que toutes ces images qui sont produites, ne sont produites que pour les gens qui font de l’image, qui sont dans la mode exclusivement et je me demande qui cela touche vraiment, par exemple ma famille qui ne sont pas du tout de ce milieu là, je me demande quand ma mère regarde des images de mode - est-ce que ça lui parle ? En fait nous forcément, cela nous parle : « Ah ils ont cette mannequin, cette pièce forte…, ce photographe là et ils ont shooté là… ». Mais est-ce que la vraie cliente finalement, celle qui achète Prada… Est-ce que la vraie cliente qui habite en Suisse, qui va chez le chirurgien et qui voit la pub, est-ce cela lui parle vraiment ? Je ne sais pas et puis du coup je me pose souvent cette question : « Est-ce qu'on n'est pas un petit monde clos ». Je n'arrive pas trop à le savoir…
MB Dans un petit monde fait d'autoprescriptions comme on s’automédicamenterait ?
FT Avec des autocodes oui, que nous on arrive à lire mais pas les autres. On ne sait pas et après peut-être que c'est la partie émergée de l'iceberg et qu'en fait, derrière ils attaquent les vrais clients avec d'autres choses techniques que l'on ne voit pas ? Je ne sais pas, je ne sais pas qui cela intéresse et je ne sais pas trop si cela répond à ta question ?
MB Si, tu dis qu'il y a des images qui s'adressent à la mode même, qui sont des images de mode qui s'adressent à un entre-soi.
FT Ils s'auto-répondent et j'ai l'impression que l'on fait shooter Steven Meisel, parce cela légitime le shoot et personne vraiment ne connait Steven Meisel. Non ? Mais je ne sais pas si les gens sont sensibles à cela et du coup, je me pose des questions, est-ce que c’est productif ? Parce que les campagnes sont prévues pour attirer et vendre…
MB Sur une dimension éditoriale très précise, très pointue par rapport à des dimensions de plus grande audience. C'est une question d'audience, je pense. Sur la question des médias plutôt et de l'internet, Instagram notamment, au regard de NOVEMBRE, comment vous l'avez construit sa part digital ?
FT Assez naturellement parce que je crois que quand on a commencé, c'était un peu les débuts, c'était un peu le moment où Instagram prenait autant d'ampleur pour les médias et cela s'est fait hyper simplement. On a créé le compte et c'est clair que maintenant on s'en sert vraiment beaucoup. Déjà c'est un outil facile, cela nous permet de faire le pont avec le magazine papier assez facilement et c'est aussi plus facile de se connecter avec des gens.
MB Tu veux dire aussi des créatifs qui pourraient intervenir ultérieurement ?
FT Exactement. Il y a beaucoup de monde, des personnes que l'on contacte, qu'on remarque comme cela parce qu'ils apparaissent dans notre réseau ou qu'ils nous contactent. Moins, car je n'aime pas trop Instagram comme moyen de communication, en tout cas c’est un moyen de découvrir des gens, c'est assez efficace, cela nous permet de faire clairement des découvertes.
MB Est-ce qu'on peut dire, comme tu le dis, que c'est aussi le lien entre les différents numéros du magazine papier, qu'il y a ce qui se passe dans un édito spécifiquement là et qu'il y a des images qui n'apparaissent que sur Instagram ? Et qu'est-ce que cela change un édito d'être pensé et composé pour Instagram ou pour le web ?
FT Oui, il y a des images faites que pour Instagram et des éditos que l'on ne fait que pour le web sur le site de NOVEMBRE, on se retrouve là et forcément il y a du making-off, des choses plus instantanées, des inspirations… J'aime bien réfléchir au fait qu'il y a d'autres possibilités, forcément il y a tout ce qui est audio, vidéo… Par exemple sur notre site, on fait de toute façon de l'image, un tout petit peu d'animation, un peu de vidéo mais c'est clair, j'aime bien garder en tête qu'il y a d'autres dimensions sur le web et qu'il ne faut pas juste faire de la photo, ce serait dommage. Trop plat par rapport à ce qu'offre la plateforme digitale. J'ai encore l'impression qu'il y a mille trucs à explorer mais qu'on n’y est pas, personne d’ailleurs. Qu’on est encore trop sur le format magazine papier pour le web, nous et les autres. Personne n'a encore trouvé la formule internet, son format spécifique. Quelque chose de vraiment étonnant, c'est rare de trouver un contenu où tu te dis « ah oui ok, ça c'est fait pour internet ».
MB Penser exclusivement dans la mode de lecture, dans la discussion, dans l'interaction des sensibilités. Mais peut-être que ça veut coller absolument à la notion de format papier, finalement ?
FT Oui, je pense que les gens qui le font viennent de la presse papier, et comme moi la première, on fait un édito sans penser autrement la sensibilité du format. Bon, je ne sais pas ce que cela veut dire édito. On dit édito, mais je ne sais pas l'origine de ce mot, peut-être qu'il faudrait le changer, je ne sais pas mais cela serait toujours une série de nouvelles images ordonnées, dans ce sens là, on peut peut-être continuer à l'appeler comme cela peut-être…
MB J'ai l'impression qu'un édito, si on se réfère à l'éditorial presse, c'est le point de vue de la rédaction sur une thématique, qui thématise précisément un sujet particulier de l'actualité et qu'en mode, ce sont des points de vue sur l'actualité de la mode recentrés, reconcentrés. Donc je pense que le mot est toujours valable mais que la forme ne l'est plus. Je trouve qu'Instagram propose finalement un morcellement, le format qui coupe, qui actualise, et qui j'ai dompte le flux. Là, ce serait un nouvel édito inconscient non verbalisé ou encore totalement décidé ?
FT Oui, je pense qu'en tous les cas, les gens y ont réfléchi, quand tu vois de plus en plus fleurir des comptes Instagram, tu te dis « oui pas mal, la manière d'avoir pensé, quant tu as coupé les images »… Il y a des trucs, après je ne sais pas si Instagram est une plateforme ? Les images restent petites, lues sur le téléphone et c'est quand même aussi très limité…
MB Tu peux zoomer maintenant, il me semble.
FT Tu peux zoomer effectivement. Mais par exemple sur internet sur ton laptop, vas voir Instagram, c'est super moche ! On dirait un vieux PC ou un OUTLOOK, donc en ce sens, pour moi je pense qu'Instagram est plus un moyen d'attirer vers notre site, là ou je pense qu’il y a matière à expérimenter parce qu'on peut faire ce que l'on veut, que l’on n'est pas obligé de faire des carrés… Nous sommes en train de le refaire, le site, parce que c'est constamment en chantier internet, c'est fou, je ne pensais pas cela avant de le faire. Je le savais mais pas à ce point que c'était aussi vivant. Quand tu fais un site il n'y aucune limite, il n'y a rien, à part peut-être le temps et les budgets mais sinon tout est possible contrairement au papier que tu imprimes. Là, cela ne s'arrête jamais, il y a toujours des nouveautés qui sortent, c'est assez grisant, en même temps vertigineux, dans le sens ou tu te dis « quand est-ce que je vais m'arrêter de travailler sur ce truc là ». Et en fait, jamais.
MB C'est autant une ruine qu'une architecture en construction ? Parce qu'il a aussi une obsolescence de la notion de site, des liens qui ne fonctionnent plus, comme une vraie fragilité du système HTML…
FT Exactement, et c'est assez fou, tu as fini le site et en même temps tu ne l'as pas fini, le webdesigner qui fait le site doit être cool, puisqu’il y a toujours un truc à rajouter, à faire…
MB Cette question t'a été posée de refondre, de repenser l'Instagram, le site, d’une entité créative ?
FT Cela dépend vraiment des clients, cela dépend de la boite mais il y en a des community managers, d'autres qui font eux même et ça se voit d’ailleurs. C'est donc souvent abordé, mais c'est un sujet qui est difficile pour moi, parce que je n'ai pas de réponse, vraiment je trouve que c'est tellement personnel Instagram, je trouve que justement le principe, de rester instantané donc singulier. C'est le principe et c'est dommage quand tu te retrouves sur des comptes de marque de créateur complètement verrouillés. Et les gens cherchent sinon des trucs libres, spontanés.
MB Un peu singulier, un peu hors des images standards ou stratégiques, l'écueil d'Instagram en somme serait qu'il devienne un site bis ? Que penses tu de Tumblr, on en en a parlé rapidement, est-ce devenu inactuel ou est-ce encore plus intime qu'Instagram ? C'est un laboratoire non ? Y a t-il toujours un intérêt particulier pour cette plateforme ?
FT J'ai l'impression que cela n'est pas fini du tout et justement comme il y a d'autre plateforme Tumblr se précise, sa fonction aussi. Les gens sont moins personnels sur Tumblr. Avant, il y avait des gens qui faisaient des journaux intimes, des choses comme cela, des trucs plutôt personnelles, maintenant ils utilisent Instagram pour cela et leur Tumblr, c'est juste leur collection d'images qu'ils aiment. Chaque outil se précise et dans ma vision, Instagram, c'est hyper perso, ce sont des selfies, des photos de soi, des déjeuners… et Tumblr, c'est tes inspirations…
MB Comme un outil d'archive, une vraie archive personnelle ? Ce que pourrait être la définition d’une collection personnelle d'images ?
FT Exactement ! Cela a pris une place et en même temps cela produit un type d'images qui est un peu discutable, notamment Pinterest dans sa façon de se diffuser, de se partager, justement. Pinterest, cela faisait longtemps que je l'avais et que j'essayais de l'utiliser et que je n'y arrivais pas. Depuis un moment, je commence à l'utiliser, en fait, très peu, juste pour quelques moodboards et surtout plutôt pour les choses commerciales. Je trouve qu'ils ont réussi dans ce sens. Ma mère connaît Pinterest alors que Tumblr, elle n'en a jamais entendue parlé. Ma sœur va sur Pinterest, chercher des idées de décoration alors que Tumblr, elle ne connaît pas non plus. Je pense que c'est leur force et il y a beaucoup d'images, bien que ce soit tellement fouillis, ce n'est pas un outil, enfin je ne sais pas trop, je suis encore partagée sur cette plateforme là, je suis en train de commencer mais je m'en sers un peu, il y a quelques trucs mais c'est moins pointu que Tumblr, je pense.
MB L'usage de Pinterest quand on écrit les articles pour Magazine et quand on cherche des images de campagnes de publicité des maisons, on se rend compte que toutes les maisons détruisent les archives que les gens construisent de leurs initiatives personnelles et que seul sur Pinterest, tu peux trouver encore ces images… mais dans un grand fouillis hyper subjectif. Par ailleurs avec une documentation qui n'est pas historique, évidemment ce n'est pas le propos de Pinterest d'être une archive, je trouve qu'effectivement Tumblr est plus riche et mais aussi plus difficile d'accès.
FT Après tu as Flickr qui est pas mal parce qu'en fait là aussi tu as la dimension de tous les gens qui ont un appareil numérique et qui mettent leur galerie on line. C'est pas mal pour trouver, soit des inspirations, soit des photographes du dimanche qui publient des rushs de leurs photos, ce n'est pas très sympa mais certains font des trucs bien. Des photographes amateurs, il y en a plein de sortes, des groupes de gens qui font des photos d'oiseaux, des trucs, des machins et ils sont intéressants, c'est encore une autre bibliothèque que j'aime bien utiliser.
MB Comment trouves-tu l'évolution du premier site digital, dazeddigital.com ? Tu le regardes ? C'était un site hyper consulté à un moment mais je m'interroge sur la pérennité de ces outils ?
FT Franchement, je le regarde quand ils mettent une image qui m'intéresse sur leur facebook, et je vais sur facebook deux ou trois fois par jour. Je ne le regarde pas de manière récurrente, cela m'arrive d'y aller parce que l'on m'a envoyé un lien… En fait, je n'ai pas beaucoup de temps pour aller sur internet, en dehors du boulot, cela pourrait être du boulot mais je vais sur Tumblr pour travailler, j'avoue que je ne consomme pas du tout d’autres sites…
MB Cela signifie que tu ne consommes pas peur de débordement, d'étouffement, de ne faire que cela ? Considères tu qu’internet a de l'influence notamment avec la rediffusion immédiate des défilés sur leur conception ? On voit bien que la diffusion d'internet a complètement remodéliser le temps du défilé, sa durée, son mode de captation et même son mode cinématographique.
FT Sa durée, ah oui ? A cause d'internet ?
MB Parce que tu peux, en terme de spectacle et d'auditoire, tu ne peux pas mettre un film qui dure 25 minutes d'un défilé, les gens ne le regardent pas. J'ai l'impression que le format, c'est 10 minutes maximum. Le mode de diffusion d'internet a réorganisé la chose…
FT Il y a une influence pour des trucs que l'on ne soupçonne pas forcément, comme par exemple les gens veulent que les photos sur l'Iphone donnent bien, donc les éclairages sont faits de telle manière, une grosse lumière blanche homogène écrase le set, après c'est surtout dans les gros défilés… pour le post Instagram - on te donne un Achtag aussi - tout le monde attend cela, les maisons. Je pense que cela a clairement influencé le regard sur la diffusion. Je ne sais pas si cela influence le défilé en lui-même, cela influence l'avant et l'après : qui sera invité par exemple. Les bureaux de presse vont inviter plutôt des personnes qui ont des plus gros comptes Instagram. Après sur le suivi et du coup si tu as posté des trucs, si ta relation est différente. Comme le rapport à la lumière effectivement, sur la photogénie qui accompagne le défilé. Tout le monde fait les photos, tu regardes un défilé mais quelque fois, je le regarde à travers le téléphone d'un mec d'à côté parce qu'il me bloque la vue, tout le monde fait ses photos ; ces photos qui sont moches et c'est un peu chiant. Mais sur le format du défilé en lui-même, je crois que je ne le sais pas, parce que j'ai commencé à aller au défilé quand j'avais déjà internet.
MB Le temps du défilé, c'est le temps d'une démonstration tellement dédiée au spectaculaire et à la photogénie ; c'est le moment rêvé, il n'y a pas de moment plus clair que ça pour cette collection, les bons mannequins, la bonne coiffure, le bon ordre, le bon styling a priori. Je pense qu'en terme de point de vue, cela change vraiment les choses sur la manière de faire défiler les mannequins. Dans la façon d'organiser les circuits où tu peux faire des retours tu le vois bien…
FT Oui en cela ça a changé, il y a beaucoup de défilé où les mannequins s'arrêtent. A la fin, elles restent 10 minutes comme cela, les gens prennent des photos avec elles en selfies tandis qu'avant c'était une boucle et puis rien. En plus, ils ont des mannequins connus, les gens sont trop contents parce qu'ils peuvent vraiment se photographier, faire une belle photo avec un mannequin connu pour leur Instagram, mieux qu’un truc de loin.. C'est une vraie incidence, en tout cas, si c'est pas de l'internet, celle du réseau et de la diffusion, c'est vrai qu'il y a deux niveaux, c'est pas forcément la plateforme mais les modes de diffusion, orchestrés.